Obtenir de nouveaux sens

Peut-on arriver à sentir, voire toucher des phénomènes généralement imperceptibles, comme l’infrarouge ? C’est à cela que sont parvenus des chercheurs de l’université de Duke en Caroline du Nord. Avec des rats, il est vrai. Le directeur du projet était Miguel Nicolelis (Wikipedia), vieux routier de la fusion homme-machine et auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, Beyond Boundaries.

Dans un premier temps, les sujets ont été soumis à une expérience « normale ». Dans un espace circulaire se trouvaient trois sources de lumières distinctes que le rat devait apprendre à toucher avec le nez pour être récompensé par un peu d’eau. Lorsque les cobayes ont réussi à effectuer correctement cette tâche, on a remplacé les lumières par des spots infrarouges, spectre que ces animaux sont incapables de percevoir.

Parallèlement, on branchait des électrodes sur les zones du cerveau gérant les poils des moustaches, un organe sensoriel extrêmement important chez les rats. Ces rongeurs évoluent en effet plutôt dans des environnements nocturnes et n’utilisent guère la vision pour se déplacer. En revanche, lorsque leurs moustaches touchent un objet, ils perçoivent un obstacle et s’orientent en fonction de ce ressenti.

Il a tout de même fallu quatre semaines pour que les rats s’adaptent à leur nouveau « sens ». Mais à la fin de l’expérience, les cobayes étaient en mesure de se diriger vers les sources d’infrarouge pour recevoir leur récompense (vidéo).

Les chercheurs se sont ensuite demandé si le nouveau type de perception avait remplacé l’ancien et si les neurones répondant à la stimulation infrarouge avaient cessé de réagir aux signaux plus classiques envoyés par les poils de moustache. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Autrement dit, les rats avaient réussi à étendre leur champ perceptif sans pour autant perdre leurs capacités habituelles.

Demain, des membres artificiels « sensitifs »

Il importe de situer ces travaux dans leur contexte. Ils s’inscrivent en effet sur deux axes de recherche distincts, que Nicolelis synthétise en les dépassant. Le premier est celui du contrôle du cerveau animal. Le second concerne la création de nouveaux sens et perceptions, ce qui met en jeu la neuroplasticité, la capacité de notre cerveau à se transformer.

On sait depuis longtemps agir sur le cerveau d’un animal via des électrodes. On a très vite compris qu’on pouvait par leur intermédiaire obtenir un contrôle très fin de certaines parties du cortex moteur. Dès 1963, un scientifique espagnol, José Delgado s’était montré capable d’arrêter un taureau en pleine charge via une télécommande reliée à des électrodes implantées dans le cerveau de la bête.
De plus, ce n’est pas la première fois que les moustaches d’un rat servent de support à une tentative de manipulation du cerveau. C’est sur ce même principe que fonctionnait le « roborat » réalisé en 2002 au centre médical de l’université de New York. Dans ce cas, on utilisait les zones cérébrales liées aux moustaches pour tromper le rat en lui faisant sentir des obstacles imaginaires, ce qui permettait de le diriger à volonté, le faisant tourner à droite, à gauche, aller tout droit. On remarquera que cette étude avait été financée par la Darpa et on imagine aisément les applications militaires d’une telle technologie (vidéo).

Mais l’essence de l’expérience de Nicolelis et son équipe est différente. Il ne s’agit pas de contrôler un animal, mais bel et bien de lui offrir un nouveau sens.

Ce qui nous amène au second axe. On ne peut bien sûr s’empêcher de penser aux « body hackers » qui s’implantent des puces dans la peau pour ressentir les champs magnétiques. Toutefois, là encore, l’approche reste externe. Peut-être le cerveau se reconfigure-t-il avec l’usage de tels implants, mais on n’en sait rien : on ne touche pas à la structure fondamentale du cerveau. Ici ce que fait Nicolelis permet de tester les limites de la neuroplasticité. Une fois de plus, c’est une vieille histoire. Dès 1969, Paul Bach-y-Rita avait démontré qu’il était possible de restructurer le sens du toucher des aveugles pour les autoriser à « voir ». Il avait pour cela créé une espèce de chaise munie de picots, reliée à une caméra qui permettait au patient de « voir en braille » l’image projetée dans son dos. Bach-y-Rita démontra à cette occasion que les aires cérébrales consacrées au toucher dans le cerveau s’étaient adaptées pour intégrer la nouvelle expérience.

Ici Nicolelis et ses collègues se sont montrés capables de procéder au même type de « substitution sensorielle » sans passer par les organes des sens, mais en activant directement les zones associées du cerveau.

Ce genre de travail concernera-t-il un jour tout un chacun ? Pas avant longtemps, probablement. En effet, la technique est « invasive ». Autrement dit, il faut ouvrir la calotte crânienne pour implanter des électrodes, ce qu’on ne peut, évidemment, infliger à des membres de notre espèce dans le cadre d’une expérience. La plupart du temps, quand ce procédé est employé sur des patients, il s’agit de sujets atteints de maladies neurologiques graves (comme certaines formes d’épilepsie) nécessitant le recours à la neurochirurgie. Avec l’accord express des personnes, on peut alors utiliser la période du traitement pour effectuer certains tests.

Pour autant les travaux de Nicolelis n’appartiennent pas exclusivement à la recherche fondamentale. Ils pourraient aider des gens atteints de handicaps profonds comme les tétraplégiques et permettre l’élaboration de nouveaux types de prothèses. Celles-ci ne se contenteraient pas de répondre à une injonction motrice du cerveau, mais également d’envoyer des signaux à ce dernier comme un véritable membre. Cette expérience entre d’ailleurs dans le cadre du projet « Walking Brain » cofondé par Nicolelis, qui vise – rien de moins – que la création d’un exosquelette entièrement piloté par le cerveau.

Rémi Sussan

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  1. Le hasard fait que, lisant l’article, je lisais en parallèle la récente réédition de l’ouvrage de Peter Singer, « La libération animale », et plus particulièrement le chapitre 2, « Outils de recherche », où Singer rapporte minutieusement un certain nombre de recherches menées, des années 60 aux années 90 (date de la parution en anglais de l’édition la plus récente de son livre), sur des animaux, études pour la plupart financées par les différentes « branches » de l’armée des Etats-Unis.
    Il est étonnant et désespérant de constater que, vingt ans plus tard, et faisant pièce aux prévisions optimistes de Singer, de telles études continuent à être menées, aux frais des contribuables. Comme le souligne Singer, se poser la question de la pertinence d’études comme celles-ci, quand on n’est pas, comme moi, un scientifique, implique une immédiate levée de boucliers de scientifiques évidemment mieux à même de définir leur propre objet de recherche, ce à quoi Singer répond avec bien plus de pertinence que je ne saurais le faire (je vous renvoie donc à son livre).
    Mais un simple mortel peut quand même s’interroger sur l’intérêt scientifique d’implanter des électrodes dans le cerveau d’un rat, ce qui, certes, semble beaucoup moins douloureux pour l’animal que certaines des expériences décrites dans « La libération animale » : à quoi cela sert-il « d’offrir un nouveau sens » à un animal ? Est-ce que cela a un intérêt pour notre propre espèce ? « Pas avant longtemps, probablement » répond l’article. C’est exactement ce que dénonce Singer : personne n’interroge avant ou après la validité des expériences menées. Le « au nom de la science » tient lieu d’alpha et d’omega sur la réflexion critique, au nom du spécisme, la notion fondamentale exposée par Singer dans son livre.
    Le petit film proposé est un modèle du genre, où on voit un professeur au sourire bienveillant, et son étudiant, un jeune asiatique lui aussi bienveillant (il caresse le pauvre rat dans un couloir d’hôpital, ce qui laisse perplexe sur la rigueur du protocole d’expérimentation, mais, bien entendu, il s’agit d’une publicité). Sur un moniteur, on voit le professeur bienveillant que « voit » le rat : mais ce n’est pas le rat qui voit, c’est une caméra fixée sur lui. A mon sens, la confusion est savamment entretenue : si on peut « donner à voir » ce que voit le rat, alors l’étude a un quelconque intérêt. Mais ce n’est pas vrai, c’est une machine qui filme.
    J’ai vainement cherché dans le cours de l’article une allusion aux souffrances endurées par le rat, sauf erreur, il n’y en a pas. Comme le dit Peter Singer dans sa préface, beaucoup a été fait pour la condition animale, mais le chemin est encore long : la preuve.