Transmedia, de la rébellion à la récupération

Le « transmedia« , mot à la mode dans les milieux numériques, et son géniteur, le jeu à réalité alternée, ont-ils été détournés de leur mission originelle, la subversion, la remise en cause de la réalité consensuelle ? C’est ce que pense Joseph Matheny, qui peut être considéré comme l’inventeur du domaine. Un récent post publié sur le blog du journaliste Nicholas Belardes, dénonce avec virulence la récupération du transmedia par les entreprises et les agences de publicité. Ce n’est pas la première fois que Matheny se plaint de cet état de fait. Mais il exprime dans ce post toute l’étendue de sa déception.

« (Le transmedia) a commencé comme un style LITTERAIRE, quoi que prétendent tous les imposteurs et ceux qui ont pris le train en marche, et je peux vous dire qu’il n’a jamais été conçu comme un truc de marketing. Sans le moindre doute, cela ne faisait pas partie du plan. Le Transmedia et son prédécesseur immédiat, le jeu à réalité alternée, sont des hybrides de la narration traditionnelle littéraire, de celle du jeu vidéo, de l’interaction Web et des jeux de rôle grandeur nature. L’intention initiale était d’élargir et d’ouvrir le processus de narration à des médias se situant en dehors des plates-formes d’édition traditionnelles, c’est-à-dire la combinaison texte / images.C’était en partie du Borges, en partie du George Coates, en partie The Game (le film avec Michael Douglas) et en partie d’autres choses. »

Dans un article publié dans un autre blog, the eyeless owl, il précise :

« Parmi les premiers médias numériques, certains des plus efficaces ont été produits par les amis de Robert Anton Wilson, William S. Burroughs, Kathy Acker, et d’autres porte-drapeaux de la non-conformité, mais on aurait du mal aujourd’hui à retrouver cette influence en dehors de l’esthétique et de la simulation. Vous pouvez énumérer une myriade de projets intéressants qui sont actuellement en travaux, mais en gros, la cohésion, la vision, la maîtrise et la passion présents dans les premiers jours ont disparu de la terre sous le poids de l’influence des entreprises, l’autopromotion et de la médiocrité. »

« Ce qui était autrefois le domaine ludique des professionnels et des amateurs passionnés est devenu un terrain de chasse soigneusement conçu pour les adeptes du marketing, les propagandistes, les universitaires et les intérêts des médias. L’État pirate de Burroughs est devenu un terrain vague de publicité vide et privé de son esprit pionnier pour des profiteurs et des experts menés par leur ego. »

Les origines du transmedia

photoPeu de gens connaissent Joseph Matheny. L’influence de la contre-culture sur les débuts du net est désormais admise, suite à la publication du livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, essentiellement consacré à Stewart Brand. D’autres personnages méritent cependant l’attention. Matheny a ainsi joué un rôle important à l’aube de l’internet, lorsque celui-ci était encore profondément lié aux idées post-hippies, en popularisant (et probablement en créant) le premier « mythe électronique », celui des « Incunabula papers ». Les origines exactes du mythe sont imprécises, comme toujours. Il s’agit d’un ensemble de documents qui ont circulé à partir des années 80, via les premiers réseaux informatiques, les BBS, le Well (un service en ligne, comme Compuserve et Aol, mais en plus intello et cofondé par … Stewart Brand) ou même le fax. Le corpus comportait essentiellement deux documents, un texte, « Ong’s Hat, Gateway to The Dimensions », et un catalogue de critiques de livres, les Incunabula, certains existants, d’autres non. Dans ces textes, il était constamment fait référence à un mystérieux groupe de chercheurs ayant trouvé un moyen de voyager dans des univers parallèles. Le centre de leur recherche se serait situé dans une ville fantôme du New Jersey, Ong’s Hat. Ces courageux savants marginaux étaient en butte à l’hostilité des membres du PCF (non, pas le Parti communiste Français, mais la Probability Control Force) qui cherchaient à maintenir le statu quo et l’oppression. A noter que le catalogue des Incunabula dénonçait l’autre document fondateur, « Ong’s Hat, Gateway to The Dimensions » comme une entreprise de désinformation émanant du PCF, ce qui mettait immédiatement le lecteur en position de doute et d’interrogation !

Comment sont nés les « Incunabula » ? Voici la version qu’en donne Matheny :
« J’ai été plongé dans la technologie dès les années quatre-vingt. J’étais un expert en informatique et me suis spécialisé dans le logiciel. Par ailleurs, je m’adonnais aux jeux de Steve Jackson. J’ai aussi pratiqué les jeux Flying Buffalo, assez proches des jeux de rôle grandeur nature, mais qui fonctionnaient par courrier, téléphone et fax. Vous envoyiez votre adresse postale et votre numéro de téléphone et vous receviez des choses dans votre boite à lettres. (…). J’ai commencé à penser aux moyens d’intégrer une l’histoire à l’intérieur d’un jeu et à assembler tous ces éléments. Ong’s Hat est sorti de là. »

103943089Dans un livre de Michael Kinsella entièrement consacré au mythe des Incunabula, on trouve une version alternative, mais non contradictoire, elle aussi donnée par Matheny : à l’origine se trouveraient quatre personnes. La première serait un artiste (selon Kinsella il s’agirait de James Koehnline, qui dessina la couverture originale des Incunabula), la seconde, un « hacker des médias et des réseaux », autrement dit Matheny lui-même. Un « terroriste poétique » jouerait le rôle du troisième larron, et là peu de doute, il s’agit très probablement de Hakim Bey, alias l’historien des religions Peter Lamborn Wilson, le prophète des « zones d’autonomie temporaires », qui influença grandement les idéologies du net à ses débuts. Enfin, le quatrième auteur du canular serait un physicien, et Kinsella (et quiconque s’est penché sur le mythe des Incunabula) y reconnait Nick Herbert. A l’instar d’un Stewart Brand, Nick Herbert se tient aux confluences de la technologie et de la science d’un côté, et de la contre-culture de l’autre.

C’est David Kaiser professeur d’histoire des sciences au MIT, qui a exploré le rôle important de Nick Herbert et de ses associés Jack Sarfatti, Saul Paul Sirag et Fred Alan Wolf, les quatre plus importants membres du Fundamental Fysiks Group, dans son livre How the Hippies Saved Physics. Kaiser y raconte l’histoire de jeunes physiciens convertis au psychédélisme qui posent sans relâche les questions du rapport entre physique et perception de la réalité, et plongent ainsi dans les joies du New Age, de la parapsychologie et de la méditation. Nick Herbert tenta même de créer une machine quantique pour communiquer avec les morts ! Les idées du Fundamental Fysiks Group allaient par la suite être popularisées par un de ses participants, Fritjof Capra, dans son livre Le Tao de la physique. Mais ce que Kaiser démontre dans son livre, c’est que ces jeunes physiciens « allumés » ont maintenu une ligne de questionnement qui n’existait plus à l’époque dans les universités, où la règle était : « appliquez les équations et ne réfléchissez pas à leur signification ». En fait, ce serait par la réfutation d’un article de Nick Herbert qu’aurait été lancé le champ de la cryptographie quantique. Herbert peut donc être considéré comme le père du domaine, même si c’est malgré lui !
En, tout cas, une fois diffusé sur les réseau, le mythe de « Ong’s Hat » a enflammé l’imagination des plus geeks. Certains se sont mis à créer leurs propres documents pour l’étoffer, d’autres ont planifié des voyages « initiatiques » à Ong’s Hat, etc.

Les phases de la « récupération »

Comme on le voit, le premier jeu à réalité alternée n’avait effectivement rien d’une expérience marketing. C’était plutôt une performance artistique à connotation mystique, également remarquable pour avoir attiré et impliqué la participation de certains grands noms de la contre-culture, Hakim Bey et Nick Herbert. On ne s’étonnera donc pas du coup de gueule de Matheny. Mais assiste-t-on là à un phénomène vraiment nouveau ? C’est le bon vieux problème de la « récupération », un processus dénoncé par les adeptes des cultures marginales depuis les années 60. Pourtant, il me semble qu’il y a une différence – subtile, mais réelle – entre la récupération des idées beat, hippies ou punk par l’establishment au cours des dernières années et celle qu’a connu la contre-culture cyber. Les premières connaissaient deux phases : une culture innovante apparaît aux marges, puis devient un instrument commercial pour les grandes entreprises. Or, l’histoire de la cyberculture se déroule à mon avis en trois phases, ce qui est nouveau. Entre les débuts marginaux et la récupération commerciale, s’inscrit une période intermédiaire : celle du triomphe (ou de l’illusion du triomphe), et cela est dû possiblement au rôle de la technologie dans cette progression. Les pionniers de la cyberculture ne se contentaient pas d’avoir de nouvelles idées. Ils maîtrisaient de nouvelles technologies, étaient des early adopters de l’internet (la plupart s’étaient déjà formés au réseau grâce aux BBS) et contribuaient largement à son développement. Cela leur donnait un pouvoir, une puissance, que les hippies ne possédaient pas. Dans les années 2000, certains ont pu ainsi croire que la partie était gagnée. A l’époque, Richard Metzger, créateur du site Disinfo pouvait déclarer : « Il n’y a plus de contre-culture, parce que nous avons vaincu ». En écho lui répondaient l’auteur de comics Grant Morrison, qui affirmait (dans le Book of Lies publié par Metzger) : « Les grosses sociétés ne sont pas nos ennemis, mais notre terrain de jeu », et surtout Douglas Rushkoff, qui déclarait à l’époque que les importantes entreprises de médias étaient comme des robots sans âme, avec « personne à l’intérieur » qu’il était donc possible de « hacker » dans le sens qu’on désirait.

400000000000001041934_s4Ces années étaient aussi celles du triomphe du Libre. Internet se répandait grâce aux serveurs Apache, et l’ogre de l’époque, Microsoft, n’y pouvait rien. Google était en train de naître – et Steve Jobs, bien avant iTunes, était encore considéré comme un héros de la contre-culture. Metzger lui-même pouvait être content de lui : il avait réussi à imposer à une compagnie traditionnelle de médias, Tele-Communications Inc., le financement d’un site hautement contre-culturel comme disinfo.com.

En 2014, la situation a certainement changé. Rushkoff est de plus en plus inquiet des ravages du capitalisme corporate. Metzger a quitté disinfo, qui n’est plus que l’ombre du site qu’il était une décennie auparavant. Le transmedia est un schéma marketing. La même analyse peut être appliquée aux idées « transhumanistes » : bien avant Kurzweil ou la Singularity University, les idées transhumanistes étaient répandues par les auteurs cyberpunks réunis autour de la revue Mondo 2000. Aujourd’hui, l’ex-rédacteur en chef de Mondo 2000, R.U Sirius, lance aussi un message de rébellion avec son manifeste Steal this Singularity. Derrière ce slogan, on trouve : « La notion que la société d’extrême technologie d’aujourd’hui et de demain ne devrait pas être dominée par le grand capital, un Etat autoritaire ou une combinaison des deux (…) et l’idée que dans notre futur robotisé, les êtres humains ne devraient pas se comporter comme des robots. Le posthumain accompli – s’il existe un jour – devrait être capable de se lamenter comme un banshee, de danser comme James Brown, de faire la fête comme Dionysos, de se révolter comme Jeanne d’Arc et d’illuminer l’irrationnel comme Salvador Dali. »

Matheny lui aussi conclut sa diatribe par un nouvel appel à la révolte : « Levez-vous et dites C’EST ASSEZ. Reprenez votre ART ET VOS FORMES D’ART. NE VOUS VENDEZ A LA MACHINE DE TRAVAIL PLANETAIRE. Faites de l’art, pas de produits. DITES NON A L’EMPLOI TERMINAL. »

Mais on l’a vu, la puissance et l’influence d’une nouvelle contre-culture sont largement dépendantes de la maîtrise de nouvelles technologies qu’elles promeuvent et aident à développer. Les meilleures intentions ne suffisent pas. Le web, le numérique, n’est-il pas déjà trop vieux pour permettre une telle « révolution » ? La future contre-culture ne dépendra-t-elle pas de nouvelles technologies qu’il nous reste à voir apparaître ?

Rémi Sussan

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