Beyond Earth : quand le posthumain entre en jeu

Civilization, en plus d’être un jeu excellent, apparaît comme un très intéressant miroir de nos conceptions de l’histoire et de la culture. En essayant de rendre « jouable » l’évolution de nos sociétés, les concepteurs de Civilization, et notamment le premier d’entre eux, Sid Meier, nous amènent à nous interroger sur nos présupposés quant aux diverses formes de déterminisme historique. Certes, ce n’est pas un jeu « sérieux », mais la manière dont il représente le déroulement de l’aventure des sociétés humaines est souvent bien plus riche d’enseignements et de réflexions (même si elles sont critiques) que bien des systèmes éducatifs.

Par exemple dans la version 3 du jeu (je ne connais pas les deux premières) tout est technologie : le nationalisme, par exemple, est une technologie qui permet de fabriquer des fusils. Civilization IV marque l’introduction des doctrines idéologiques, ainsi que la religion : le progrès social est – un peu – découplé du progrès technologique. Jusqu’à Civilization IV, les victoires « culturelles » et « diplomatiques » sont bien moins élaborées (et moins faciles à gagner) que les victoires militaires ou scientifiques. Dans Civilization V, au contraire, les victoires diplomatiques et culturelles deviennent des objectifs aussi importants que la domination armée ou l’avancée technologique. Mais la victoire diplomatique s’obtient aisément en arrosant des « cités états » de copieux sacs d’or, ce qui dénote une vision tout de même assez cynique de la diplomatie… Et bien que les doctrines sociales et la religion aient gagné leur autonomie, la « théologie » reste considérée comme une technologie. Les grandes étapes de la civilisation occidentale (Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, époques moderne et contemporaine) restent fixées dans un ordre immuable : on ne peut pas inventer la démocratie au Moyen Age, et l’exercice de la méthode scientifique ne peut se développer avant la Renaissance. De même, une civilisation « religieuse » ne peut développer la rationalité et vice-versa : assez ironique lorsqu’on sait que c’est la nation la plus croyante d’Occident, c’est-à-dire l’Amérique qui est également la plus développée technologiquement (et l’Inde va peut être suivre la même voie).

Un autre point de réflexion est le déterminisme technologique de Civilization, qui présente un modèle de développement très linéaire : l’arbre des technologies, dans lequel il est nécessaire de faire des découvertes les unes après les autres, avec très peu de variations possibles. Par exemple, il faut maîtriser la roue pour connaître les mathématiques, etc. Rappelons-nous tout de même que la civilisation Maya, connue pour ses calendriers extrêmement élaborés et ses prouesses architecturales, ignorait la roue.

Un catalogue d’avenirs possibles

Mais la prochaine mouture de Civilization, Beyond Earth (annoncée pour fin octobre, voir la bande-annonce) devrait aborder de nouveaux problèmes et proposer des solutions inédites. Contrairement aux versions « classiques » de la marque, qui commencent avec l’Antiquité et progressent jusqu’à un futur plus ou moins proche, Beyond Earth raconte l’histoire de groupes de colons interstellaires s’installant sur une nouvelle planète. Les vieux de la vieille reconnaîtront dans ce jeu une possible réincarnation d’Alpha Centauri, un autre opus de Sid Meier sorti en 1999 basé sur la même idée. Mais les choses ont évolué en 15 ans, et bon nombre des thèmes de Beyond Earth touchent à la modification de l’être humain et donc au transhumanisme. Comme le précise le magazine en ligne Motherboard, qui s’est entretenu avec deux des concepteurs de Beyond Earth, Will Miller et David McDonough : « Cela signifie que vous y verrez des choses comme la cybernétique et de l’augmentation du corps, les combinaisons pour supersoldats, les manipulations génétiques et la réingénierie complète du génome humain pour vous faire ressembler le plus possible aux autochtones d’une planète donnée. Cela signifie que vous rencontrerez des technologies basées sur les cerveaux artificiels et le téléchargement de l’esprit, le piratage de cerveau, des ordinateurs conscients et auto-réplicateurs, de la robotique de pointe, de la manipulation de la mémoire. »

Dans le monde de Beyond Earth, les colons se divisent en trois camps principaux, qui représentent trois futurs possibles pour l’humanité : l' »Harmonie », la « Suprématie », et la « Pureté ».

L' »Harmonie » consiste à changer l’humain pour l’adapter à son environnement. Les technologies impliquées seront donc essentiellement génétiques et manipuleront l’ADN humain, éventuellement en y introduisant du code génétique appartenant aux organismes vivants sur la planète colonisée. La « Suprématie » consiste à coloniser la planète à coups de haute technologie et de robotique pour en faire un espace où les hommes pourront prospérer. La troisième option, La « Pureté » consiste à terraformer les nouvelles planètes pour en faire des répliques exactes de la terre-mère.

On ne peut s’empêcher, devant la description de ces options de penser au chef-d’oeuvre de Bruce Sterling, La Schismatrice dans lequel l’humanité future, qui essaime non sur de nouvelles planètes, mais sur des satellites artificiels au sein du système solaire, se divise en deux camps : les morphos agissant avant tout sur leur corps et leur génome, et les « mécas » fusionnant avec la machine. Au coeur de cette « guerre » entre les différentes factions de mutants, on trouve également une république « néotenique », qui, à l’instar des représentants de la Pureté dans Beyond Earth, essaie à tout prix de recréer et conserver les conditions de notre écosystème d’origine.

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Une vision plus souple du progrès technologique

Autre nouveauté de Beyond Earth, le bon vieil arbre des technologies serait remplacé par un “réseau des technologies” partant d’un point central et s’étendant vers la périphérie. Cela permettrait, semble-t-il, de créer différentes formes de développements technologiques. Selon Miller : « C’est non linéaire et flexible. Vous pouvez rechercher des choses comme la génétique ou la chimie, et de choisir différentes options, puis vous spécialiser. Vous pouvez en quelque sorte choisir une direction, et en faire un pari pour l’avenir et pour la victoire ».

Bref, on n’en est pas encore au point où l’on découvre de nouvelles technologies qu’on n’attendait pas, mais c’est tout de même plus souple que l’arbre rigide des précédentes versions du jeu. Sans compter que cela devrait permettre une plus grande variété entre les civilisations et donc pimenter un peu le jeu.

Comment les concepteurs de Beyond Earth ont-ils mis au point leur univers ? Ils concèdent avoir lu beaucoup de « hard SF » (je ne sais pas si La Schismatrice en faisait partie). Ils se sont bien entendu penchés sur les aspects scientifiques, mais pas tant que ça : « Sid Meier, notre directeur artistique, a une ligne directrice en matière de conception de jeu : faites vos recherches une fois que le jeu est fini. Cela peut sembler étrange, mais si vous surchargez un jeu avec des éléments que le public ne comprend pas ou si votre jeu de vaisseau spatial devient trop scientifique ou ésotérique, les gens ne voudront pas jouer », a déclaré Will Miller. « C’est important de paraître authentique, mais il ne faut pas que cela devienne trop austère ou que cela donne aux joueurs l’impression qu’ils sont stupides ».

Ce qui ne signifie pas qu’il faille sacrifier complètement le réalisme : « C’est une œuvre de fiction, continue Miller, mais vous devez pouvoir faire comprendre au joueur comment les choses en sont arrivées là. Vous commencez dans un lieu classique, avec un habitat que la NASA pourrait fabriquer, par exemple dans 25-30 ans. Avec des rovers et les choses ancrées dans la technologie d’aujourd’hui… Mais on entre progressivement dans le territoire de la science-fiction – dans son aspect réaliste et plausible. »

En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’avenir envisagé par Beyond Earth sera radicalement différent du présent, comme McDonough l’a expliqué au journaliste de Motherboard : « Peu importe ce que vous faites, vous n’en sortez pas intact. Il s’agit d’une expérience transformatrice intense pour l’humanité, même si votre objectif est la Pureté. Peu importe la voie que vous choisissez, vous devez évoluer sur le plan technologique vers un avenir assez étrange, posthumain. »

Reste que naturellement, comme le souligne Motherboard, une constante demeure : il n’y a qu’un seul vainqueur. On peut se demander si une telle vision conflictuelle des futures humanités est une option viable, ou même réaliste. Mais cela, c’est peut-être plus une limite imposée par ce type de jeu que par la philosophie de Civilization elle-même !

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. Petite précision concernant Civilization V: depuis la dernière extension (Brave New World) il est tout à fait possible de prendre la voie culturelle de la religion ET de la rationnalité. Le choix des doctrines est complètement libre (quitte à avoir un système monarchique républicain, ou une théocratie humaniste) jusqu’aux idéologies. Le joueur doit en choisir une et une seule entre trois, mais pourra changer via une « révolution » si jamais cette idéologie ne plait pas à son peuple. « Autocratie », « Ordre » (la dénomination « communisme » a été purement et simplement supprimée, mais l’Ordre fait clairement référence au régime stalinien) et « Égalité » – qui correspond finalement au libéralisme (c’est en choisissant l’idéologie « égalité » que l’on peut créer… le capitalisme !) Il s’agit là d’un curieux choix de traduction puisque la version originale du jeu parle de « Freedom. » Pourquoi ne pas l’avoir traduit par « Liberté » ? Parce que la doctrine « liberté » existe déjà, et est la traduction de « Liberty. » Voilà sans doute un bel exemple de la façon dont notre langue structure nos manières de penser la politique.

  2. Je n’ai jamais été expert et mes connaissances datent de Civ 4 mais il me semble que l’arbre technologique permet une certaine souplesse et prise de risque. On peut se spécialiser dans la culture plutôt que dans le militaire, par exemple.

  3. Eh, j’ai « Brave New World » mais je ne m’étais pas rendu compte de ce changement de règles (si j’avais su ;-)…Il va falloir que je réinstalle le jeu sur mon nouveau PC pour expérimenter ça…
    (ceci dit à ce sujet, j’espère que le processus d’installation et de lancement de Beyond Earth sera moins insupportable que celui de Civilization V, avec la connexion Steam obligatoire…)

  4. Beyond Earth semble s’être inspiré aussi du jeu « Endless space » conçu par la société Amplitude basée en France.
    J’espère que cette nouvelle version de Civilization saura éviter de mettre « en dur » des améliorations de statistique comme « zoo ». Il y a aussi le problème des bugs qui font que seule la version solo sous windows fonctionne comme prévu tout en acceptant les dlc.

  5. Ce qui rend le tech tree de Civ linéaire c’est surtout l’incitation du jeu à suivre toujours les mêmes chemins de l’arbre (qui est en fait un graphe), parce qu’ils correspondent aux quelques stratégies les plus efficaces. Si le tech tree était plus équilibré, ça serait moins linéaire. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
    Le solution de Beyond Earth est trop radicale, et a d’ailleurs déjà été essayée par d’autres jeux. Le risque c’est qu’aucune stratégie intelligible ne se dessine. J’entends par là une stratégie que l’on peut formuler clairement par écrit, qui est reproductible, et que l’on peut partager avec d’autres joueurs. C’est ce qui donne aux joueurs la satisfaction d’avoir progressé et compris comment maîtriser le jeu. Avec des technologies en réseau, et a fortiori s’il y a de l’aléatoire, la stratégie qui dominera sera « choisir les technologies au fil de l’eau » ou « prendre le plus court chemin pour aller à telle technologie », c’est à dire le contraire d’une planification réfléchie et d’une impression de maîtrise.

    En fait l’argument des concepteurs est bien connu : on rajoute des fonctionnalités (comme la customization des unités et le terraforming), on augmente le nombre d’unités et de bâtiments, on multiplie les possibilités, et ça fera un meilleur jeu. Malheureusement ça ne fonctionne pas comme ça.

  6. Sur cette question de complexité de la jouabilité (qui inclue bien sûr le manque de repère dans le futur tech tree de Beyond Earth), je cite Sid Meier himself :
    « We’re now at the point where for every new feature we put in we have to take something out, because it’s very easy to overwhelm the player with complexity or detail or things like that »
    (http://arstechnica.com/gaming/2014/10/the-road-to-civilization-a-conversation-with-sid-meier/)
    C’était une ligne directrice du développement de Civ5 par Jon Shafer, qui travaille maintenant sur le prometteur At The Gates.