Internet municipal : service public

Je vais aborder une question très ennuyeuse – parce que ça concerne les réseaux, les services publics et l’aménagement du territoire (trois champs moyennement glamours) – mais une question extrêmement importante – parce que souvent on se demande comment faire d’internet une question politique, ou, réciproquement, ou comment faire de la politique avec internet, et qu’il y a peut-être là un élément de réponse. Et je vais formuler ma proposition de manière un peu abrupte : voilà, je crois qu’il faut municipaliser le réseau internet.

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Image : Netwall, par Seb Joguet, via Flickr.

Je vous explique. Il y a quelques jours, Susan Crawford (@scrawford), professeure en droit des Télécoms, ancienne conseillère d’Obama pour la politique de l’innovation des sciences et des technologies, écrit dans le New York Times un éditorial passionnant. Elle y explique qu’il y a un moyen de lutter à long terme contre les atteintes portées à la neutralité du Net, autrement dit d’empêcher que l’internet auquel on a accès diffère selon l’abonnement qu’on peut se payer (tout très vite pour ceux qui ont de l’argent, seulement des parties de l’internet et lentement pour ceux qui n’en ont pas), que notre accès à internet diffère selon notre fournisseur d’accès (selon les accords passés avec tel fournisseur de contenus, par exemple, si mon FAI est Orange, j’accède très bien à Dailymotion, propriété d’Orange, mais beaucoup moins bien à Youtube, concurrent de Dailymotion), Susan Crawford explique que pour lutter contre cet internet inégalitaire, il y a un moyen tout simple : la municipalisation de l’accès à internet. Autrement dit, faire en sorte que ce soit les municipalités qui fournissent l’accès à internet, et non plus des opérateurs privés. Et Susan Crawford de prendre l’exemple de la ville où elle vit, Santa Monica en Californie. L’installation d’un réseau municipal est un projet au long cours. Elle s’est faite en profitant dès que des travaux nécessitaient d’ouvrir des tranchées dans les rues. A chaque fois, la municipalité en profitait pour poser des câbles, aujourd’hui, il existe un véritable réseau municipal, the City Net.

Outre la possibilité politique de garantir la neutralité du net, les avantages sont nombreux : la ville a fait des économies en utilisant son propre réseau, mais a gagné de l’argent en louant son réseau de fibres à d’autres fournisseurs. Par ailleurs, elle offre des abonnements qui sont un tiers moins cher que ceux des opérateurs privés, à qualité égale, ce qui attire les entreprises. Susan Crawford constate qu’il existe à peu près 400 réseaux de cette sorte aux Etats-Unis et que pour qu’il en ait plus, il faut deux choses : changer des lois favorables aux opérateurs privés et donc, conséquemment, un peu de volonté politique.

En France, et sauf erreur de ma part, il existe quelques réseaux municipaux (dans tel village enclavé du Gard, le réseau Pau Broadband Country dans la communauté d’agglomération de Pau-Pyrénées dont j’avais déjà parlé ici, et quelques autres…), mais ils sont rares. On pourrait imaginer une municipalisation généralisée.

Vous me direz « Mais c’est impossible. Comment retirer ce marché à des entreprises privées, etc. ? » Eh bien, c’est une décision politique et il y a des antécédents. Regardez la municipalisation des Eaux de Paris. Quand Bertrand Delanoé est arrivé au pouvoir à Paris, c’était une filiale de Suez qui distribuait l’eau sur la rive gauche et une filiale de Veolia sur la rive droite. Par une décision politique, et grâce à la détermination de l’adjointe chargée de l’eau, Anne Le Strat, il a été mis fin à ces contrats de distribution que pas grand-chose ne justifiait. Une régie municipale a été créée. Il faudra voir si à terme, cette régie remplit ces buts, dont l’un, pas des moindres, vise à enrayer la hausse des prix. Mais voilà, déjà, il a été prouvé qu’il était possible de recréer un vrai service public de l’eau.

Pourquoi ne serait-il pas possible de faire la même chose avec internet ?

Je suis bien conscient que dans le détail, c’est compliqué (et que ça pose des questions d’échelle notamment), je suis bien conscient que ça ne va pas dans le sens de l’Histoire. Mais vous imaginez un service public de l’internet ? Un internet municipal qui garantirait des abonnements à bas prix – voire gratuits dans les quartiers défavorisés -, qui rapporteraient de l’argent aux municipalités, qui respecterait la neutralité du net (tout abonnement donnerait accès au même internet, à la même vitesse), qui s’engagerait à protéger les données personnelles des internautes ? Ca aurait de la gueule, non ? C’est de l’aménagement de territoire, c’est de la gestion de réseaux, c’est pas très sexy, mais c’est de la politique, de la vraie politique.

Xavier de la Porte

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive sur la toile à 8h45.

L’émission du 7 juin 2014 de Place de la Toile (#pdlt) était consacrée au football et aux jeux vidéo, en compagnie de François Bigot, game manager d’une équipe de football en ligne, l’écrivain Daniel Foucard et le géographe et spécialiste de la ville numérique, Philippe Gargov, qui tient le blog Foot totalitaire.

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0 commentaires

  1. « elle offre des abonnements qui sont un tiers moins cher que ceux des opérateurs privés »

    En fait, d’après l’article original, les abonnements sont trois fois moins cher: « Businesses in Santa Monica now pay City Net a third of what a private operator would charge ».

  2. Et c’est la commune qui paye l’abonnement à un fai alors ?

  3. En fait il faudrait aller beaucoup loins et considérer que l’ensemble des réseaux (telecoms fillaire ou non, mais aussi routes, eau, rails, …) visant à servir le public doivent être publique, et appartenir a tous. On peut ensuite tout a fait imaginer des délégations de gestion, d’exploitation, de maintenance à des sociétées privées pourquoi pas. ensuite libre a chacun d’utiliser le réseau public pour fournir ses services à tous et cela en payant un cout d’utilisation.

    Cela eviterais les dépenses inutiles (pourquoi avoir 3 ou 4 réseaux GSM la ou 1 suffirait avec sans doute un meilleurs maillage) et la dépendance au bon vouloir de tel ou tel opérateur.

  4. Bonjour,

    Le Pau broadband Country est un (bon) exemple parmi bien d’autres de réseau d’initiative publique. Voir par exemple http://www.avicca.org pour plus d’infos.

    Ceci étant… quel lien avec la neutralite du Net ? en l’ėtat actuel de la réglementation, les « opérateurs d’opérateurs » publics sont totalement transparents à cet égard…

  5. Free your mind, and your ass will follow…
    Je me rappelle plus si Claude Combes (ah, le 1er km2) ou George Clinton qui a dit ça un jour 😉

  6. Pour aller au bout de l’idée il faut alors mettre en place un genre de SMIC du confort comprenant l’accès au divertissement donc du réseau et de l’ordinateur. Evidemment je souscris des deux mains à ce projet généreux si on sait gommer les effets pervers.

  7. En fait cela reviendrait à revenir à la période avant que l’union européenne nous oblige à privatiser nos réseaux de communication et d’énergie pour y mettre de la concurrence dedans (belle forfaiture soit dit en passant vu que c’est facile de rammasser de l’argent privé quand on bénéficie de toute la force d’investissement du public et de ses infrastructures).

    Le risque se poserait néanmoins de l’accès à un internet dans une société non démocratique, d’un autre côté le système actuel ne le permet pas non plus.