Pouvons-nous comprendre « la sagesse des foules » si nous ne savons pas comment fonctionnent les comportements collectifs ?

Le rôle fondamental des meutes, des essaims, des foules, est, depuis ses débuts, le paradigme (certains diraient le mythe) fondateur de l’internet. Aussi n’est-il pas étonnant que les articles sur les intelligences collectives décentralisées se renouvellent souvent dans mon (bientôt défunt) Google Reader. Mais tout de même, certaines semaines sont plus riches que d’autres. Ces derniers jours, on a vu paraître un texte très complet d’Ed Yong sur la science de ces systèmes dans Wired  ; et l’ébauche – peut-être ? – d’une première application pratique.

L’article de Wired a pour titre, en toute modestie, « Comment les essaims vont nous aider à combattre le cancer et prédire le futur ». Une large part du texte est consacrée à des aspects historiques qu’il est bon d’avoir en mémoire. Ainsi, nous avons déjà fréquemment parlé du Jeu de la Vie dans Internet Actu (par exemple ici), et peut-être connaissez-vous aussi les boids de Craig Reynolds, cette simulation de vols d’oiseaux ou de bancs de poissons fonctionnant à partir de règles décentralisées très simples. Ces travaux sont maintenant assez anciens (Conway a proposé le Jeu de la Vie en 1969, et Reynolds a créé les boids en 1986).

Nous ne comprenons toujours pas très bien comment fonctionnent les essaims

Toutefois, l’article de Wired se focalise sur des travaux moins connus, comme ceux de Iain Couzin, qui étudie le comportement animal collectif à l’université de Princeton. Alors que beaucoup de scientifiques ne s’intéressent aux collectifs qu’à travers des simulations d’ordinateurs, Couzin étudie, lui, de véritables colonies animales pour essayer d’en extraire les principes de fonctionnement. En entomologiste, il s’est notamment penché sur les sauterelles.

Les recherches de Couzin sur ces bestioles nous montrent que les moyens pour créer un « système collectif » peuvent être variés, et que les méthodes utilisées ne sont pas toujours angéliques.

Pour répondre à la question de savoir comment se constitue une nuée de sauterelles, il a placé les insectes dans une arène et s’est aperçu qu’à un certain niveau de densité, les sauterelles se rassemblent en plusieurs petits groupes. Puis, elles se mettent à se déplacer à l’unisson « comme une armée en marche ». Comment se déroule ce changement de phase ? Couzin l’a détecté lorsqu’il a réalisé qu’il lui était difficile de compter le nombre de sauterelles situées dans l’arène. En fait, la population semblait fluctuer. Après observation, il a remarqué que si l’un des insectes s’approchait trop d’un autre, il était mordu. Les imprudents qui se frottaient trop souvent à leurs compagnons finissaient intégralement dévorés (d’où la difficulté à évaluer précisément leur nombre !). « Le cannibalisme et non la coopération causait l’alignement de l’essaim ».

Les mécanismes diffèrent selon les espèces. Ainsi, dans le cas de certains bancs de poissons argentés, la lumière joue un grand rôle. Ces animaux, effrayés par les prédateurs, préfèrent les eaux sombres, où ils peuvent se cacher plus facilement. On a longtemps pensé que les bancs se constituaient parce que les membres du groupe tendaient à migrer vers ces zones. Mais Couzin a découvert que la technique utilisée était beaucoup plus simple. En fait, les poissons ne savent pas se diriger. Leur unique règle étant de « ralentir quand la lumière diminue ». C’est ce choix unique, effectué par chacun des animaux du banc, qui parvient à générer un collectif.

Résoudre les « algorithmes collectifs »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un même phénomène de « horde » peut découler de causes totalement différentes. Cela pose, selon Yong, la question des mécanismes évolutifs amenant à la création des collectifs. Les biologistes connaissent bien la notion d’évolution convergente, précise-t-il : un même organe peut être recréé à l’identique dans plusieurs espèces, sans pour autant qu’il existe la moindre filiation entre elles. Par exemple, l’œil est apparu plusieurs fois, indépendamment, dans l’histoire du vivant. Mais là, il faudrait parler, nous dit Yong, d’une « évolution convergente des algorithmes ». Pour des raisons disparates, avec des mécanismes spécifiques, une même structure collective se retrouve adoptée par de nombreuses espèces.

Cela pose, nous explique-t-il encore, le problème des fondements théoriques de la science des foules. Y aurait-il une espèce de « monde platonicien » des algorithmes collectifs, un ensemble de principes d’ordre mathématique à l’origine de toute cette variété de phénomènes ? Ce n’est apparemment pas l’opinion de Couzin.

« Je serai très prudent quant à l’idée selon laquelle il existerait une théorie sous-jacente susceptible d’expliquer tant les marchés financiers que les systèmes neuronaux ou les bancs de poissons », dit-il. « Ce serait relativement naïf. Il est dangereux de penser qu’une équation pourrait correspondre à l’ensemble des phénomènes. La physique prédit les interactions entre les sauterelles, mais le mécanisme se manifeste via le cannibalisme. Les mathématiques n’ont pas produit la biologie ; c’est la biologie qui a généré les maths. »

Contrairement à ce qu’annonçait son intitulé, l’article de Wired ne contient guère d’information sur la guérison du cancer ou la prédiction du futur (ah ! La nécessité de trouver un titre accrocheur !), mais il ne pouvait manquer de mentionner l’application la plus pratique de ce genre de travaux : la création de meutes de robots capables de se coordonner pour mener à bien une tâche précise. Yong donne quelques exemples d’expériences effectuées dans ce domaine, mais est obligé de constater qu’aucune d’entre elles ne se montre extraordinairement efficace.

Ce qui nous amène à l’autre nouvelle publiée ces derniers jours, concernant les travaux du docteur Roderich Gross avec des « essaims de robots ». L’information a fait le tour du web « geek », mais pas seulement, la presse généraliste internationale s’en est emparée, par exemple l’India Times ou le Telegraph, avec le titre, lui aussi accrocheur : « les essaims de robots pourraient devenir les serviteurs du futur ». Toutefois, les collectifs robotiques ne sont pas non plus une nouveauté, nous en avons parlé à moult reprises (par exemple ici). Pourquoi celle de Gross semble-t-elle impressionner un peu plus le grand public ? Peut-être parce que sur la vidéo publiée à cette occasion, on voit ces machines enfin servir à quelque chose. Elles se montrent capables de porter un objet sur une courte distance et éviter un obstacle.

L’essaim de Gross fonctionne avec des règles très simples : lorsqu’une des machines découvre un de ses congénères, il s’associe avec lui. Sinon, il continue à errer.

La vidéo publiée par l’université de Sheffield montre un tel essaim de robots capable de se regrouper pour « pousser » une boite bleue jusqu’à proximité d’une corbeille rouge. Lorsqu’ils aperçoivent cette dernière via leur caméra intégrée, ils arrêtent de pousser.

Pour Gross l’enjeu est de permettre la création de robots qui seraient dépourvus de mémoire interne, voire d’unité de calcul. Cela permettrait selon lui de préparer la venue de « nanorobots » qui circuleraient dans notre corps, et qui, de par leur taille minuscule, ne pourraient embarquer avec eux beaucoup de ressources.

La vidéo est intéressante, mais pas de quoi être convaincu des possibilités d’applications pratiques avant un certain temps. Les travaux de Roderich Gross ne me semblent pas assez avancés pour conclure que le « mur » qui bloque le domaine de l’intelligence collective depuis un certain temps ait été franchi. Force est en effet de reconnaître que toutes ces recherches, qui ont débuté il y a une vingtaine d’années ou plus, ont tendance à patiner un peu, comme nous l’avons déjà remarqué à plusieurs reprises (voir « La vie artificielle, 20 ans après (1/4) : entre la machine et le vivant » et « Vie artificielle : le bilan »).

Paradoxalement, alors que la sagesse des foules devient un lieu commun des milieux high-tech, les travaux théoriques sur la question semblent rencontrer quelques difficultés. Apparemment, nous ne comprenons pas encore bien la nature de ces essaims, malgré la puissance de nos simulations. C’est pourquoi il est peut-être nécessaire de revenir à l’étude de la nature, et les recherches de biologistes comme Couzin seront peut-être indispensables encore longtemps.

Rémi Sussan

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