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Qui aujourd’hui peut être contre l’innovation ? Personne, explique Evgeny Morozov (@evgenymorozov) dans un remarquable billet pour New Republic. Aux Etats-Unis, le Parlement a voté l’Innovation Act sans réelle opposition. Les villes, comme Austin et San Francisco, ont créé des bureaux de l’innovation. Depuis 2 ans, la Maison Blanche a lancé un programme de bourse pour placer des gens férus de technologie à l’intérieur de nombreux organismes fédéraux pour qu’ils innovent… Et on pourrait continuer longtemps à égrainer la longue liste des initiatives de soutien à l’innovation sans distinguo politique. L’innovation est partout et tout le monde la désire… « Mot à la mode, l’innovation rassemble autant la droite que la gauche, chacun la revendiquant comme sienne ».

L’innovation est-elle de droite ou de gauche ?

Pour la gauche, se réclamer de l’innovation est plausible, estime Morozov. Les valeurs de l’innovation sont dans l’expérimentation, la remise en cause de l’ordre établi, qui paraissent plutôt des valeurs progressives. « Mais la célébration extatique de l’innovation par la gauche contribue à dissimuler son absence criante de politique technologique robuste » (nous parlerions plutôt de politique industrielle, NDT), « notamment une qui soit indépendante de la Silicon Valley et serve le bien social plutôt que les voitures volantes et les pilules de longévité ».

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Prenez quelque chose d’aussi fondamental que l’accès à la connaissance, un thème classique de la gauche depuis l’époque des Lumières. Quelle est la vision actuelle de la gauche sur cette question ? Certains pourraient pourraient pointer vers la bibliothèque numérique publique de l’Amérique (Wikipédia), une initiative digne d’attention qui souhaite mettre en accès libre des contenus numériques… en réponse à Google Books. « Mais cet effort est surtout le fer de lance d’une élite universitaire et de fondations privées. L’initiative est à peine remarquée par les décideurs de Washington, et ce, pour de très bonnes raisons : la réussite d’un tel projet nécessiterait une réforme structurelle et ambitieuse du droit d’auteur… Et quel politicien de gauche aurait le courage de s’attaquer à cela ? »

« Sans politique, la gauche préfère imaginer que l’accès démocratique au savoir va magiquement se matérialiser, que l’innovation va produire des projets qui ressemblent à Wikipédia, promouvant l’accès libre avec une forte dimension sociale. Et il est vrai que la plupart des plates-formes construites par l’industrie de la technologie peuvent être utilisées à des fins civiques. Mais il est tout autant exact que les entreprises qui fournissent ces plates-formes ont d’abord l’intention de maximiser leurs propres intérêts commerciaux. » Ces produits pourraient disparaître aussi rapidement qu’ils sont apparus, éliminant l’infrastructure de l’information que nous pensions acquise. Qui se souvient de Google Reader, cet agrégateur d’information très réussi que Google a fermé l’année dernière ? Qui dit que Google Scholar, le moteur de recherche dédié aux articles scientifiques de Google, ne subira pas bientôt le même sort ? Jusqu’à présent, la gauche a gardé le silence sur ces sujets, espérant que d’autres innovations viendraient remplacer n’importe quel service commercial menacé d’extinction, estime Morozov. Mais pourquoi ne pas reconnaître que certains services, comme Google Scholar, sont suffisamment importants pour justifier leur institutionnalisation formelle et le soutien du public ? « Bien sûr, reconnaître cela nécessiterait que la gauche accepte qu’une approche non commerciale de l’innovation produite par la Valley est peut-être nécessaire… » En fait, si l’on prolonge les propos de Morozov, on doit se demander quelles infrastructures du numérique doivent devenir un bien public. Nationaliser l’internet ? Le chercheur ne va pas jusque-là, mais il montre bien dans sa tribune que l’innovation sans vision, sans stratégie, risque surtout de ne savoir dans quel sens aller.

« L’innovation sans permission » : pour qui est-elle une liberté ?

La position conservatrice sur l’innovation est plus ambiguë, estime Morozov. Beaucoup néanmoins célèbrent avec impatience les fruits de la « destruction créatrice », sans se tracasser sur ses impacts sur la culture. « C’est parce que beaucoup de conservateurs considèrent l’innovation comme un simple synonyme de déréglementation ». Ceux appartenant à la droite libérale sont devenus friands de « l’innovation sans permission ». Pour eux, si l’internet a prospéré, c’est parce que ses créateurs n’avaient pas besoin de mendier la permission d’inventer. Une argumentation que Vinton Cerf lui-même a fait sienne en déclarant par exemple en 2011 : « [Sur internet] si vous voulez essayer quelque chose, vous n’avez qu’à le faire. Les gars de Yahoo !, Google et Skype n’ont demandé la permission à personne pour construire leurs produits et services. Ils les ont juste mis sur l’internet et ont laisser les gens venir et les utiliser. »

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« Pour de nombreux libéraux, le succès incontestable de l’internet offre un modèle merveilleux pour promouvoir la dérèglementation la plus large. » Les partisans de l’internet ont le droit de vanter le modèle d’innovation sans permission, mais ils se trompent quand ils croient que ce modèle ne peut être appliqué uniquement à l’internet, écrit Eli Dourado du Mercatus Center, bastion de la pensée libérale américaine. « Nous pouvons légaliser l’innovation dans le monde physique également », estime Dourado. Bitcoin peut faire à la finance ce que l’internet a fait à la communication. « Pour des gens comme lui, c’est comme s’il n’y avait pas de différence entre AT&T (l’un des grands opérateurs de télécommunication américains) et la réserve fédérale, car les deux sont des gardiens. Que l’une soit une entreprise privée à but lucratif et l’autre une institution publique érigée pour effectuer une mission de service public semble ne pas avoir d’importance. »

L’innovation, n’est pas un substitut à une politique industrielle

« Mais pourquoi supposer que l’innovation et, par extension, la croissance économique, devrait être le critère par défaut par lequel nous mesurons le succès des politiques technologiques ? » interroge Morozov. Nous aurions certainement un internet très différent si les régulateurs des années 90 avaient interdit les cookies sur nos ordinateurs, prend-il comme exemple. Est-ce que cela aurait ralenti la croissance de l’industrie publicitaire en ligne, qui nous permet chaque jour de bénéficier du luxe de l’e-mail gratuit ? Probablement. Mais la publicité n’est pas le seul moyen de financer un service d’e-mail. Il pourrait également être pris en charge par des redevances ou même des impôts. Ces solutions pourraient peut-être être mauvaises pour l’innovation, mais le respect de l’intimité qu’elles pourraient offrir aux citoyens, elles, pourrait être bien meilleur pour la vie démocratique, suggère Evgeny Morozov.

C’est là que la relation – qui est de l’ordre de l’enchantement – que la gauche entretient avec l’innovation se révèle particulièrement préjudiciable avec ses intérêts à long terme, estime Morozov. La gauche aussi a récupéré ce vocabulaire libéral. L’avocat Marvin Ammori, proche de la New America Foundation met en garde contre l’apparente neutralité de l’innovation sans permission, par exemple vis-à-vis de la liberté d’expression. Celle-ci est aussi régulièrement invoquée pour défendre l’une des causes préférées de la gauche : la neutralité du net, l’idée que les opérateurs de réseaux doivent traiter tous les contenus passant par leurs systèmes de manière égale et sans discrimination. Mais les grandes entreprises de télécommunication se plaignent que la neutralité du net ne traite pas toutes les entreprises égalitairement, rappelle Morozov. Comment estimer qui des startups ou des opérateurs produit le plus d’innovation ? Au bénéfice de qui ?

La leçon pour la gauche est simple, conclut Morozov : « l’innovation n’est pas un substitut à une politique technologique robuste ». Une politique technologique de gauche doit formuler ses arguments autour de grands thèmes comme la justice ou l’égalité (on pourrait ajouter la vie privée, NDT). Bien sûr, ces objectifs sont certainement enterrés quelque part dans l’agenda de la gauche, mais hypnotisée par le jargon des TED talks et d’Al Gore, elle a certainement préféré ne pas les mettre en valeur, ironise Morozov. La gauche doit accepter que ces questions nécessitent d’être pensées loin de la fascination pour l’efficacité et le changement permanent. Pour le dire autrement, une vraie innovation serait de redéfinir les idées toutes faites que nous avons de l’innovation…

De quoi l’innovation est-elle l’injonction ?

L’innovation n’est pas un concept clair, estimait le philosophe Pierre Damien Huyghe lors d’une conférence à l’Ecole nationale supérieure de création industrielle (Ensci). Pour lui, l’innovation est devenue un « maître-mot ». Dans l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’innovation fait l’objet d’un très court article qui définit l’innovation comme : « nouveauté, ou changement important qu’on fait dans le gouvernement politique d’un Etat, contre l’usage et les règles de sa constitution. Ces sortes d’innovations sont toujours des difformités dans l’ordre politique. »

Au milieu du XVIIIe, l’innovation est donc un concept politique plutôt que technique et un concept dévalué. Il y a depuis eu changement de champ et d’accent.

L’innovation est un maître-mot, c’est-à-dire, selon le philosophe Etienne Balibar dans Lieux et noms de la vérité, un signifiant pratique, « un signifiant dont on se demande de quoi il est le signe au juste », explique Pierre Damien Huyghe. Il comble une lacune qui donne le sentiment de dire quelque chose de clair, mais les maîtres-mots sont des mots contre lesquels viennent buter toute interrogation. Ce sont des mots inquestionnables face auxquels toute réponse va amener une réponse tautologique. Un mot qui clôt l’interrogation et ordonne une croyance et une pratique, permettant d’organiser une obéissance. Nous sommes aujourd’hui dans l’injonction, dans l’obéissance, dans l’obédience de l’innovation. Dans quelle obéissance le signifiant innovation engage-t-il nos conduites ? Où, pour le dire autrement, « Qu’est-ce que l’injonction à l’innovation ne nous demande pas ? »

Dans la notion elle-même d’innovation, on entend mettre du neuf dans quelque chose. On peut mettre du neuf pour réparer quelque chose, mais cela ne change pas l’enchaînement des choses. Mais ce n’est pas ce que nous entendons de l’innovation, explique Pierre-Damien Huyghe. Car l’innovation consiste surtout à mettre du nouveau dans la chaîne d’opération elle-même. Les juristes distinguent le produit brevetable du résultat qui ne l’est pas. Un mécanisme de gonflage d’un pneumatique est brevetable, pas le gonflage lui-même. Une innovation a sa place dans le mécanisme de production, pas dans le résultat. « L’innovation touche donc aux chaînes opératoires. Cela signifie que l’injonction à innover n’est pas de s’interroger sur les fins, sur les résultats. Ceux-ci ne sont pas concernés. L’important est le mécanisme de l’opération. » Mais quel type de transformation est donc une transformation qui ne propose que de s’interroger sur les moyens, sans questionner les fins ?

En fait, estime le philosophe, l’innovation nous enjoint à ne pas demeurer dans les chaines opératoires établies. Ce sont les savoir-faire qui sont visés par l’injonction à l’innovation. Il ne s’agit pas de toucher aux résultats… C’est la façon de performer elle-même, abstraction faite de la performance et de sa nature, qui n’est ni décrite, ni questionnée. Le terme grec oikonomía a été traduit tantôt par dispositif tantôt par administration. Et c’est bien la disposition, la façon d’enchaîner les opérations, le processus, l’économie, l’administration des opérations qui est visée par l’innovation. Le droit admet un certain nombre d’exceptions à l’innovation pour autant qu’elles ne soient pas intégrées dans un processus, comme c’est le cas de l’esthétisme. Mais la logique de l’innovation raisonne en terme de solidarité fonctionnelle, en terme de chaine de production d’effets… Le degré ou la nature d’utilité du résultat, sa qualité esthétique ou morale finale n’est pas questionné par cette injonction.

C’est peut-être bien tout le problème du terme lui-même… celui de savoir s’il y a vraiment (et de quelle nature) un problème technique à l’origine de l’innovation ?, interroge Pierre-Damien Huyghe. « Quand on modifie le processus opératoire au nom de l’innovation est-ce parce qu’on a rencontré un problème technique ou s’agit-il d’un débordement systématique des connaissances techniques et savoir-faire disponibles qui nous invite à n’être jamais satisfaits des savoir-faire existants ? » En fait, l’injonction à l’innovation nous entraîne vers un débordement systémique, estime Huyghe en citant le philosophe Bernard Stiegler qui définit l’innovation comme étant le fait d’adopter une position qui est celle de la technoscience, c’est-à-dire une position qui fait corps avec le caractère injonctif de l’innovation, qui consiste à ne jamais s’en tenir à la description des processus, mais toujours être dans la modification des processus. « La technoscience prescrit des lois au monde ». S’agit-il de résoudre des problèmes techniques ou de prescrire et performer de la technique tout le temps quelques satisfaisantes que soient les techniques disponibles ? Quelle sorte de nouveauté est validée au titre de l’innovation ? De quel registre est cette nouveauté ? « Qu’est-ce qu’elle nous fait ? »

On peut certes innover sans questionner les finalités. Mais c’est pourtant bien elles qui demeurent tout l’enjeu de l’innovation et ce sont bien elles qu’il va falloir un jour mettre à plat.

Hubert Guillaud

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