L’expérimentation psychologique en crise

Y aurait-il quelque chose de pourri dans le royaume de la psychologie ? De plus en plus nombreuses, des voix s’élèvent pour remettre en cause la valeur des expérimentations en sciences humaines, ou plus exactement des conclusions qu’on tire de ces expérimentations. Il est vrai qu’il n’est pas facile de travailler sur les humains, ou même avec des rats. La physique quantique a beau être extrêmement compliquée, au moins les particules élémentaires ont-elles la décence de se comporter en suivant des équations bien définies (même si personne ne comprend vraiment ce que signifient ces équations).

La molécule morale, vraiment ?

Un exemple récent de ce genre de problème a été souligné notamment par le New Scientist et concerne la fameuse « molécule de l’amour », l’ocytocine. On sait que cette hormone est produite naturellement chez les humains lors de l’orgasme, de l’accouchement, de la lactation. Diverses expériences ont montré qu’elle était censée augmenter la confiance entre les participants d’un groupe. Pour établir l’existence d’un tel effet, on a fait passer -avec succès- aux sujets un « jeu de la confiance ». En voici une des variantes les plus connues : après avoir respiré de l’ocytocine via un spray nasal, on fournit aux sujets une somme d’argent (comme toujours, il existe aussi un groupe placebo), puis on propose à chaque sujet de confier cette somme à un autre membre du groupe. En cas d’acceptation, la somme est triplée. Le sujet récepteur, bénéficiaire de la transaction, pourra alors partager l’argent avec le donateur, mais là encore, seulement, s’il le souhaite. La confiance est donc doublement testée : chez l’éventuel donateur, qui peut toujours refuser cette transaction. Et chez le récipiendaire, qui peut bien entendu choisir de tout garder pour lui. Il existe en psychologie cognitive une infinité de variations autour de ce genre de jeux.

zakL’ocytocine est vite apparue comme une espèce de remède miracle à nos problèmes de communication, et a même été baptisée la « molécule morale » par le neuroéconomiste Paul Zak, qui est devenu l’évangéliste de ce nouveau traitement, à coup de livres et de conférences Ted.

Un enthousiasme un peu prématuré, peut-être ? Car toutes les expériences n’ont pas donné des résultats positifs. Ainsi, nous explique le New Scientist, une étude effectuée à l’Institut de Technologie de Californie à Pasadena sur les différents travaux effectués avec l’ocytocine est aboutie à la conclusion que l’effet de la molécule sur le comportement se rapprocherait dangereusement de zéro.

La mésaventure arrivée à une équipe de l’université catholique de Louvain, racontée par le New Scientist et de manière plus complète dans Vox, nous montre l’étendue du problème.

L’expérience, effectuée en 2010, confirmait largement les effets de l’ocytocine. Dans cette étude, les sujets devaient écrire un texte sur leurs fantasmes sexuels, puis les placer dans une enveloppe, avec la garantie que les chercheurs ne regarderaient pas le contenu de cette dernière. Toutefois, s’ils le souhaitaient, ils pouvaient sceller celle-ci, et même y ajouter du scotch s’il le désiraient. 60 % des participants ayant pris de l’ocytocine négligèrent de fermer leur enveloppe, contre 3 % du groupe placebo. 80 % de ceux-ci scellèrent l’enveloppe, et y ajoutèrent l’adhésif.

« Nous avons trouvé que cette hormone avait un effet magique« , raconta l’un des chercheurs, Anthony Lane, au journaliste de Vox.
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Par la suite, l’équipe de Lane essaya de réitérer son exploit précédent, avec une petite modification. Alors que la première expérience avait été effectuée en simple aveugle (autrement dit, l’expérimentateur savait qui avait pris l’ocytocine et qui avait eu le placebo, les sujets, bien entendu, l’ignoraient), la nouvelle version se faisait en double aveugle (cette fois, l’expérimentateur ignorait qui avait pris quoi). Et là, plus rien, ça ne marchait plus.

Il publièrent un premier papier relatant cet échec, dans la revue PlosOne. Cependant, les chercheurs de Louvain ont en réalité depuis mené 25 études sur cette expérience, dont six seulement ont donné des résultats positifs. Malheureusement, la plupart des études négatives ont été refusées à la publication. Au final, cette équipe de chercheurs a publié cinq papiers sur l’ocytocine, dont un seul met en doute son efficacité.

Ce genre de problème est connu en science , c’est ce qu’on appelle le « biais de publication« . Autrement dit, seules les recherches mettant en avant un résultat nouveau, excitant, positif, se retrouvent publiées.Les grands journaux ne s’intéresseront pas aux études qui n’apportent aucune nouveauté fondamentale (« on a essayé, et on n’a rien trouvé »).

N’oublions pas de mentionner pour mémoire, mais c’est un autre sujet, que d’autres équipes ont trouvé des effets carrément négatifs à l’ocytocine : celle-ci augmenterait les pulsions racistes des sujets. En fait elle augmenterait la confiance entre membres d’un même groupe, mais inciterait aussi au rejet de l’étranger. Ceci dit, c’est quand même un résultat « positif » (au sens qu’il s’est passé quelque chose) et là aussi, il faudrait savoir si les expériences ont été convenablement répliquées.

En fait, l’ocytocine n’est pas le seul exemple de ce genre de problème. Par exemple, le bilinguisme est considéré comme un outil augmentant certaines capacités cognitives. Bon nombre des expériences l’affirment. Mais Deric Bownds, citant une étude d’Angela De Bruin, nous montre que là aussi, le biais de publication pourrait bien être à l’oeuvre. « 63 % des études montrant un avantage au bilinguisme ont été publiées, contre seulement 36 % des études qui l’ont mis en doute. »

Une autre hypothèse qui semblait établie depuis les années 90 est celle de « l’épuisement de soi ». L’idée que la volonté serait comme un muscle qui se fatiguerait si on le met trop à contribution. Là aussi, une récente tentative de réplication de l’expérience originale effectuée auprès de 2000 personnes n’a rien trouvé de concluant.

Pourquoi est-il si difficile de répliquer une expérience ?

Ces exemples touchent un problème plus profond qui secoue la communauté scientifique, qui est celui de la réplication des expériences. Le fait est que bon nombre de travaux échouent à être reproduits correctement, ce qui fait le corpus de nos connaissances en psychologie – mais pas seulement – pourrait bien être largement biaisé. Le phénomène a été expliqué dans un long article de Nature paru en 2015. On y apprend qu’une étude menée par Brian Nosek du centre d’Open Science en virginie, a entrepris (avec 269 co-auteurs) de répliquer 98 expériences de psychologie concernant les réactions à la peur chez des enfants et des adultes. (la recherche portait originellement sur 100 papiers, mais dans deux cas, la réplication avait déjà été effectuée indépendamment). Résultat, sur les 100 publications mentionnées, seules 39 réplications ont été en mesure de confirmer les travaux originaux.

Dans son blog MusingOne, Lonnie Aarssen nous donne quelques exemples des raisons pour lesquelles la réplication est un exercice particulièrement malaisé. Entre autres, il cite la longueur limitée des articles, exigée par les éditeurs, ce qui fait que certains détails de l’expérience ne sont pas publiés, rendant sa répétition plus difficile. Ensuite, la pression exercée sur les chercheurs pour qu’ils publient le plus grand nombre d’articles possible. Ce qui fait qu’il n’ont souvent pas le temps de recommencer leur expérience pour s’assurer de la valeur de leurs résultats. Ou encore la manie du secret et la nécessité d’aller plus loin que la concurrence. et Aarsen de citer un article paru dans Nature de Francis Collins et Lawrence Tabak : « certains scientifiques ont la réputation d’utiliser une « sauce secrète » pour faire fonctionner leurs expériences – et de retirer certains détails de la publication ou de les décrire vaguement, de manière à conserver un avantage concurrentiel. »

Si la psychologie est particulièrement ébranlée par ces travaux, elle n’est pas la seule. La biologie ne serait guère mieux lotie : toujours selon Nature, seuls 6 de de 53 papiers sur le cancer auraient ainsi pu être correctement répliqués.

Les commentaires à l’article de Nature nous montrent en tout cas que le point de vue de Nosek n’est pas universellement partagé. Après tout, comme le note ironiquement un commentateur, si cela est vrai, il existe 61 % de chances pour que le travail de ce dernier ne puisse, à son tour, être répliqué !

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. Excellent article! Ce point est crucial. Toutefois, il ne faut pas croire que le travail n’est jamais fait – ni que les résultats qui nous déplaisent sont invalides. Par exemple, la célèbre expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité (le brave gars qui se retrouve à infliger des décharges de 250V à un type parce qu’on le lui ordonne) a été dûment refaite et son déprimant résultat confirmé…