Contre l’effondrement (5/8) : vers une civilisation du vivant ?

Parmi les solutions à long terme proposées pour assurer la survie de notre société, il en est une qui revient constamment : le possible remplacement des ressources industrielles traditionnelles par une technologie issue essentiellement du vivant. On a déjà abordé le sujet dans notre article sur l’énergie et, bien sûr, dans le suivant sur la nourriture. Nous avons également traité dans nos colonnes de la bionanotechnologie et des « cités vivantes » avec l’avènement éventuel de « maisons qui poussent ». L’avènement d’une civilisation du vivant impliquerait un changement de paradigme remettant en cause la notion même « d’effondrement ».

Des mineurs microscopiques

Le précédent article de ce dossier était consacré à la récupération des minéraux, et dans ce domaine, les micro-organismes ont aussi leur mot à dire. Ce n’est pas une technologie neuve, tout juste issue des labos et dont on attend le passage à l’échelle. De fait, 20 % des ressources de cuivre actuelles sont obtenues par un système de « biominage » : des microbes se chargent d’extraire pour nous le minerai. L’utilisation de ces nouveaux agents est nécessaire à cause de la raréfaction des mines les plus faciles à exploiter, nous explique BBC News. Il existait par le passé des dépôts contenant jusqu’à 30 % de cuivre. Aujourd’hui, on doit souvent se contenter de 1 % à 1,8 %. Et lorsque ce taux est inférieur à 1 %, la roche est considérée comme un déchet et rejetée…

La technique de « biominage » est censée être plus « durable » et « écologique » que les pratiques antérieures. Elle est moins énergivore et rejette moins de CO2. Pas besoin non plus d’utiliser des produits chimiques toxiques potentiellement dangereux pour l’environnement comme pour pour les mineurs qui travaillent sur site (environ 12 000 personnes meurent par an dans des accidents de mine). « En utilisant des bactéries, on extrait jusqu’à 90 % du métal total d’une mine à ciel ouvert, au lieu de 60 % seulement« , explique la BBC.

emed-closer-than-ever-to-restart-rio-tinto-copper-mine-in-spainLe cuivre n’est pas le seul minéral concerné par le « biominage » : les bactéries peuvent également extraire de l’or ou de l’uranium.

Bien que cette technologie ait de toute évidence dépassé le stade des projets « vaporware », il n’en reste pas moins qu’elle doit connaître quelques progrès pour se généraliser. Actuellement, précise la BBC, il n’y a pas encore assez de micro-organismes disponibles…

Les travaux de l’Ingenuity Lab dans l’Etat d’Alberta sont l’exemple d’une recherche de pointe dans ce secteur. Cependant les études de ce groupe appartiennent plus à la bionanotechnologie qu’à la biotech proprement dite. Dans le Huffington Post, Carlo Montemagno, directeur de ce laboratoire, propose d’ailleurs une redéfinition du mot « biominage » : « Dans la littérature scientifique, le biominage est défini comme « l’utilisation de micro-organismes pour récupérer les métaux dans les opérations industrielles » (…). Nous pensons que cela ne se limite pas aux micro-organismes et peut être étendu à l’utilisation des bio-molécules individuelles, telles que les protéines et les peptides. »

C’est précisément ce qui se passe à l’Ingenuity Lab. Les chercheurs canadiens créent des peptides (les peptides sont des molécules formées d’acides aminés, comme les protéines, mais plus petites et moins complexes que ces dernières) capables de se « coller » sur un matériau donné facilitant ainsi sa détection et son extraction. Ici encore, les bénéfices sont prévisibles : récupération possible des métaux rares, même dans des roches considérées comme du déchet, opération plus écologique, moins toxique et moins énergivore qu’auparavant…

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Entre la matière et le vivant

Comme le montrent les travaux de l’université d’Alberta, l’avenir n’est pas seulement dans un usage accru de la biotech, mais dans des processus d’hybridation et de bio-inspiration. Un autre exemple nous est donné par cette recherche effectuée au MIT, qui consiste à créer des « matériaux vivants« . Il s’agit d’utiliser la capacité des bactéries E.Coli de produire des « biofilms » contenant des « fibres curli », qui permettent à l’E.Coli de s’attacher à des surfaces. En manipulant le génome des bactéries, on crée des fibres susceptibles de capturer des matériaux non organiques comme des nanoparticules. De tels matériaux, qui sont constitués à la fois d’éléments non organiques et de créatures vivantes, pourraient se révéler tout à fait utiles pour générer du biocarburant à partir de déchets agricoles, ou pour créer de nouveaux types de batteries et de cellules solaires. Mais il ne s’agit pas simplement de parsemer une surface biologique de particules inorganiques au hasard, affirme la Technology Review. Les scientifiques ont en effet compris que les cellules pouvaient communiquer rentre elles et élaborer un matériau s’adaptant au contexte, comme les os au sein de l’organisme.

C’est encore cette notion d’hybridation et de communication qu’on trouve dans le projet de Rachel Armstrong sur les « protocells », susceptibles, selon elle, de fournir une architecture d’un nouveau type aux cités de demain : créer véritablement des « villes biologiques » comme l’annonce un article de io9 signé Annalee Newitz. Rachel Armstrong a donné une conférence à Lift en 2013 présentée ici par notre collègue Hubert Guillaud (qui ne semble pas avoir été transporté d’enthousiasme !). Ce qu’il faut retenir de ces protocells, c’est qu’il ne s’agit pas de biotechs à proprement parler, puisque les « cellules » en question ne contiennent pas d’ADN, mais s’apparentent plutôt à des « gouttes » d’éléments chimiques capables de réagir les unes par rapport aux autres sans pour autant intégrer de code génétique. On pourrait dire que ce sont de purs « métabolismes » qui s’inspirent du vivant pour leurs capacités comportementales, mais ne possèdent pas de dispositif de réplication. Ces protocells, explique Annalee Newitz, sont déjà exploités pour réparer des briques défectueuses en générant directement du calcaire à partir de l’eau. Et Rachel Armstrong travaille également sur un projet nommé l’Hylozoic Ground qui cherche à créer un sol susceptible de capturer du carbone en fonction de la façon dont les gens marchent dessus (mais difficile de séparer le côté « installation artistique » d’une véritable application aux ambitions pratiques).

Enfin, il y a le projet « Future Venice« , mentionné à Lift, qui tente de sécuriser et réparer les fondations de la ville italienne grâce à un tel usage de protocells. Comme le soulignait déjà Hubert Guillaud, on ne sait pas vraiment où commence la vraie recherche et où finit le design fiction. Apparemment, c’est un peu plus que de la pure spéculation, mais il reste encore beaucoup de chemin à accomplir avant de passer à l’échelle.

Ce qui importe cependant ce n’est pas de savoir si les protocellules fonctionneront ou non, mais de constater la convergence des efforts vers une nouvelle forme d’industrialisation basée sur le vivant. Cela peut se faire de manière littérale avec la biotech et la biologie de synthèse, mais aussi de manière plus subtile, par l’usage de technologies hybrides ou « bioinspirées ».

Vers un retour à la terre ?

J’ai parlé à plusieurs reprises dans ces colonnes du texte fondamental de Freeman Dyson, « Our Biotech Future« , paru en 2007 dans la New York Review of Books. Mais il existe encore dans ce long texte un aspect qui mérite qu’on y revienne. La manière dont, selon l’astrophysicien, le recours à la biologie de synthèse pourrait changer la géographie de notre future civilisation, et rebattre les cartes entre ruralité et urbanisation.

Le texte de Dyson a près de 10 ans, mais comme le montre ce dossier, certaines de ses prédictions sont sur le point de se réaliser, même si c’est de manière un peu différente. Par exemple, il imagine que des vers manipulés génétiquement pourraient fouiller la terre à la recherche de matériaux et de métaux. Dyson imagine aussi des plantes dotées de « feuilles noires », basées sur le silicium, capables de récupérer une plus grande quantité d’énergie solaire que les traditionnelles plantes vertes. Des termites capables de manger des voitures au lieu des maisons ou des arbres susceptibles de produire directement du biocarburant au lieu de la cellulose…

Dyson nomme « technologie verte » une telle manipulation de l’écosystème, par opposition à la « technologie grise » issue de la révolution industrielle. Il va sans dire qu’il s’agit d’une définition très personnelle de la « technologie verte ». Elle ferait hurler de colère bon nombre des écologistes qui utilisent ce terme de manière tout à fait différente !

En tout cas, pour Dyson, l’ère de la biotech pourrait accompagner une recrudescence de la « technologie verte ». Or, poursuit-il, celle-ci a toujours une forte composante rurale. « La technologie verte utilisera la terre et la lumière du soleil comme ses principales sources de matières premières et d’énergie. La terre et la lumière solaire ne peuvent être concentrées dans les villes, mais sont réparties plus ou moins uniformément sur la planète. Lorsque les industries et les technologies seront basées sur la terre et le soleil, elles créeront des emplois et de la richesse pour les populations rurales. » Dyson voit ainsi l’avenir de lieux comme les villages d’Afrique ou d’Inde : « la plupart des villageois cesseront de se livrer à une agriculture de subsistance et deviendront des commerçants des enseignants, des banquiers, des ingénieurs ou des poètes. En fin de compte les villages iront en s’embourgeoiseant, comme c’est le cas aujourd’hui en Angleterre, avec les chalets des anciens ouvriers agricoles transformés en garages, et les quelques agriculteurs restants convertis en professionnels hautement qualifiés. » Pour Dyson : « les personnes qui préfèrent vivre dans les villes seront toujours libres d’aller des villages vers les villes, mais ils ne seront pas obligés de se déplacer par nécessité économique. »

On peut bien sûr s’interroger sur le réalisme de la vision de Dyson, sur les continents africains et asiatiques transformés à l’image d’une campagne anglaise digne de Chapeau melon et bottes de cuir. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est qu’elle montre l’existence d’une pluralité d’opinions quant à l’avenir de la civilisation au sein même des auteurs « optimistes ». Car, à la différence de Dyson, bon nombre des auteurs cités dans ce dossier comme Stewart Brand ou Ramez Naam sont bien plus convaincus d’une extension des cités que d’un retour à la ruralité.

Stewart Brand par exemple voit dans les villes un progrès écologique, mais peut être surtout social. Citant une phrase de Kavita Ramdas, qui dirigeait à l’époque le Global Fund for Women : « dans le village, tout ce qui est permis à une femme c’est d’obéir à son mari et des parents, préparer le millet, et chanter. Si elle se déplace à la ville, elle peut obtenir un emploi, démarrer une entreprise, et obtenir une éducation pour ses enfants. » Brand pointe également que le rythme d’innovation est largement supérieur au sein des villes. Quant à l’aspect écologique, les cités pourraient permettre une plus grande concentration des ressources, une réduction des transports, etc.

Il va sans dire par exemple que les fermes verticales dessinent un avenir essentiellement citadin. Des projets comme les « protocells » de Rachel Armstrong semblent aussi destinés à améliorer un environnement spécifiquement urbain.

Du coup, on ne peut s’empêcher de se poser une question un peu inquiétante. Et si Dyson avait raison : que le succès de la biologie de synthèse et des autres « technologies vertes » permettait effectivement un retour à la ruralité, mais que cela s’accompagne d’un recul en matière sociale et en innovation ?

Il ne s’agit plus seulement de se demander si on peut éviter l’effondrement, mais également de savoir à quoi peut ressembler cet avenir qu’on nous propose, même en restant dans une perspective optimiste.

Rémi Sussan

Après Vers l’effondrement : aurons-nous encore un futur ?, retrouvez le dossier « Contre l’effondrement » :

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0 commentaires

  1. Le savez-vous? les biologistes ne savent pas ce qu’est un être vivant. Et ils ne veulent pas le savoir.
    En tout cas le problème de savoir quelle est la spécificité d’un être vivant par rapport aux objets inanimés que la physique étudie et par rapport aux machine que cette même science étudie n’est pas résolu. Donc, les biologistes disent que les êtres vivants sont comme des « machines complexes ».
    Leur « maîtrise du vivant » est donc totalement illusoire.
    (voir l’ouvrage « Le vivant, la machine et l’homme »)

    1. Bonjour, je suis totalement d’accord avec vous !

      En outre, la question de la conscience du vivant, de son éventuelle souffrance, et de la déstabilisation de l’environnement que peuvent provoquer des organismes vivants génétiquement modifiés n’est pas du tout abordée par les biologistes non plus.

      D’ailleurs, cela est audible dans la vidéo de Rachel Amstrong qui dit : « elles n’existent pas en tant qu’entité unique » en parlant des bactéries ; tout en développant de manière contradictoire qu’elle peut en sélectionner des « espèces » présentant des caractéristiques différentes…

      Bonne soirée !

  2. Il n’y a pas de progrès ou de recul sociaux, juste des adaptations, chacune avec ses avantages et ses inconvénients.

    La place de la femme n’est pas pire à la campagne, c’est un mythe citadin !

    Quand aux progrès comme la GPA, le PMA, le mariage homo (pour qu’ils puissent acheter des bébé dans les usines à bébé d’asie), le plug anal et conchita wurth … vous parlez d’un progrès !!
    vive l’uterus artificiel et les bébés sur catalogue dans ce cas …

  3. Bonjour,

    Merci pour cet article très intéressant.

    Cependant, je n’ai pas compris : qu’entendez-vous par « L’effondrement » Monsieur Rémi Sussan ? Est-ce L’effondrement des ressources naturelles ou L’effondrement version apocalypse ? Aussi, le terme « effondrement » me surprend, car il m’évoque surtout un terme du jargon économique et boursier (effondrement des cours ; des actions, de l’économie, et cætera).

    Bonne soirée !

  4. Bonsoir,

    Dans ce contexte, « effondrement » est une allusion au livre de Jared Diamond « Effondrement » (Collapse dans le titre original), qui discute de la chute des civilisations. Surtout, ce dossier fait suite à un premier article d’Hubert Guillaud nommé justement « Vers l’effondrement«