Comment accélérer l’innovation ?

Nous avons déjà présenté Dirk Helbing : il est celui, qui, à Zurich, dirige le projet FuturICT qui cherche à simuler le monde. Dans un récent long post sur son blog, il ajoute plusieurs éléments au débat sur la stagnation de l’innovation, que nous avons mentionné à plusieurs reprises dans nos colonnes.Il rejoint donc tous ceux qui, à l’instar de Richard Jones ou Neal Stephenson pensent que les choses ne vont pas aussi vite qu’elles devraient, que la notion d’accélération de l’innovation qu’on nous sert souvent est un mythe.

Au contraire, précise-t-il, nous nous montrons incapables de résoudre des problèmes maintenant posés depuis plusieurs décennies. Ainsi, on connait l’existence du changement climatique depuis les années 60 et aucune innovation n’a pu le stopper. Helbing ne nie pas bien sûr l’existence de progrès technologiques énormes, comme dans le domaine de l’automatisation, mais justement, précise-t-il, cette robotisation à outrance risque de faire perdre des milliers d’emplois et favoriser une précarité grandissante. Il est donc nécessaire là aussi d’encourager l’innovation dans les domaines économico-sociaux pour intégrer cette brusque mutation technologique. Et là encore, nous sommes loin de répondre assez vite.

D’après certains, affirme-t-il, il n’y a pas eu d’innovation réelle depuis la relativité d’Einstein et la théorie de l’évolution de Darwin, et pour lui, cette affirmation n’est pas fausse (c’est un peu dur pour les découvreurs de la mécanique quantique et de la structure de l’ADN, mais bon…). Helbing veut donc « accélérer » l’innovation. Comment faire ?

La bureaucratie de la recherche

Tout d’abord, diagnostiquer le problème. Helbing détaille le fonctionnement de la recherche dans les milieux universitaires et c’est effectivement assez édifiant (dans un article précédent nous avons présenté l’avis de l’entrepreneur Jerzy Gangi qui exposait lui les problèmes liés aux mécanismes de l’innovation dans le milieu des startups).

Tout d’abord, nous explique-t-il, une agence ou un ministère doit identifier les tendances, les axes de recherche prometteurs, ce qui peut prendre déjà plusieurs années. Une fois ceci fait, un appel à proposition est lancé. En général, comme les ressources sont limitées et qu’il est impossible d’analyser un trop grand nombre de projets, on s’arrange pour que la constitution d’un dossier soit particulièrement compliquée et difficile. Ensuite, les projets présentés sont examinés par un processus de peer review, ce qui est aussi assez long. Dans l’ensemble nous dit-il, 40 % du temps des scientifiques est consacré à la rédaction de projets ou à l’analyse et aux commentaires de ceux-ci.

Comme le précise Helbing, il n’est pas du tout certain que les projets finalement sélectionnés soient les meilleurs, mais même si c’est le cas, que se passe-t-il alors ? Une fois l’idée acceptée, il se déroule au moins 6 mois avant le début du travail proprement dit. Lequel durera approximativement 4 ans, le temps en général de l’obtention d’un PhD. Au final, il peut se passer 10 ans entre la détection d’un problème et sa solution. Ensuite, pour que cette nouvelle idée entre dans la conscience publique via l’éducation par exemple (ce qui est assez rare), on peut compter encore 30 ans. Si des intérêts commerciaux sont en jeu, ajoute Helbing, on peut compter encore une vingtaine d’années de retard supplémentaire, comme cela s’est passé dans les secteurs de l’énergie et du tabac.

Un autre problème est lié à la résistance envers les véritables innovations « disruptives ». Car si tout le monde affirme aimer l’innovation, remarque-t-il, dans les faits, les gens sont bien plus frileux. Les progrès « graduels » restent assez consensuels et remportent donc plus facilement l’adhésion unanime d’un comité de financement. Au contraire, les innovations disruptives, pourtant volontiers portées aux nues, sont, en réalité, souvent controversées et entraîneront des divisions au sein dudit comité.

De fait continue Helbing, les innovations disruptives sont en général rejetées au départ. Et de citer le président des Etats-Unis Rutherford Hayes, qui en 1874, se demandait qui pourrait vouloir utiliser un téléphone. Ou l’inventeur Lee de Forest qui déclara que la télévision était techniquement possible, mais « irréalisable commercialement et financièrement ». Ou encore Edison qui affirmait que « personne n’utilisera jamais le courant alternatif » (quoique dans ce cas précis, son animosité personnelle envers Nicolas Tesla s’est peut être révélée plus déterminante qu’une opposition abstraite à l’innovation !).

Tout cela contribue à rendre le système totalement dysfonctionnel. Mais ce n’est pas qu’une question de financement ou d’argent, la difficulté est plus profonde, structurelle : « Obtenir des fonds n’est pas le plus gros problème », écrit-il. « Le problème est qu’on nous demande de planifier des innovations, alors que les meilleures idées apparaissent spontanément. Les institutions qui financent aiment des propositions bien élaborées, mais une fois que l’on peut élaborer de nouvelles idées dans le détail, elles ne sont plus à l’avant-garde. » De plus, quand une véritable innovation de rupture apparaît, il est difficile de savoir où elle mènera et quelle est sa véritable signification, même pour ses auteurs. Et Helbing de citer la fameuse phrase de James Maxwell, le théoricien de l’électricité : « Je ne sais pas à quoi peut servir l’électricité, mais je suis sûr que le gouvernement de Sa Majesté trouvera bientôt un moyen de la taxer ».

Le wikipedian protester selon xkcd
Image : Le « Wikipedian protester » selon xkcd.

Repérer les nouvelles tendances

Pour créer un « accélérateur d’innovation », poursuit donc Helbing, il faut chercher une autre méthode que cette bureaucratie des appels à projets. Quelles modifications, se demande-t-il, seraient-elles susceptibles de raccourcir le temps de développement d’une innovation, de 30 ans à 5 ans, 5 mois, voire cinq semaines ?

Puisqu’on ne peut pas planifier une innovation, qu’on ignore comment elle va se manifester, ce qu’elle donnera comme application pratique au final, la méthode doit donc consister à découvrir où se développent les nouvelles idées, qui les porte, et les financer sans attendre pour autant de résultats spécifiques concrets à l’avance.

Comment donc repérer les bonnes idées… et les bonnes personnes ? L’une des solutions serait une recherche de type « mémétique » : se demander quels sont les mots ou les combinaisons de mots qui tendent à revenir de plus en plus souvent dans le corpus des publications scientifiques. On pourra alors espérer que quelque chose va se passer autour du ou des concepts qui suscitent le plus d’intérêt.

C’est un travail auquel s’est livré Dirk Helbing en compagnie du physicien Matjaz Perc et d’un de ses postdocs, Tobias Kuhn. Pour ce faire, ils ont scanné et analysés tous les abstracts de l’American Physics Society. Les chercheurs ont ainsi montré comment les grandes idées en gestation ont tendance à se retrouver dans de plus en plus en plus de publications. Mais il y a plus : ce genre de recherche textuelle permet de repérer le milieu au sein duquel la nouvelle thèse se répand. Helbing et ses collègues ont ainsi découvert un système d’« héritage de mèmes ». Les premières citations sont souvent effectuées par l’auteur lui-même qui mentionne un de ses propres travaux. Puis ensuite par les coauteurs, et enfin, les coauteurs des coauteurs. Il se développe donc un véritable réseau social qui garantit le succès d’un chercheur, qui ne peut, en aucun cas, être imaginé comme un « inventeur solitaire ».


Image : l’évolution chronologique des sujets de recherche en physique dans la base de publication de l’American Physics Society.

Helbing note également que le succès d’une publication permet aussi de lancer la carrière d’un chercheur. Après avoir écrit un papier influent, l’intérêt pour ses autres travaux s’accroît.

A quoi ressemblerait un « accélérateur d’innovation » ?

Quel rapport entre ces recherches sur les mèmes et le changement de notre rapport à l’innovation ? En fait, une bonne initiative selon Helbing serait plutôt de financer les bons chercheurs, ceux qui ont commis des papiers particulièrement influents, plutôt que des projets particuliers.

« Au lieu de demander des projets, je suggère que les groupes interdisciplinaires devraient essayer de déterminer les plus brillants des jeunes scientifiques en fonction de leurs CV et de la présentation de leurs idées, et leur donner un salaire assuré pour au moins quatre ans. Pour obtenir de la collaboration et du soutien, les candidats retenus devraient ensuite chercher une équipe académique appropriée pour réaliser les idées qu’ils ont à l’esprit. »

Helbing s’attaque ensuite à la douloureuse question de la propriété intellectuelle. Dans ce domaine, il se situe d’emblée dans le camp des partisans de l’open science et de la liberté de circulation des connaissances. Mais comment concilier cette exigence avec les nécessités de rentabilité financière ? Pour cela, Helbing propose une solution de type micro-paiement. S’inspirant de la formule d’iTunes, qui propose toutes les chansons à 99 centimes, il suggère d’adapter une telle méthode de paiement automatisé aux innovations technologiques. Un tel système reposerait avant tout sur de complexes algorithmes de fouille de texte : ils auraient pour charge (sans doute à l’aide des techniques « mémétiques » de recherche de termes présentées plus haut) de rechercher les références à une éventuelle découverte préexistante : un coût serait alors automatiquement associé, en fonction notamment de l’investissement engagé, du caractère innovant du travail, de son âge…

Un accélérateur d’innovation serait en mesure de réunir des gens de divers horizons susceptibles d’être intéressés par un même projet. Il est en effet irréaliste, précise-t-il, « d’imaginer qu’un chercheur en sciences fondamentales puisse passer tout à coup à la recherche appliquée, se mette à concevoir un produit et crée sa propre entreprise ». Il serait plus intéressant, continue-t-il, de construire des alliances entre les diverses universités, celles qui s’occupent de science fondamentale et celles qui se consacrent à la recherche appliquée, et les entreprises et les startups. Pour résumer, dit-il, il nous faut un écosystème de R&D consacré au numérique, tout comme il existe déjà un tel écosystème pour l’ingénierie (la société industrielle) et les affaires (la société des services). Un tel environnement pourrait profiter des différents systèmes d’intelligence collective mis à disposition, tels le « turc mécanique d’Amazon » ou les différents projets d’open ou de citizen science.

Certains objecteront qu’Helbing a tendance à confondre quelque peu science pure et innovation, comme le montre son propos sur Einstein et Darwin. La seconde consistant moins, selon une définition commune, en une découverte scientifique qu’en la production de systèmes concrets impactant la société de manière profonde. A mon avis, Helbing a raison de penser ainsi. Nous entrons dans un monde où le temps se raccourcit extraordinairement entre les découvertes de la science pure et ses applications pratiques. La relativité, la mécanique quantique ont transformé le monde en moins d’un siècle ; et il a fallu juste un peu plus d’un demi-siècle pour passer de la découverte de structure de l’ADN à CRISPR.

Même si l’on s’intéresse surtout à l’innovation non technologique, sociale, il faut impérativement s’intéresser aux travaux des économistes comportementaux, ainsi qu’aux autres recherches en neuroscience et sciences cognitives. Peut-être peut-on même aller plus loin et voir dans cette séparation artificielle entre « science pure » et innovation l’une des causes de l’actuel déclin de cette dernière ?

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. J’ai l’impression que l’auteur originel (Helbing) enfonce pas mal de portes ouvertes, avec un ton emphatique pour qu’on ne s’en rende pas trop compte :
    1- Le procès des appels à projet et de l’administration de la recherche est instruit depuis longtemps. Et le système par lequel Helbing suggère de remplacer les appels à projet ressemble à s’y méprendre à l’indice de citations, ce qui ne me paraît pas beaucoup mieux !
    2- On est content que Helbing invente les alliances entre recherche et industrie dans le numérique, personne n’y avait pensé…
    3- Et je ne parle pas de ses micropaiements, parce que là, pour un système certain de s’écrouler sous son propre poids… (quelques dizaines de systèmes de ce genre ont été imaginés il y a une bonne décennie, en particulier pour rémunérer les auteurs, créateurs, interprètes… combien subsistent ?)

    Enfin, le lien entre science et innovation est décrit d’une manière incroyablement classique : la science –> la technologie –> l’innovation. Oui, le temps entre science pure et innovation se raccourcit, mais c’est aussi, par exemple, parce que l’innovation stimule la science autant que l’inverse. Et puis, il y a d’autres formes d’innovation que l’innovation technologique ! Bref, quand même, la vision du travail scientifique, et de l’innovation, et des liens entre les deux, me paraît assez datée.

    1. Histoire de challenger mon propre commentaire : pour aller dans le sens de Helbing, des systèmes de rémunération plus vertueux ont été imaginés, me semble-t-il. Par exemple la « contribution créative » décrite par Philippe Aigrain (http://www.sharing-thebook.com/comment/chapter-7-how-much) et le modèle que Rufus Pollock (OKFN) proposait pendant la conférence MyData 2016 – mais je n’arrive pas à trouver une source…

  2. Pourquoi accélérer ? Qu’est-ce que cela apporte ? Et, accessoirement qu’est-ce qu’une innovation ?

  3. Bonjour,

    1. J’ai peut-être manqué quelque chose mais j’ai l’impression que dans le 1er §, il est dit que l’innovation n’accélère pas et que c’est contredit vers la fin (ADN -> CRISPR)

    2. Le système envisagé me semble très centralisé. Vu que la plupart des chercheurs se plaignent de ce côté bureaucratique, il est probable que vont finir par émerger d’autres systèmes plus performants …

    Bigben

    1. Les accélérateurs d’innovation existent déjà : ce sont les fablabs! Complètement sous exploités en france alors qu’ils sont très nombreux. La plupart des fablabs sont équipés pour fabriquer presque n’importe quoi, vite et de manière réellement fonctionnelle car leur démarche est basée sur des cycles courts d’expérimentation/échecs.

      Le savoir et les idées ne se trouvent pas que dans les universités et les centres de recherche. Ce type de modèle est déjà obsolète.

      L’état américain a massivement investi dans le développement des fablabs aux états-unis (ne serait-ce que la journée nationale des makers tous les 4 juin), pas simplement pour faire joli, mais simplement parce qu’ils ont fait le constat que partout où se développent de gros fablabs, quelques années après leur implantation on voit apparaître nombre d’entreprises qui développent des innovations et qui créent des emplois non délocalisés.

      En france, les fablabs croulent sous le nombre de personnes avec de très bonnes idées et des innovations qui leur est difficile de mettre en œuvre par manque de moyens.

      Poussez la porte d’un fablab et vous comprendrez…