Internet : de la rumeur à l’information

Je voudrais profiter de cette émission où l’on est revenu sur le crash du vol de la Malaysian Airlines (la matinale de France Culture du 26 mars était consacrée à cet événement, NDE) pour parler des rumeurs qui ont entouré pendant 15 jours cet accident. En fait, c’est moins des rumeurs dont j’aimerais parler que des commentaires qu’elles ont suscités. Pendant 15 jours, vous avez lu et entendu ad nauseam et dans les médias les plus sérieux des phrases comme “les rumeurs les plus folles courent sur Internet concernant le crash du vol MH 370″, phrases en général suivies de la liste de ces rumeurs (on aurait tort de se priver). Le tout servant bien souvent de support à un exposé docte et moralisateur montrant à quel point Internet est un lieu de propagation de la rumeur, à quel point on ne doit pas croire tout ce qu’on lit sur le Web, à quel point être journaliste ne s’invente pas.

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Plusieurs remarques, et plutôt assez énervées :

– Tout d’abord, bien que passant une bonne partie de mon temps sur les réseaux, j’ai appris l’existence, et la nature, de ces “rumeurs les plus folles courant sur Internet” dans la presse. Dans la presse traditionnelle, je veux dire – dans les journaux, à la radio – qui les ont relayées avec complaisance, les mettant à distance certes, mais les gens qui les relaient sur le web sont-ils assez bêtes pour croire que l’avion a été enlevé par des extra-terrestres ? J’aimerais donc savoir qui participe le mieux à la propagation de ces rumeurs, du site complotiste consulté par 20 tarés ou du journal télévisé fabriqué par des professionnels sérieux et regardé par 7 millions de personnes ?

– Ensuite, s’appuyer sur le fait que les rumeurs les plus folles circulent sur Internet pour l’opposer à la presse est un contresens sur ce qu’est Internet. Internet n’est pas un média, Internet n’est pas un journal ou une chaîne de télévision. Il permet d’accéder à des médias, certes, mais il n’est pas un média en tant que tel. Internet, depuis le milieu des années 2000 au moins est bien plutôt un lieu de conversation. Dans les réseaux sociaux, les gens ne se prennent pas pour des journalistes, ils parlent, ils discutent. Le statut de la parole n’a rien à voir.

– En tant que tel oui, Internet est un lieu de propagation des rumeurs. Mais comme la rue, ou la ville, ou le village, ou la cour ont toujours été des lieux de propagation de la rumeur. Il faut relire un très beau papier (.pdf) de l’historien Robert Darnton sur la manière dont se diffusent les nouvelles dans la France de 1750 pour mesurer la vitesse à laquelle se propageaient les rumeurs, mais aussi les informations, à une époque où il n’y avait pas Internet, ni même le téléphone. Et quand les gens parlent, ils racontent n’importe quoi (au sens où se mêlent allègrement information et rumeur). Et les journalistes sont les pires. C’est dans un dîner de journalistes que vous entendrez le plus grand nombre de ragots, dont la plupart n’apparaîtront jamais dans la presse pour la bonne raison qu’ils sont faux. Et ce sont les mêmes qui viennent nous raconter que vraiment Internet, ce n’est pas possible.

– Néanmoins, je ne voudrais pas avoir l’air de me livrer à un grand exercice de relativisme et considérer que puisqu’elle a eu lieu de tout temps, la rumeur ne pose pas problème. La rumeur posait problème avant Internet, elle pose problème avec Internet. Mais pose-t-elle plus de problèmes ? On avance souvent la vitesse de propagation. C’est vrai si l’échelle est mondiale. Si l’échelle est locale (et le pire effet de la rumeur, c’est l’effet local), un bon vieux bouche à oreille n’a rien à envier au réseau. Et puis, la vitesse de propagation a un corollaire, la vitesse de rectification (par exemple, il est sans doute très pénible qu’on vous annonce mort quelque part. Quand c’est sur Internet, ça peut être rectifié dans la seconde. Quand c’était imprimé dans un journal, il y a 100 ans, il fallait au minimum une journée). Autre paramètre, le fait que, même rectifiée, une rumeur laisse trace sur Internet. C’est vrai, mais la force d’impression d’une rumeur ne dépend pas de son inscription quelque part, elle dépend de sa force même, de la puissance du récit qui la porte, de ce qu’elle rencontre dans l’imaginaire (et en général cela dit beaucoup d’une époque, de ses fantasmes).

– Surtout, il suffit de réfléchir un peu, et de se documenter un peu, pour comprendre qu’il n’y a pas d’un côté l’horrible rumeur qu’il ne faut pas croire et de l’autre l’information virginale à laquelle on doit accorder tout crédit. La distinction est souvent plus subtile, et plus complexe, qu’on ne le pense. Il faut lire le magnifique Journal de l’année de la Peste, texte que Daniel Defoe, l’auteur du Robinson Crusoé, consacre à l’épidémie de peste qui touche Londres en 1665. Ecrivant à une époque charnière où s’invente le journalisme, Defoe ne cesse de réfléchir à la nature d’une information (et l’information est vitale quand il s’agit de la propagation de la peste). Eh ! bien, on ferait bien de méditer ce que dit Defoe : Defoe nous dit que la rumeur, en tant que rumeur, fait partie de l’information, mais il nous dit aussi que l’information – d’où qu’elle provienne et notamment des journaux – doit être examinée avec le plus grand scepticisme. On devrait relire Defoe plus souvent.

Xavier de la Porte

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive sur la toile à 8h45.

L’émission du 30 mars 2014 de Place de la Toile a cherché à dresser, quant à elle, une petite histoire de l’interaction homme-machine en compagnie de Nicolas Roussel (@cargamax), directeur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria) et spécialiste du sujet.

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