Sortira-t-il autre chose que des « Crottbjets » de nos imprimantes 3D ?

Justin Pickard (@justinpickard) est écrivain, futurologue « gonzo » au sein du collectif de designers Superflux et doctorant au Steps, un centre de recherche international sur les facteurs sociaux, technologiques et environnementaux de la durabilité. Sur la scène de Lift (vidéo), il est venu parler de l’impression 3D, pour tenter de renverser notre perspective sur le phénomène technologique du moment.

L’impression 3D, on en a beaucoup parlé dans les médias comme une nouvelle tendance capable de tout transformer sur son passage, rappelle le jeune futurologue. Pour la science-fiction, elle est le réplicateur de Star Trek, ce synthétiseur capable de convertir l’énergie et la matière pour matérialiser n’importe quel objet. Pour The Economist, elle est l’incarnation de la troisième révolution industrielle à venir, celle d’une nouvelle forme de fabrication décentralisée. Le sujet a l’oreille du président américain qui l’a même évoqué dans son discours de l’Union. Au Royaume-Uni, le conseil de la stratégie technologique et ses centres d’innovation (le programme Catapult) a inscrit l’impression 3D comme technologie de pointe dans laquelle la recherche britannique devait investir. Les grandes entreprises l’utilisent depuis longtemps pour faire du prototypage, quant aux petites entreprises, nombreuses tentent désormais de l’utiliser pour développer des services.

L’impression 3D est encore chère, bien plus chère que nos imprimantes de bureau. Elle demeure encore réservée aux innovateurs, aux adopteurs précoces. C’est encore une technologie d’anticipation assez imparfaite dans les objets qu’elle produit. Dans sa synthèse des tendances 2013 publiée avant noël, The Atlantic a recommandé de « célébrer l’imprimante 3D pour l’imagination qu’elle favorise déjà, pas pour la perturbation qu’elle pourrait amener un jour ». Comme le disait encore plus récemment le magazine, l’impression 3D n’est peut-être pas le remède à la délocalisation de la fabrication que le président cherche.

Justin Pickard sur la scène de LiftImage : Justin Pickard sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Et effectivement, pour Justin Pickard, il faut célébrer et regarder ce que l’impression 3D permet dès à présent, ce qu’elle fabrique aujourd’hui plus que ce qu’elle transformera demain (et pour cela nombre de sites et blogs sont disponibles comme 3ders, On 3D printing, la catégorie 3D Printing de Make Magazine, le blog d’i.materialise, Fabbaloo et le blog Design de Wired…).

L'un des étranges foetus de Jorge LopesJustin Pickard choisit d’attaquer par des objets étranges, comme ceux trouvé à l’exposition itinérante 3D Print Show, notamment l’inquiétant Foetus Project de Jorge Lopes Dos Santos, étudiant au Royal College of Art. Un projet qui consistait à rematérialiser les images de foetus obtenues par échographie, pour leur donner une matérialité. « Qu’est-ce que ces objets nous font ressentir ? Ils évoquent assurément plus les masques funèbres de l’époque victorienne qu’un bébé à naître. Pour beaucoup de visiteurs, cela peut paraître vulgaire, désagréable, offensant, sombre… Les foetus ont l’air morts. Il y a derrière ce projet artistique un contexte culturel que la seule matérialisation des données n’explique pas », estime Pickard.

« En tant que designer, une grande part de l’anxiété que génère l’impression 3D est liée à la désintermédiation du design. La possibilité pour chacun de concevoir et fabriquer ses objets n’annonce-t-il pas la disparition du design ? » C’est aussi ce qu’on entend quand on écoute les vidéos promotionnels de Shapeway ou de Markerbot. Les journaux évoquent les peurs qu’inspirent la possibilité d’imprimer une arme avec ces machines. D’autres, le piratage d’objets existants, de leurs plans, la possibilité de les reproduire sans fin… étendant le partage des objets culturels au monde physique. Désormais chacun peut, comme Golan Levin imprimer ses propres Lego et même créer des pièces qui n’existent pas, comme c’est le cas avec le kit de construction universel

« Mais quelles sont aujourd’hui les motivations des gens à utiliser l’impression 3D ? Que fabriquent-ils avec ? La mode issue des imprimantes 3D existe et invente beaucoup d’objets étranges. Andrew Rutter, le fondateur de Type A Machines, parcourt les Maker Faire avec un étrange chapeau en plastique fait de polygones depuis une imprimante 3D, comme l’étrange prêtre d’une nouvelle ère » (voir le chapeau en question dans cette vidéo).

« Derrière la la ruée vers l’or de l’impression 3D, peut-être faut-il s’attarder sur les Crottbjets (Crapjects), ces objets de merde, inutiles, ce spam « physique », que l’Institut pour le futur expliquait être une partie de l’avenir de la Fabrication ouverte« . Peut-être que l’impression 3D n’en est pas encore au stade de la fabrication d’objets utiles, suggère Pickard. « Que va-t-on faire des répliques de nos propres têtes en plastiques ? »

Pour le designer austro-américain Victor Papanek (Wikipédia), critique des produits inutiles du XXe siècle, faire de la conception une discipline indépendante a toujours été une mauvaise idée, rappelle le futurologue gonzo. « Or, quand on parle du design, on pense toujours aux grands designers, à ces auteurs uniques. On se focalise sur les accomplissements de ceux qui ont eu un impact sur la culture de consommation. Mais le design industriel et le design de produits sont nés dans les années 50, un contexte très lié à la production de masse, qui nourrissait un appétit insatiable pour une croissance sans fin. »

Le design ne va pas disparaître demain avec la désintermédiation du designer, estime Justin Pickard. Mais son rôle va devoir se recomposer à mesure que la création va s’ouvrir aux amateurs. Demain, le design sera-t-il un garant de qualité ? Qui sera responsable si la chaise que vous fabriquez pour vos amis se casse ? Les designers vont-ils devenir les examinateurs des produits créés par tous, pour les rendre plus solides, plus sûrs, plus beaux ou plus utiles ?

La Filabot qui permet de recycler ses objets plastiques en filL’économiste William Stanley Jevons, énonçait qu’à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer. C’est le paradoxe de Jevons. Que se passera-t-il quand il s’appliquera à l’impression 3D ? Filabot est une machine qui permet de recycler les objets en plastique pour produire le fil plastique utilisé pour imprimer de nouveaux objets. Un outil qui permet de démultiplier l’utilisation du plastique, sans gaspillage ni culpabilité, et tisser une nouvelle relation avec les matériaux.

Crayon Creatures : transformer un dessin en créature« Pour l’instant, l’impression 3D est encore maladroite. Il n’y a pas d’utilisation évidente ni de killer application. Les chapeaux en plastique n’attireront pas les investisseurs. Le pouvoir de l’imagination est incroyable, mais sera-t-il suffisant pour rendre l’impression 3D mainstream et dépasser les objets de jeu ou d’apprentissage qu’ils représentent pour l’instant », comme l’excellent Crayon Creatures, qui permet de transformer les dessins d’enfants en objets. Que se passe-t-il quand les enfants jouent avec la conception assistée par ordinateur, quand la créativité n’est pas limitée par des structures, des logiciels, ou que la vitesse de transition entre la conception et le produit final permet de garder l’attention des enfants ? « La façon de concevoir des objets via ces machines change notre façon d’interagir avec nos mains ». Mais, souligne Justin Pickard, « c’est une accélération des processus en cours plutôt qu’un changement majeur ».

« Qu’est-ce que change le passage du métier à tisser traditionnel au métier à tisser réalisé avec une imprimante 3D ? Est-ce seulement de proposer un objet moins cher ? » Justin Pickard oublie-t-il de voir que ce métier à tisser à imprimer chez soi ne nécessite aucune compétence technique ou presque, hormis de savoir régler son imprimante ? Le fabriquer en bois par exemple, même depuis des modèles préexistants, ne réclame pas seulement une machinerie plus importante, mais également une plus grande variété de compétences. Avec l’impression 3D, n’arrive-t-on pas une simplification extrême, qui ne consiste plus qu’à assembler des pièces ?

« Pour arriver à extraire le meilleur de l’impression 3D, il va d’abord falloir nous perdre dans les crottjets ! », conclut Pickard. Nos magasins en sont déjà pleins, concède-t-il, mais ne croyons pas que ce qui va sortir de l’impression 3D sera plus intelligent. Au contraire, l’impression 3D pourrait bien démultiplier les objets inutiles et jetables… plutôt que de réaliser un monde meilleur.

Autant le dire, l’analyse de Pickard était stimulante, parce qu’elle changeait de la révérence à l’impression 3D qu’on entend habituellement. Reste qu’on mesure mal encore quelle est la part de crottbjets et quelle est la part d’objets utiles issus de l’impression 3D. Car, il me semble que contrairement aux exemples mis en avant, l’essentiel des produits issus de l’impression 3D sont avant tout des pièces mécaniques, des rouages de dispositifs avant que d’être des objets inutiles.

Reste que Pickard a raison, l’artisanat en plastique issu des imprimantes 3D ne suffira probablement pas à créer du désir. Les robots Cubify ne sont pas encore des Playmobils. Et les complexes structures de plastiques produites depuis des imprimantes 3D que l’on trouve dans certains magasins d’objets nous semblent formuler des délinéaments peut-être plus étranges que désirables.

Hubert Guillaud

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  1. Une technologie dépend aussi de ce qu’on envisage d’en faire. N’hésitons pas à la tirer du côté des utopies, au sens positif (et politique) du terme : http://yannickrumpala.wordpress.com/2013/01/19/les-nouvelles-technologies-peuvent-elles-amener-des-utopies-politiques/
    (Le blog propose un texte plus long en pdf : http://yannickrumpala.files.wordpress.com/2013/01/rumpala-limpression-tridimensionnelle-comme-vecteur-de-reconfiguration-politique-dec-20122.pdf ).

  2. Evidemment, le geek est bricoleur… Mais pas toujours philosophe !
    Le fantasme de la fin de l’aliénation par le travail, la satisfaction de nos besoins (autarcie technologique) par la production de tous les objets de notre quotidien… Un joli rêve remisé à des productions inutiles… Ne serait-ce pas la faute de l’outil qui conditionne nos inventions ?
    Dans une lointaine liste de noël, j’avais osé aborder l’impression 3D (http://www.angrymum.fr/liste-de-noel-le-cadeau-des-geeks-bricoleurs/) et des dérives prévisibles.
    Merci encore pour votre article ! J’adore le Crapjects, un concept plein d’avenir…

  3. C’est exactement ça, les imprimantes 3D sont une solution à un problème que l’on a pas ! Même si la réserve de Hubert Guillaud est certainement juste, je suis aussi très sceptique sur l’avenir de l’imprimante 3D. C’est une innovation technologique fondamentale, je l’entends. De fait, tous les discours sur le bouleversement des moyens de production, puis de consommation seraient pleinement justifiés (ils le sont malgré tout dans une certaine mesure) si on avait effectivement pas tendance à oublier qu’il s’agit (jusqu’ici) de produire des objets en plastique médiocres. Je n’ai pour ma part que très peu d’objets en plastique et surtout je les détestes et ne veux surtout pas en avoir plus. Et j’ai beau chercher, je vois vraiment pas ce que je pourrai imprimer. Un clip promotionnel populaire (ici : http://vimeo.com/12768578 ) propose d’imprimer un verre. Là OK, c’est cool. Mais pas en plastique… On fait peut-être aussi trop d’analogies avec l’impression 2D sur papier. En dehors du procédé, ça n’a pas grand chose à voir. Je ne connais pas les chiffres, mais je parie que les ventes d’imprimantes papier sont en chute. Elles étaient un outil pertinent dans une période intermédiaire pour faire le lien entre l’arrivée massive de la production numérique (textes/photos) et un monde fonctionnant encore largement sur le « tangible ». Aujourd’hui les raisons d’imprimer sont déjà beaucoup plus rares. Et l’imprimerie du quartier remplit pour cela parfaitement sa fonction. Alors oui, ce serait formidable si demain il y avait en plus une imprimante 3D qui imprime autre chose que du plastique. D’accord aussi pour des imprimantes 3D dans les écoles, c’est à coup sûr un outil d’apprentissage formidable. OK pour des fablab. OK pour les artistes « plasticiens » qui y trouveront beaucoup d’intérêts à n’en pas douter. Et ça fait déjà pas mal il est vrai, mais on a aujourd’hui pas de raison de croire que demain chacun aura une imprimante 3D.
    D’ailleurs, on peut pour 40 ou 50€ avoir une imprimante à pain ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Machine_%C3%A0_pain ) : on met de la poudre magique, on appuie sur un bouton et on à un pain parfait. Pourquoi tout le monde n’a pas une imprimante à pain chez soi ?

  4. Bien sûr, si on ne regarde que les crottjets produits ici ou là par des geeks dans des « fab labs », on ne peut que douter de l’intérêt de cette technologie. Mais je pense que l’auteur oublie une partie essentielle de ce qui est fait, aujourd’hui, avec la fabrication additive, et des projets en cours, que ce soit dans le domaine industriel, médical, ou autre.
    L’engouement sans bornes de certains pour cette technologie en dégoûte d’autres, c’est tout à fait compréhensible. Mais un peu de sang-froid serait le bienvenu.
    Pour ceux qui veulent avoir une synthèse – abordable d’un point de vue technique – des atouts, perspectives mais aussi des freins liés à cette technologie, je recommande la lecture de cet article: http://www.heinrich-consultant.fr/conseil/impression-3d-enjeux/