Quel est l’objectif politique de la « société en réseau » ?

Une critique récurrente du ciblage et du profilage souligne combien, contrairement aux discours anxieux et alarmistes que beaucoup tiennent, les appariements ne marchent pas si bien voire pas du tout. Le ciblage publicitaire de la plupart des grandes plateformes en est l’exemple le plus connu : la plupart du temps, malgré tous les efforts dépensés à le réaliser, ce ciblage manque sa cible et demeure extrêmement perfectible. Mais ce n’est pas le cas seulement de la publicité. Exemple ce matin, avec un e-mail de Linked-in qui me conseille des annonces d’emplois soi-disant adaptées à mon profil… « des annonces sur mesure » qui sont toutes complètement à côté de la plaque…

Les appariements ne sont donc pas aussi magiques qu’on nous l’annonce. C’est pour cela qu’il semble que l’enjeu ne soit pas de leur faire toute confiance – d’où notre critique, par exemple, du solutionnisme de l’initiative de Paul Duan et de Pôle Emploi. Or, les logiques d’appariements sont au coeur même des Big Data. Partout, les outils cherchent à rapprocher les données entre elles. Mais dans quel but ?

Quelle est la finalité des appariements ?

Il est peut-être nécessaire d’interroger le potentiel des appariements : que nous promettent-ils ? Quel progrès portent-ils en eux ? Quelle promesse nous font-ils ? Quelle est leur finalité ? Que veulent-ils améliorer ? Quel est le but ultime de cette analyse de données ? Quel est le potentiel que le Big data veut libérer, pour que, malgré ses méfaits (surveillance, marketing…) nous nous y soumettions – même si nous n’avons pas beaucoup d’alternatives. De quelles valeurs ces appariements sont-ils porteurs ?

Pour éclairer cette question, il faut pouvoir regarder loin devant, tenter de décoder le discours auto-réalisateur du marketing ou analyser les promesses des gourous du Big Data. Essayons de regarder loin devant.

« Les Affinités ont prouvé la puissance des algorithmes sociaux. Sauf qu’elles étaient uniquement, disons, la Ford T des structures socionomiques. On est en train d’en construire de meilleures ! Des algorithmes évolutionnaires pour améliorer toutes sortes d’échanges à somme non nulle ! »

affinitesLe nouveau roman de l’écrivain de science-fiction, Robert Charles Wilson, Les affinités met justement en tension cette promesse. Dans ce très court livre, Wilson imagine un test psychologique, un algorithme, capable de déterminer des affinités électives entre personnes, basées sur l’analyse psychologique de leurs traits de personnalités (sur un modèle bien plus évolué que le Big Five que l’on connaît) qui catégorise les gens en plusieurs familles psychosociales (un peu comme les 4 grandes maisons dans Harry Potter que détermine le choixpeau magique, où les 5 factions de Divergente ). Le test psychologique détermine des affinités électives qui permettent aux gens de mieux se trouver et de se rapprocher autour de « 22 formes » différentes de collaboration. Quand vous appartenez à « une famille » vous êtes invités à participer à des groupes, des clubs, avec d’autres membres de cette famille, avec lesquels vous êtes assez vite en communion, car les rapprochements psychologiques permettent de se comprendre et de s’apprécier bien plus rapidement et intuitivement.

« Toutes les Affinités avaient le même but : rassembler des personnes choisies pour leur intercomptabilité ».

Dans son roman, Wilson montre l’évolution politique et économique de ces nouvelles formes d’organisation de la société qui favorisent certaines affinités sur d’autres et excluent ceux qui n’appartiennent à aucune. Wilson imagine que certaines « maisons », certains groupes d’appariements, parviennent à mieux s’organiser que d’autres. Leur regroupement projette un nouveau modèle d’organisation sociale. L’appariement permet d’établir une confiance parce qu’elle repose sur une analyse qui la permet et la renforce. Elle projette de nouvelles formes de relations sociales : elle développe, augmente, tente de faire évoluer le plafond de verre de nos rapports psychosociaux.

Et, jusqu’à ce qu’un nouvel algorithme propose une nouvelle méthode d’appariement, qui ne cherche plus à scinder la société en clans, en groupes qui partagent une vision commune, mais à rapprocher les gens différents, pour passer à une autre étape d’organisation sociale, plus empathique et altruiste – et qui fait écho aux débats sur les meilleures formes d’altruisme à promouvoir.

« Les Affinités ont été une tentative de maîtrise et d’amélioration du don humain pour la coopération. Tentative réussie… pour ceux acceptés comme membres. Mais les Affinités sont un modèle tribal. Vingt-deux utopies de poche, chacune avec un droit d’entrée. Vingt-deux édens, chacun clos d’un mur par-dessus lequel une foule d’exclus jaloux et hostiles regarde à l’intérieur.

Parce que favoriser la coopération ne suffit pas. C’est un moyen, pas une fin. Les tribus élaborent des buts bénéfiques pour la tribu, et les tribus entrent en conflit. L’interminable guerre des Affinités – ou la prise de pouvoir politique par une seule Affinité – n’est pas un résultat que nous devrions entériner ou autoriser.

New Sociome ne fonctionne pas de la même manière. Les noyaux sociaux que nous créons sont ouverts et polyvalents. Nous créons des molécules sociales qui se lient de manière complexe et rendent possible un nouveau comportement émergent. Si nos algorithmes de connexion privilégient des transactions à somme non nulle, tout comme les Affinités, ils favorisent aussi des buts universels à long terme : prospérité, paix, équité, durabilité. L’arc de l’histoire humaine est long, mais nos algorithmes tendent vers la justice. Nous ne faisons pas que tomber. Nous nous projetons. »

Le but de la « physique sociale » qu’évoquait Alex Pentland vu à travers le prisme du roman de science-fiction de Wilson n’est donc pas seulement de comprendre les lois de l’organisation sociale, mais d’optimiser cette organisation, de rendre ces lois plus agiles, plus ouvertes, plus capacitantes… et donc de transformer les rapports sociaux, de nous faire atteindre une nouvelle étape dans la manière même dont nous faisons société.

Pour ma part, j’ai l’impression que cette promesse puise dans l’histoire même d’internet, dans cette nouvelle forme de relation entre les uns et les autres, rendu possible par le réseau, dans le fait qu’il a fait voler en éclat la proximité géographique et familiale qui a longtemps été la seule « authentique » forme de rapprochement entre les gens. Via les forums et les blogs, puis via les réseaux sociaux, nous avons commencé à tisser de nouvelles relations affinitaires détachées des questions de proximité physique, au profit de communautés d’intérêts. La promesse des appariements est de nous mettre en relation avec les gens qui comptent, des gens avec lesquels nous allons nous entendre, débattre, travailler, avec lesquels nous allons entrer en résonance, avec lesquels nous allons avoir des relations riches parce que nous nous comprenons bien – même si plein de choses nous opposent. Des gens avec lesquels nous avons peut-être des modes de pensées, des grammaires, des vocabulaires communs ou qui permettent de se comprendre ou de débattre plus facilement.

Dans le roman de Wilson, cette mise en connexion résonne comme une mystique… qui semble renfermer un programme, une vision politique. Les « familles », les « clans », les « affinités » deviennent des formes d’organisation politique de la société… se construisant les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’un nouveau test psychologique trouve de nouvelles formes d’appariement, le « New Sociome », une compréhension nouvelle du déterminisme social ou plutôt chez Wilson des caractéristiques psychosociales des individus. Les appariements sont une méthode d’ingénierie sociale qui vise à la fois à modeler et optimiser les actions individuelles et collectives, à modifier les comportements des groupes sociaux, à manipuler les comportements et la psychologie des individus et des groupes.

« Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes… Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande “vous êtes ceci”,vous êtes cela”, “vous êtes…”. Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-même votre dehors, le dehors de toute chose. »
La Zone du dehors, Alain Damasio.

Quel est le but de la société connectée ?

Tant et si bien qu’il faut certainement interroger plus avant ce « connexionnisme », comme nous devons interroger les finalités du progrès technique, du transhumanisme, de la croissance ou de l’innovation technologique. Loin de moi d’avoir la réponse… Mais j’ai l’impression que mieux déchiffrer la promesse des appariements permettra de mieux éclaircir le programme de société, l’un des programmes politiques des Big Data.

Faut-il suivre la philosophe Antoinette Rouvroy quand elle souligne que la société en réseaux est une société de l’optimisation qui vise à transformer les comportements. Les faire passer de la réflexivité, de la critique, de la prise de conscience à un « mode stimuli-réflexe » ? Si on lit Wilson, la société en réseau est une société de l’entre-soi, une société de l’hypertrophie des sphères privées, des appariements affectifs, qui est à l’exact opposé d’un espace public et donc d’un espace politique.

La promesse de la société en réseau consiste à appliquer les principes de l’efficacité, du perfectionnement, de l’amélioration aux relations entre les hommes. Elle promet de dépasser nos biais cognitifs, comportementaux, moraux, sociaux et psychologiques, tant individuels que collectifs. Elle est l’application du projet du progrès technique aux relations humaines, à nos manières mêmes de faire société, groupes, communautés. Elle ne vise pas seulement à transformer les caractéristiques physiques et mentales de l’homme, comme le projette le progrès médical continu que synthétise le transhumanisme. La société en réseau consiste à trouver de nouvelles formes de régulation de la société elle-même. A appliquer des solutions technologiques aux problèmes sociaux, au détriment du dissensus, du débat, des frictions, des conflits… Nos comportements sociaux deviennent un problème que les solutions techniques se proposent de résoudre, au détriment de notre propre complexité. Les modalités mêmes du social sont amenées à être transformées. Le but même du social devient l’optimisation et l’efficacité. Ce social « augmenté », connecté, consiste alors à remplacer les différences économico sociales par d’autres, psycho comportementales… Qu’importe si ce projet technique repose sur une mauvaise analyse politique, comme l’explique très bien la philosophe Chantal Mouffe dans son très stimulant petit essai, L’illusion du consensus (voir son éclairante interview dans Libération).

Or ce projet sociétal de dépasser le plafond de verre de nos comportements sociaux (qui conduit aux guerres, aux conflits, aux frictions, aux débats, à la mésentente…) résonne en chacun de nous. Tout le monde veut d’une société qui aille mieux, comme tout le monde souhaite un progrès technico-médical qui nous permet de moins souffrir, d’être moins malade, ou de vivre plus longtemps. Là où il y a motif d’inquiétude, c’est que cette promesse n’est pas opérée par chacun, mais par certains. Comme disait Dominique Cardon dans l’introduction de Aux sources de l’utopie numérique : « Loin de bouleverser les hiérarchies sociales, comme l’ont tant proclamé Wired et les prophètes du réseau, l’expressivité connectée des engagés de l’Internet a sans doute plus transformé les modalités d’exercice de la domination que la composition sociale des dominants. » Pour le dire autrement, il n’est pas sûr que cette nouvelle organisation sociale que nous promet la société en réseau soit plus égalitaire et mieux distribuée pour que chacun puisse y prendre part.

« Dans la vie ordinaire, nous n’agissons pas suivant une motivation, mais selon la nécessité, dans un enchaînement de causes et d’effets ; il est vrai qu’une part de nous-mêmes intervient dans cet enchaînement, nous permettant de nous juger libres. Cette liberté de la volonté est le pouvoir qu’a l’homme de faire volontairement ce qu’il veut involontairement. La motivation, elle, n’a aucun contact avec la volonté ; on ne peut la soumettre à l’opposition de la contrainte et de la liberté, elle est l’extrême contrainte profonde et l’extrême liberté. »
Robert Musil, L’homme sans qualité

Quelles valeurs, quelles convictions façonnent le programme des appariements ? Quelle société projette-t-il ? On voit bien que l’objectif du réseau est de changer le modèle social des organisations humaines… Nos relations sociales buttent peut-être sur un plafond de verre, mais il n’est pas sûr que la transformation du sociale elle-même permette de les renverser, si les valeurs qui président à son renversement ne reposent pas sur la liberté, l’égalité et la fraternité, mais plutôt sur la docilité, l’entre-soi et la compétition.

Augmenter nos capacités sociales ne dit pas dans quel sens ? Est-ce un changement pour une meilleure « paix sociale » – c’est-à-dire un meilleur contrôle social ? Ou pour autre chose (ce qui suppose de savoir quoi) ? Tout le problème de cette augmentation, c’est qu’elle n’est pas claire sur ses propositions de valeurs…

Hubert Guillaud

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  1. Toutes ces questions sont pertinentes. Peut-être faudrait-il les voir non comme de nouvelles questions mais comme une reconduction de celles de nos prédécesseurs. Dans une voie nietzschéenne, il y a Peter Sloterdijk qui a abordé le débat de l’autodomestication dans son Règles pour le parc humain. La montée de «l’anthropotechnique» nous forcera tôt ou tard, dit-il, à ne plus laisser le hasard nous « former » mais à designer nous mêmes ce que l’on veut/doit devenir.

  2. En lisant cet article on se dit que l’enfer restera encore longtemps pavé de bonnes intentions. Dans une œuvre comme Matrix, les inégalités sont au cœur du système et elles peuvent perdurer des millénaires jusqu’à une erreur fatale de ce dernier, et c’est à mon avis la grande différence entre un système géré par des humain et un système géré uniquement par des machines. Mais on voit bien que l’idée est d’essayer de créer une société ordonnée et efficace pour longtemps (le plus longtemps possible).
    Sur ce point, l’excellente série PSYCHO-PASS, qui dépeint le Japon de l’an 2112 où il est possible de mesurer instantanément l’état mental de chaque citoyen, montre bien qu’une fois qu’un système aussi intrusif est mis en place, personne ne peut s’y soustraire (à de rares exceptions près). L’enjeu devient alors d’arriver à saisir les rares opportunités qui permettront de faire évoluer le système : Voilà pourquoi un système qui se montrerait réfractaire à presque toute évolution, devrait immédiatement faire naître une grande méfiance chez tout individu.