Quelle est la dernière photo prise avec votre téléphone ?

Depuis hier, vous entendez partout parler de l’achat par Microsoft de l’ex-numéro 1 mondial de la téléphonie mobile, le finlandais Nokia. Achat relativement peu onéreux : 5,4 milliards d’euros. Et vous avez sûrement entendu que ce prix peu élevé s’expliquait parce que Nokia était sur le déclin, n’avait pas su prendre le tournant du smartphone, et de la place de la photo dans la téléphonie mobile. « La place de la photo dans la téléphonie mobile » qu’est-ce que cela signifie ?

Une jolie vidéo m’est récemment arrivée. Elle met en scène des quidams interrogés dans les rues de San Francisco, des quidams à qui on demande quelle est la dernière photo qu’ils ont prises avec leur téléphone portable. Un gros monsieur a pris un cactus en fleur dans son jardin, un jeune hipster a photographié un crabe écrasé sur une plage où il passait un week-end avec des amis, une vielle dame montre la tombe de son mari où elle est allée se recueillir avec son fils et son petit-fils, un homme a envoyé à un ami la photo d’un emballage pour l’informer du modèle de la machine qu’il venait d’acheter, un jeune homme décrit la photo d’un immense building de Las Vegas où ils est arrivé après 4 jours de voiture, un avocat montre une photo du bureau où il travaillait de nuit avec ses collègues, photo qu’il a envoyé à sa femme pour bien lui montrer qu’il travaillait, un jeune garçon celle d’un panneau qui l’a amusé dans une rue, une jeune femme d’une strip-teaseuse dans un club voué à une fermeture prochaine, un homme d’un amour d’une nuit, un autre d’un SDF assis à faire la manche qui l’a fasciné, sans qu’il ne comprenne pourquoi…

« What’s The Last Photo On Your Phone ? » from shwizle on Vimeo.

Ce qui frappe, c’est que chaque photo a une histoire (ce n’est donc pas parce qu’on prend des photos facilement qu’elles n’ont pas de sens) ; ce qui frappe aussi, c’est l’émotion en général à l’évocation de cette histoire, mais c’est surtout le caractère très souvent réflexif de ces photos. Bien souvent, elles ont été prises pour soi. Ca n’a l’air de rien, mais c’est une évolution de paradigme dans notre usage des technologies, une évolution que deux sociologues françaises, Laurence Allard et Joëlle Menrath, ont identifié dans une étude ethnographique menée récemment pour la Fédération Française des Télécoms. Elles notent que le téléphone, surtout par la photo, est devenu un lieu d’inscription de notre intimité, un support privilégié de notre vie intérieure, qu’il est devenu ce que Michel Foucault appelait une « technologie de soi » (au même titre que le calepin, le journal intime ou le carnet de voyage).

Le tournant qu’a raté Nokia au milieu des années 2000 n’est donc pas seulement un tournant économique ou technique. C’est un tournant quasiment anthropologique. Nokia n’a pas compris – n’a pas anticipé – que le téléphone portable ne servirait plus seulement à téléphoner. Nokia n’a pas compris que son slogan Connecting people était réducteur, qu’il ne s’agit plus seulement aujourd’hui de connecter les gens entre eux, mais de les connecter à eux-mêmes. Et rater un tournant aussi important, dans le monde des technos, ça ne pardonne pas, malgré tous les efforts consentis depuis, notamment en matière de photo.

Pour l’anecdote, je suis allé voir la dernière photo que j’ai prise avec mon téléphone portable. C’est assez intéressant. C’est une photo de ma poche, prise dans ma poche, par inadvertance. C’est donc noir, désespérément noir. Ce qui, en termes d’inscription de l’intériorité est assez inquiétant. Mais c’est une autre histoire.

Xavier de la Porte

Désormais, retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive à 8h45 et sur son blog (RSS).

Ces chroniques succèdent aux lectures de la semaine de l’émission Place de la Toile qui continue sur France Culture, chaque samedi de 18h10 à 19h et qui vient de faire sa rentrée sur le thème de l’ordinateur de demain en compagnie de Wendy MacKay, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche en informatique et automatique (Inria), directrice du laboratoire inSitu et spécialiste de l’interaction homme-machine, de Jean-Baptiste Labrune, chercheur affilié au MIT de Boston et au Bell Labs en France, et de Daniel Estève, directeur de recherche au CEA où il dirige le projet Quantronic, projet d’ordinateur quantique…

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