Qu’est-ce que l’économie du partage partage ? (2/3) : la régulation en question

L’incroyable boom du secteur de la consommation collaborative, la diversification des services et des secteurs qu’elle perturbe et la concurrence qui s’exacerbe entre les startups, cristallise chaque jour d’une manière plus aiguë les questions de régulations.

Le monopole algorithmique : la transparence en question

Le journaliste Matthew Stoller livre sur son blog une très intéressante critique du fonctionnement d’Uber. Pour lui, Uber vise un monopole algorithmique, c’est-à-dire le contrôle d’un marché par le contrôle du prix du marché. Le problème est qu’Uber, qui se positionne comme le courtier de ce nouveau marché, ne propose pas un algorithme très transparent. Ni l’acheteur ni le vendeur ne disposent des informations qui permettent de calculer les prix des courses selon l’offre de chauffeurs et la demande des clients.

Pour Matthew Stoller, nous somme là face à un monopole algorithmique d’un nouveau genre dans lequel Uber contrôle la tarification. Certes, Uber participe à diminuer la discrimination, mais c’est pour en introduire de nouvelles, lui permettant de sélectionner les clients qu’il donne à voir aux chauffeurs ou de faire varier les tarifs selon les clients. Sans compter que Uber contrôle totalement le marché de ses pilotes (le paiement, les clients… et même également le financement des voitures, tout passe par Uber). Les chauffeurs sont soi-disant des entrepreneurs indépendants, mais dans les faits, ils sont complètement dépendants du système, souligne Stoller. Certes, Uber perturbe le marché inefficace de l’industrie des taxis, mais que se passera-t-il quand son offre deviendra dominante ?

Et Matthew Stoller d’inviter les autorités de la concurrence à s’intéresser aux monopoles algorithmiques tels qu’Uber les préfigure… et ce d’autant plus qu’ils vont très vite se répandre dans tous les secteurs de la consommation.

Comme le dit Nicolas Colindans une tribune que le patron du groupe G7 a attaquée pour diffamation – Uber propose certainement un nouveau modèle d’affaires dans un secteur sclérosé, est-ce pour autant que tous les verrous réglementaires doivent disparaître ? Oui, trop souvent les barrières réglementaires cherchent à protéger des monopoles établis au détriment des monopoles de demain. Mais le mieux serait de trouver des formes de régulation qui ne cherchent pas à nous faire passer d’un monopole l’autre… ou plus précisément d’un monopole à un monopsone, comme le précise le journaliste Glenn Fleishman pour BoingBoing, c’est-à-dire une situation ou une plateforme dicte les termes de l’échange aux vendeurs, sans nécessairement contrôler le prix que les clients finaux payent.

Perturber vite, perturber fort !

« L’économie du partage favorise-t-elle les conflits ? Proposez un jouet à partager à vos enfants, et vous verrez ! » ironise Jeff Mathews pour le Time.

Certes, nombre d’entreprises de cette économie sont de vraies réussites, reconnaît-il. Leurs promesses sont énormes : éliminer le gaspillage, améliorer l’efficacité, relier les gens les uns aux autres, nous permettre de faire de l’argent de ce que nous sous-utilisons… Au fur et à mesure de ses succès, elle va continuer à venir bouleverser de nouveaux secteurs (la nourriture, l’éducation, la finance, l’habillement…). « J’exagère ? Les capitaux risqueurs ne viennent-ils pas de financer une application pour vous aider à trouver quelqu’un pour faire votre lessive à votre place ? »

Le problème est que cette économie pose de lourdes questions de responsabilité… et ouvre des conflits potentiels économiques, politiques et sociaux dans tous les secteurs qu’elle perturbe. Qui est responsable si votre chien mord un enfant alors qu’un travailleur indépendant s’en occupe ? Le problème, c’est que la plupart des pays n’ont pas l’infrastructure de gouvernance pour accueillir ces batailles qui vont se livrer sur bien des fronts… « L’économie du partage menace de transformer tous les aspects de nos vies en zone de conflit potentiel. Pas sûr que ce soit une façon de vivre très agréable. »

Et c’est ce qui se passe à chaque fois qu’un nouveau service apparaît.

Dernier exemple en date, et non des moindres, les applications qui vendent des places de stationnement publiques ! Sur Silicon 2.0, Jérôme Marin revenait récemment sur les applications de parking qui sont nées à San Francisco. Les deux premières (Sweetch et Monkey Parking) permettant à l’utilisateur qui quitte une place de la vendre à quelqu’un qui en cherche une via une application dédiée et l’autre application (ParkModo) proposant d’embaucher des gens pour en chercher une à votre place, contre rémunération. La municipalité de San Francisco a porté plainte, estimant que nul n’a le droit de vendre une place de parking public. Les start-ups répondent en pointant le fait qu’elles ne vendent pas des places, mais de l’information, qui permet de réduire la congestion.


Vidéo : comment fonctionne Sweetch ?, via Sweetch.

L’innovation se glisse très bien aux endroits des plus vives tensions de la société. L’exemple des applications de parking montre aussi qu’elle se déplace très vite. Malgré les poursuites engagées, les startups veulent accélérer leur expansion pour conquérir une position stratégique et gagner de vitesse le régulateur, comme l’ont fait Uber ou AirBNB avant elles (pas toujours avec succès, puisque Uber a été interdit en Belgique et en Allemagne par exemple). Face à la concurrence entre startups, l’enjeu est de se déployer le plus rapidement possible dans un nombre croissant de villes… pour atteindre une plus grande visibilité et engranger des utilisateurs sur la concurrence, mais aussi pouvoir faire pression sur le régulateur afin d’échapper à toute régulation.

Des entreprises… « dans le déni d’être »

Pour le journaliste Anand Giriharadas du New York Times, les entreprises de l’économie du partage, comme Uber ou Lyft, Airbnb ou Task Rabbit sont des entreprises “dans le déni d’être”. Des entreprises qui refusent d’être des entreprises. Elles se projettent comme des plateformes de partage, des communautés, de simples répertoires… Leurs employés non salariés sont des indépendants qui doivent pourtant suivre à la lettre les règles qu’elles édictent. Des positions qui leur permettent de contourner la législation du travail, la réglementation, les licences, les impôts…

A l’heure où elles ne cessent de gagner en importance, elles posent néanmoins plusieurs questions pertinentes, estime Anand Giriharadas. La principale, qui n’est pas la plus simple à laquelle répondre, est de savoir si les gens ont besoin d’un meilleur accès aux marchés en tant que producteurs ou d’une meilleure protection en tant que consommateurs. Faut-il limiter la régulation pour ouvrir les marchés ? Les gens devraient-ils pouvoir acheter du lait non pasteurisé en connaissant les risques ?… De quel côté la régulation doit être faite ? Enfin, elle pose la question de la limite des régulations : si votre ami Bob vous propose de vous amener à l’aéroport et que je lui donne 20 $ pour le dérangement, personne n’appellera cela de l’économie collaborative, mais pas s’il le fait d’une manière régulière… A partir de quand ce type de revenus devient-il régulier ?

Pour beaucoup, les entreprises de la consommation collaborative veulent nous convaincre que les mécanismes internes qu’elles mettent en place seraient comme une place de marché idéale, autorégulée. C’est en tout cas ce que voudrait nous faire croire Leigh Drogen (blog), le PDG d’Estimize dans une tribune pour Linked-in où il explique pourquoi Airbnb ou Uber devraient ignorer toute régulation gouvernementale. Drogen rappelle que partout les entreprises traditionnelles s’élèvent contre la libéralisation du marché que ce soit dans le transport ou l’hébergement au prétexte qu’il fasse chuter les prix (même si cette affirmation pourrait être questionnée, Uber n’étant pas particulièrement bon marché par exemple). Pour lui, notre capacité à vendre nos excédents de capacités, va permettre d’améliorer notre niveau de vie et l’accès aux biens et services à moindres coûts… Selon lui, les entreprises de la consommation collaborative ne devraient porter aucune attention aux tentatives de régulation. Pourquoi ? Parce que la boucle de rétroaction entre l’offre et la demande intégrée dans le logiciel même de ces entreprises est un système de réglementation plus efficace que ceux que ne pourront jamais mettre en place les gouvernements. « Le gouvernement ne pourrait pas rêver d’un système de réglementation plus efficace que le système de notation d’Airbnb ou de Uber ». De surcroît, les gouvernements sont incapables de réglementer quoique ce soit à cette échelle de dissémination. « Vous ne pouvez pas arrêter les résidents de New York d’enfreindre la loi en louant leurs appartements, car quand tout le monde enfreint la loi, son application sera ignorée ». Pour lui, la clé pour les plateformes est de passer à l’échelle le plus vite possible afin de prendre de court les autorités et les réglementations.

Et c’est effectivement ce qu’il se passe avec les applications de parking ou les applications qui vous proposent un livreur ou un employé pour quelques heures… En transformant tous les rapports sociaux en place de marché, l’économie collaborative pose des questions de fond sur le rôle de la puissance publique et les limites de ses possibilités d’intervention et de régulation. Elle pointe aussi le fait que la régulation classique ne sera pas suffisante pour répondre à la disruptophilie et imposer ses choix de société, comme l’égalité, la fraternité, l’équité voir la gratuité, qu’il va lui falloir également innover là même où les disrupteurs innovent.

Un vaste défi en perspective où les forces en présence, pour l’instant (notamment en matière de compétences, mais aussi de financement) ne sont pas égales. A mesure que l’innovation s’immisce dans tous les secteurs de la société, la question de l’innovation publique va se poser avec beaucoup plus d’acuité.

Hubert Guillaud

Le dossier, Qu’est-ce que l’économie du partage partage ?

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