Pourquoi les médias sociaux ne changent-ils pas le monde ?

La prolifération de l’usage des médias sociaux n’a pas abouti à un changement social significatif, estiment les chercheurs Alex Pentland, Manuel Cebrian et Iyad Rahwan dans un article (.pdf) du dernier numéro de la revue Communications of the ACM. Pour Alex Pentland, le directeur du Laboratoire des dynamiques humaines du Media Lab du MIT (dont nous avons souvent parlé, notamment en rendant compte de son livre sur la physique sociale) et du groupe de travail sur la science de la connexion, Iyad Rahwan (@iyadrahwan) directeur du groupe de recherche Scalable Cooperation du Media Lab et Manuel Cebrian du groupe de recherche consacré aux données Data61 de l’agence nationale de la recherche australienne, le CSIRO, si les médias sociaux ont fourni un carburant aux mobilisations spontanées, ils n’ont pas aidé à construire un changement social durable et réfléchi, c’est-à-dire des actions collectives coordonnées.

Pourquoi les médias sociaux ne parviennent-ils pas à transformer les mobilisations ?

Pour les 3 chercheurs, le fait que l’âge d’or des médias sociaux coïncide avec une crise du leadership mondiale, liée à notre incapacité à résoudre les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés, n’est pas surprenant. Ni les leaders charismatiques ni les foules anonymes ne semblent être désormais en mesure de rendre les grands enjeux suffisamment populaires pour mobiliser et permettre à la société d’agir. Le paradoxe de la coexistence des médias sociaux avec la Fin du pouvoir qu’évoque l’éditorialiste et ancien ministre du Venezuela Moisés Naim (@moisesnaim) dans son livre semble plus pertinent que jamais.


Vidéo : Les chercheurs ont illustré leur article d’une vidéo et d’une BD (.pdf).

Ces dernières années, les médias sociaux ont pourtant été les catalyseurs d’intenses mobilisations allant des Printemps arabes, à Occupy ou encore à la chasse à l’homme suite aux attentats de Boston ou les règlements de comptes en ligne qui ont suivi les émeutes de 2011 en Angleterre… Dans la plupart de ces événements, les médias sociaux ont été les animateurs des mobilisations, mais sans parvenir à réaliser leur potentiel. Si les médias sociaux parviennent à mettre les sujets sur la scène, ils ne parviennent pas à les transformer, à les accomplir.

Pour ces spécialistes de l’analyse des réseaux, il est plus que nécessaire de comprendre pourquoi les médias sociaux ne sont pas parvenus à devenir un canal pour construire le changement social. Si la compréhension des processus de mobilisation sociale a progressé, nous sommes loin d’être parvenus à une théorie fiable. En d’autres termes, si nous avons développé des modèles capables de prédire la propagation d’idées en ligne, nous manquons de modèles pour prédire le changement de comportement. « Nous soutenons que ces échecs d’utilisation et de prédiction ne sont pas causés par un manque d’expertise dans l’analyse des données, mais par une attention insuffisante sur les structures d’incitation sous-jacentes, le réseau caché de motivations interpersonnelles qui constituent le moteur de la prise de décision collective et de l’action. »

L’information ne suffit pas : comment construire de l’incitation à l’engagement ?

Pour les chercheurs, certaines expériences de mobilisation sociale ont montré le rôle des modalités d’incitation et pas seulement d’information. La capacité à faire levier des motivations personnelles des gens semble bien souvent un puissant moteur. Or, force est de constater que les médias sociaux peinent à maintenir et à favoriser la mobilisation sociale. Ils sont conçus pour maximiser l’information, la propagation et la viralité, au détriment de la construction de l’engagement et du consensus. Les médias sociaux actuels se préoccupent plus de diffusion d’informations qui sont chacune en concurrence pour l’attention des gens, que d’incitation ou de recrutement à l’action.

Pour les chercheurs, les médias sociaux commerciaux (parce qu’ils sont commerciaux) ont un « biais de viralité », qui conduit la recherche elle-même à se concentrer sur la dynamique de diffusion de l’information, plutôt que sur le recrutement à l’action. Selon eux, il est primordial de parvenir à mieux cartographier les incitations qui mènent à l’action… Les réseaux sociaux permettent de très bien mesurer la diffusion, mais beaucoup moins d’autres processus comme la réflexion, le processus argumentatif ou la formation de consensus… qui sont des facteurs importants pour relier les contenus à la motivation.

Des médias sociaux orientés vers le changement de comportement

Les 3 chercheurs rappellent tout de même que des progrès ont été réalisés dans la compréhension des incitations dans le domaine des sciences économiques, sociales et politiques, en faisant référence aux travaux sur la théorie de la conception des mécanismes d’incitation ou ceux sur les formes coopératives que sont le dilemme du prisonnier ou les jeux de l’ultimatum. Pour Pentland, Cebrian et Rahwan, ces méthodes sont autant de « sondes » qui permettraient d’affiner les modalités d’incitation dynamiques et doivent nous aider à développer de nouvelles générations de médias sociaux orientés vers le changement de comportements.

Si la diffusion d’information est essentielle à la formation des croyances, des opinions et des attitudes collectives, les incitations jouent un rôle tout aussi important. Convaincre quelqu’un est une chose, mais le recruter, l’engager à soutenir une cause exige plus de temps, d’efforts et de risques. Pour les chercheurs, il est essentiel de trouver de nouveaux paradigmes expérimentaux et de nouveaux outils d’observation qui favorisent non seulement la dynamique communicationnelle, mais aussi d’autres dynamiques qui engagent à la mobilisation sociale. Pour eux, il est essentiel de construire une nouvelle génération de médias sociaux qui favorisent la construction consensuelle de changements durables. « Les individus ne sont pas des atomes isolés. Sans une structure d’incitation correcte, un groupe d’individus ne peut pas se mobiliser en un collectif capable de résoudre des problèmes sophistiqués, voir changer la société ». Pour les chercheurs, « c’est là la tragédie d’une société totalement connectée et également connectée ».

Quand les gens discutent de questions sociales en ligne, il est très difficile pour eux de quantifier de façon fiable l’importance des différentes questions soulevées, peinant notamment à montrer la conscience (le nombre de personnes qui se soucient d’une question) comme la persistance (combien de temps les gens s’en soucient) de ces questions. Pour les chercheurs, cela rend difficile d’établir des seuils clairs d’importance permettant de prioritiser les problèmes. « Sans seuils significatifs pour l’action, l’ensemble de ces questions alternatives finissent par s’annuler mutuellement et conduisent au slacktisvism« , comme le soulignait Moises Naim dans un récent article sur The Atlantic Cities.

L’attention individuelle et collective est finie. Si la capacité des plateformes pour déduire, manipuler et capter l’attention s’améliore, force est de constater qu’elles ne favorisent pas la coordination et la construction de collectifs complexes. Le « but » n’est jamais atteint…

Comment mesurer ce qui nous incite à agir ?

« Nous avons besoin d’une meilleure compréhension de la façon d’exploiter et d’activer les incitations des réseaux via le filtrage de l’information et la construction du consensus ». Reste que ces incitations sont bien moins visibles. Elles se manifestent par les actions des individus qui proviennent elles-mêmes de multiples incitations. « Avant de produire une « théorie pratique de la mobilisation sociale », nous avons besoin de développer de nouvelles manières de mesurer, d’influencer et de modéliser les incitations en réseau pour interpréter l’action individuelle à leur lumière. »

Pour Adam Smith, seules les actions observables comptent. Mais dans sa Théorie des sentiments moraux, Smith expliquait qu’une véritable compréhension des phénomènes sociaux doit intégrer une multitude de motifs psychologiques et culturels. « En déplaçant notre attention des processus viraux observables à la modélisation de la dynamique de la motivation sous-jacente », nous trouverons peut-être la voie vers la prochaine génération de médias sociaux.

Bien sûr, si les chercheurs pointent très bien les limites des médias sociaux actuels, ils n’expliquent pas vraiment à quoi ressemblera cette prochaine génération de médias sociaux…

Comment mobiliser efficacement nos relations sociales ?

Dans un autre article publié sur Medium, les auteurs reviennent sur la théorie des petits mondes ou des 6 degrés de séparation qui voudrait que nous soyons tous reliés les uns aux autres via des chaînes de relations individuelles de 6 maillons. Mais si ces théories nous permettent de mobiliser efficacement nos réseaux sociaux, ils ne disent pas grand-chose des procédures que les gens utilisent pour cela et ce d’autant qu’ils ne connaissent pas la structure des réseaux de nos amis d’amis. Pourquoi les gens participent-ils, relayent-ils (ou pas) les demandes qui parcourent ces chaînes relationnelles ?

Quand le sociologue Duncan Watts a entrepris de reproduire l’expérience de Milgram à l’ère d’internet en demandant aux gens de relayer un courriel, il a surtout constaté que la plupart des chaînes de recrutement s’éteignaient. Même si le coût pour chacun est minuscule, la plupart des requêtes formulées s’arrêtent en cours de route. Pour Watts, la raison était liée à l’insuffisance des incitations.

Pour les chercheurs cela montre que « si nous voulons exploiter véritablement la puissance de notre petit réseau mondial, nous devons fournir les bonnes incitations ». Les chercheurs Jon Kleinberg et Prabhakar Raghavan ont imaginé alors des « réseaux de requêtes à l’incitation » consistant à récompenser les individus qui relaient les requêtes. Mais ce mode s’est révélé assez peu efficace en réalité, et très coûteux si ces incitations sont d’ordre financières par exemple…

Des défis pour comprendre le fonctionnement des réseaux

L’équipe du MIT a répondu en 2009 au défi réseau de la Darpa : un concours doté de 40 000 $ de prix consistant à faire retrouver 10 gros ballons rouges cachés sur le sol américain le plus rapidement possible via la mobilisation sociale. Elle a bien sûr remporté le défi en 6 heures en renversant les requêtes d’incitation. Plutôt que le recruteur fasse une offre aux recrues, celles-ci offraient une partie de la récompense à celui qui les avait recrutés pour participer.

Cette technique dite des « contrats fractionnés » est un moyen optimal pour recruter des personnes de manière distribuée, mais il a fallu 3 ans pour comprendre pourquoi ces contrats ont fourni un avantage concurrentiel par rapport aux requêtes d’incitation en réseau : l’avantage de ces contrats fractionnés est qu’ils nécessitaient de recruter très peu de personnes par recruteur pour fonctionner.

contratsfractionnes
Image : illustration du fonctionnement des contrats fractionnés, récompensant ceux qui ont recruté les participants.

En 2011, les chercheurs du MIT ont voulu répondre à un autre concours de la Darpa : le Darpa Schredder Challenge, un défi consistant à reconstituer un document déchiquetté en 10 000 petits morceaux. Pour répondre au défi, l’équipe du MIT a utilisé les contrats fractionnés pour recruter et mobiliser plus de 3500 participants, mais des actes de sabotage ont ébranlé ceux-ci, stoppant net les progrès collectifs et entraînant un exode massif des crowdworkers recrutés à cette occasion. Si l’équipe du MIT n’a pas remporté ce défi, elle a appris des limites de l’ouverture à la participation. Les contrats fractionnés et la production participative (crowdsourcing), comme la plupart des formes participatives sont souvent démunies face aux questions de malveillance, de vandalisme ou de sabotage.

Limiter le sabotage ?… Pas si simple !

Les chercheurs du MIT réfléchissent maintenant à des moyens pour désactiver le sabotage… Si les contrats fractionnés savent récompenser la participation le long des chaînes de recrutement, les recruteurs de saboteurs doivent être incités à vérifier, arrêter ou punir les saboteurs qu’ils ont recrutés. La solution pratique est encore à tester, estiment les chercheurs. Reste que réduire le sabotage ne sera peut-être pas si simple.

Des chercheurs ont en effet mis à jour le « dilemme de la production participative ». En fait, dans le cas où des équipes recherchent le même type d’information, les comportements malveillants semblent la norme plus qu’une anomalie. Pire : rendre le sabotage plus coûteux ne dissuade pas les saboteurs, mais conduit toutes les équipes en compétition à un résultat moins efficace, du fait d’une recherche collective moins bienveillante et d’une plus forte agressivité. Si la recherche participative est efficace, facile à mettre en oeuvre et peu chère, elle est sensible à la malveillance notamment du fait même de ses méthodes de recrutement. Les formes participatives et leurs ennemies évoluent de concert : à mesure que l’une s’arme, l’autre répond. Tout l’enjeu est d’arriver à recruter plus de participants bienveillants que de malveillants.

En fait, estiment les chercheurs : la manière dont nous cherchons des gens donne beaucoup d’information sur ceux qui cherchent. Le sociologue Mark Granovetter a montré que l’étendu et la diversité de nos « liens faibles » nous donnent des opportunités pour augmenter nos capacités (voir notamment « Les liens faibles, moteurs de notre diversité informationnelle ? » et « Réseaux contre hiérarchies : liens faibles contre liens forts »). Les personnes qui peuvent plus facilement accéder à la connaissance, à l’information, aux possibilités d’emplois au sein d’une grande diversité de communautés sont plus en mesure que les autres de tirer parti de cette position privilégiée. Comme l’ont montrés les travaux de Marta Gonzalez du Laboratoire sur les mobilités humaines et les réseaux du MIT : les réseaux urbains sont constitués de communautés très homophiles. En fait, les humains ont favorisé les réseaux où un message peut atteindre tout le monde et permettre de trouver des personnes semblables de manière plus efficace, même si cela implique que tout le monde sache à quelles communautés la personne appartient. C’est un exemple de structure auto-organisée qui permet à de petits groupes d’individus de résoudre un problème complexe par la coopération en tirant profit de la connaissance collective.

Le problème est que les réseaux sont constamment en effervescence, constamment à la recherche d’une reconfiguration pour augmenter leur consultabilité, leur portée… quand bien même cela mène à un monde trop interrogeable, trop connecté au détriment de l’attention et de l’énergie de chacun. Un peu à l’image des médias sociaux que nous utilisons qui cherchent toujours à élargir le nombre de personnes auxquels vous êtes liés, quand bien même cet élargissement conduit toujours à une toujours plus insoluble infobésité. Pour les chercheurs, l’enjeu ne semble pas tant de trouver des configurations sociales simplifiées ou des modes pour disparaître des réseaux… que d’interroger les questions d’incitations et de participation, de concentration plus que de dilution, d’engagement et d’activité.

Hubert Guillaud

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  1. Les médias sociaux ont déjà changé le monde. Ils l’ont fait comme des médias peuvent le faire: en élargissant (considérablement) l’espace public. Ce qui ne fonctionne pas, c’est l’absence de relais et d’organisation politique. Comme beaucoup, tes « chercheurs » confondent espace médiatique et espace politique. L’un donne accès à l’autre, mais il n’y a pas de transformation magique d’une dynamique sociale en force politique. C’est de ce côté-là que tout reste à faire.

  2. On est toujours ravi d’apprendre que les physiciens veulent changer le monde et mobiliser les collectifs, il ne leur reste qu’à lire un peu plus de littérature en sciences sociales et en sciences politiques en particulier pour se mettre à jour et produire des hypothèses qui ont un peu de sens. L’analyse des mouvements sociaux n’est pas récente et par exemple Offerlé propose une typologie très intéressante ( le nombre, l’expertise et le scandale) que j’ai reliée aux réseaux sociaux pour bien montrer que les réseaux sociaux sont « by design » faits pour relayer le scandale et non l’expertise, alors que les pétitions en ligne jouent sur le nombre. C’est un peu comme pour le public fantôme de Lippmann : à partir du moment où l’on n »est pas en décalage sur les attentes vis à vis de la démocratie ( qui est intermittente pour Lippmann) on ne passe pas son temps à se plaindre de la non participation du public. POur les réseaux sociaux, ce sont des accélérateurs de vibrations de surface, très intéressants et plutôt nouveaux pour les sciences sociales mais qui ne nous apprendront rien sur les enjeux de « structure » (y compris en analyse sociale de réseaux) ni sur les enjeux de préférence, de décisions, de choix rationnels, etc, qui relèvent eux d’un autre point de vue. En voulant se tourner vers ces approches, Pentland et ses amis ne font que parcourir le spectre des approches des sciences sociales en adoptant ici celui du marché (version économiste ou psycho sociale ou cognitive, c’est pareil) qui sont très valables mais aussi très limités pour leur validation à des univers restreints et c’est normal. On peut très bien tenter d’appliquer ces méthodes ( théorie des choix rationnels, préférences, décisions, game theory, etc.) aux réseaux sociaux mais on y gagnera et on y perdra et à coup sûr on ne comprendra pas grand chose de plus à la mobilisation sociale ( qui,elle, relève encore d’autres approches…). Cela dit , je pense aussi que l’innovation devrait largement tendre vers des plates-formes d’intelligence collective, et non vers toujours plus de réactivité comme nous le proposent les systèmes à haute fréquence que sont les réseaux sociaux.