Drogues : nouvelles recherches, nouveaux produits… et nouveaux risques

Au cours de l’année passée et en ce début 2017, on a pu voir passer pas mal d’infos et de recherches sur la plus vieille technique de modification cognitive, à savoir la prise de drogues ! Au premier plan, bien sûr, la légalisation du cannabis récréatif dans certains Etats américains. Une régularisation très incertaine encore pour l’instant, puisque Donald Trump a nommé comme Attorney général (l’équivalent de notre ministre de la Justice) un prohibitionniste notoire, Jeff Sessions, quelqu’un qui a déclaré notamment qu’il pensait que les gens du Ku Klux Klan étaient OK… jusqu’au jour où il s’est rendu compte que eux aussi fumaient de l’herbe. Mais au-delà des aspects politiques, c’est une nouvelle réflexion qui se fait jour sur l’usage des drogues : de nouvelles découvertes, mais également de nouveaux dangers, qui nous forcent à repenser l’impact de la chimie sur notre cerveau.

Des barbituriques aux « smart drugs »

Chaque génération a la drogue qu’elle mérite clame l’historien Cody Delistraty dans la revue Aeon. Ainsi, selon lui, les années 50 ont vu l’avènement des barbituriques, lié à la condition des femmes au foyer « dépressives » et « enfermées » à l’époque dans un quotidien aliénant. Les sixties, on s’en doute, ont été marquées par l’explosion du LSD et des psychédéliques. Les années 70, plus sombres, ont vu se multiplier l’usage de l’héroïne. Les années 80, celles du fric et de la réussite, voient une explosion de la cocaïne. Quant à aujourd’hui, ce sont les smart drugs comme la Ritaline, qui accroissent la concentration et l’attention, qui tiennent le haut du pavé.

L’idée d’une interaction entre la culture d’une période et l’usage des drogues n’est pas neuve. Dans les années 60, beaucoup ont vu dans le LSD une réponse à la bombe atomique. D’autres ont plutôt considéré la vogue psychédélique comme l’entrée dans l’ère multimédia prophétisée par Marshall McLuhan, un moyen pour chacun de comprendre et gérer l’explosion d’informations. Lorsqu’en 1965 Steward Brand organise le « Trips Festival », premier festival de rock psychédélique, dans le but de recréer l’expérience de la drogue de manière non chimique, il définit le trip à l’acide comme une « expérience électronique ».

Mais Cody Delistraty va plus loin, en suggérant que ce n’est peut-être pas uniquement la culture qui influence l’usage de psychotropes. Le mouvement peut être inverse : « parfois, plutôt qu’utiliser des drogues pour répondre à des questions culturelles, ce sont des problèmes culturels qui sont fabriqués pour vendre des produits préexistants. »

Ainsi, se demande-t-il, est-ce parce que la femme au foyer des années 50 était déprimée qu’on a assisté à une explosion des barbituriques ? Ne serait-ce pas plutôt parce que ces derniers étaient présents sur le marché qu’on en est venu à définir cette population « cible » comme déprimée ? Citant Henry Cowles, un professeur d’histoire de la médecine à Harvard : « ces produits ont été créés en ayant à l’esprit différentes sous-populations et ils finissent par rendre possible un nouveau type de ménagère ou un nouveau type de femme au travail, qui est traitée chimiquement pour permettre ce style de vie spécifique ». Autre exemple, selon Cody Delistraty, le déficit de l’attention, qui a connu une sévère augmentation des diagnostics à partir du moment où les produits servant à le traiter ont été massivement disponibles.

On ne serait donc pas confronté à un mouvement unilatéral, mais à une boucle de rétroaction : « la causalité est complexe, mais ce qui est clair, c’est qu’elle va dans les deux sens : les drogues «répondent» aux questions culturelles et permettent à des cultures d’être créées autour d’elles. »

Les nouvelles drogues mortelles

Évidemment, les choses ne sont pas aussi simples qu’une drogue par génération. A différentes populations, différents psychotropes. Si effectivement, les « smart drugs » connaissent un boum auprès des étudiants et d’autres professions exigeant une attention accrue, les substances qui ont fait parler le plus d’elles cette année sont les opioïdes antidouleurs. Le plus connu est le Fentanyl, un analgésique qui selon Slate.fr, est 100 fois plus puissant que la morphine et 50 fois plus que l’héroïne. Certains l’obtiennent par la voie légale, au risque de se retrouver accros « à l’insu de leur plein gré ». D’autres se le procurent dans la rue. D’après Inverse, Prince aurait consommé une des ces versions illégales, fabriquées en Chine, et peut-être en ignorant ce qu’elles contenaient. Les pilules découvertes lors de son décès avaient en effet l’apparence d’un cocktail de médicaments moins offensif, celui que Prince pensait sans doute utiliser pour soigner ses douleurs à la hanche.

Le problème aujourd’hui, c’est que les autorités américaines, en se lançant dans une législation plus stricte sur l’usage légal de ces produits, a pour conséquence de précipiter les usagers vers sa production illégale, les poussant à se fournir auprès des dealers, voire à remplacer leur médication habituelle par de l’héroïne.

Selon le New Scientist, il se produit actuellement une épidémie d’overdose par ces opiacés « médicaux », augmentant les taux de mortalité chez les jeunes adultes blancs dans des proportions qui n’ont pas été observés depuis l’épidémie de Sida.

Fait nouveau, cette épidémie ne touche pas les populations afro-américaines et hispaniques, dont la mortalité par overdose a, elle, baissée depuis 1999. Le New Scientist cite une hypothèse étonnante pour expliquer cette disparité. Ces populations auraient été épargnées… à cause de la discrimination ! Les médecins auraient en effet hésité à prescrire des opioïdes à de tels patients, à cause de la réputation de « drogués » qui leur colle à la peau. De fait, c’est dans l’Ohio, pays de « cols bleus » à majorité blanche, que l’épidémie a fait le plus de morts. Selon une étude de 2014, c’est dans cet Etat que se sont produite la plus grande quantité d’overdoses, touchant donc, essentiellement au deux tiers des mâles, et des blancs (à 90 %).

Preuve supplémentaire que l’usage des opiacés ne touche pas essentiellement les grandes métropoles, mais les populations plus rurales, une étude présentée par Science Daily mentionne une augmentation, dans les régions peu urbanisées, de nouveau-nés souffrant dès la naissance d’un syndrome de manque.

Le renouveau psychédélique

L’année a été marquée aussi par des travaux moins tapageurs sur les drogues psychédéliques, comme le LSD, les champignons hallucinogènes ou l’Ayahuasca. Après environ un demi-siècle d’interruptions des recherches, suite à l’explosion de la contre-culture hippie et à la panique qui s’en est suivie, les études universitaires ont doucement repris au cours de cette dernière décennie, et, bien souvent, elles redécouvrent des idées qui avaient déjà été formulées au cours des années 60. Ainsi, nous apprend Inverse, un neuroscientifique, David Nutt, a découvert que « le LSD nous redonne l’esprit d’un enfant ». C’était déjà une chose que des pionniers comme Timothy Leary et John Lilly avaient intuitivement constaté, suggérant même que la drogue en question était une « métaprogrammatrice », nous ramenant à un stade où les connexions de notre cerveau n’étaient pas encore figées par notre état adulte, avec pour conséquence la possibilité de reprogrammer notre structure neurologique. Mais cette fois, en 2016, David Nutt et son équipe ont utilisé toute la technologie disponible comme l’IRM ou la magnétoencéphalographie pour étudier le cerveau des patients sous trip.

Première constatation, le comportement du cortex visuel change : ce dernier communique beaucoup plus que d’habitude avec les autres parties du cerveau, ce qui peut expliquer le côté hallucinogène du LSD. Ensuite, et c’est le plus intéressant : les sujets, nous dit Inverse semblent posséder un « cerveau intégré et unifié » similaire « à la nature hyper-émotionnelle et imaginative de l’esprit d’un enfant ». C’est précisément cet aspect qui permet l’usage du LSD en psychothérapie, plus que ses effets hallucinogènes (très exagérés de toute façon).

Une autre étude, menée par Roland Griffiths, a montré que l’usage thérapeutique des « champignons magiques » pouvait fortement alléger l’angoisse des patients atteints d’un cancer. Là aussi, c’est une redécouverte. L’usage de psychédéliques pour faciliter le processus de fin de vie était aussi constaté dans les années 60. Aldous Huxley lui-même, comme le raconte sa femme Laura dans le livre Moksha (compilation de textes d’Huxley sur ses expériences psychédéliques) a pris une dose de LSD alors qu’il sentait sa mort venir.

Mais le voyage psychédélique n’est pas toujours une promenade d’agrément. Le « bad trip », un événement cauchemardesque et angoissant, est toujours à l’affût. Roland Griffiths, encore lui, a effectué un vaste sondage sur près de 2000 usagers de la Psilocybine, leur demandant de relater leur pire expérience. Selon ce sondage, 10,7 % des usagers ont avoué s’être trouvés physiquement en danger, ou avoir mis en danger autrui. 2,6 % auraient fait montre d’agressivité, et 2,7 % auraient recherché l’aide d’un médecin. 5 participants auraient développé des tendances dépressives, voire suicidaires, durant leur « voyage », mais six autres auraient affirmé que leur propension à l’anxiété et à la dépression aurait disparu suite à cette terrible expérience. Griffiths précise cependant que dans ses propres expérimentations,les impacts négatifs ont été extrêmement peu nombreux. Mais les sujets avaient auparavant été testés pour voir s’ils étaient susceptibles de mal réagir au produit, et surtout les sessions se déroulaient dans un environnement confortable et chaleureux.

Griffiths d’ailleurs n’aime pas beaucoup l’expression « bad trip » qu’il trouve trop imprécise :

« Cela signifie-t-il «désagréable ou pire pendant quelques heures, jusqu’à ce que la drogue cesse de faire effet, et cela s’arrête là» ? Ou cela implique-t-il des effets négatifs au long terme ? Et ces conséquences durables sont-elles nécessairement mauvaises ? Nos études en laboratoire ainsi que notre sondage se confirment mutuellement en soulignant qu’une expérience désagréable, «mauvaise» peut parfois conduire à des résultats positifs. Il ne semble donc pas juste de considérer comme « mauvaises » (« bad ») toutes les expériences négatives avec la Psilocybine. C’est pourquoi nous parlons plutôt maintenant «d’expériences difficiles», ce qui implique que lorsqu’elles sont bien gérées, comme dans un contexte clinique, celles-ci peuvent conduire à des résultats positifs. »

Mais tout le monde ne prend pas ces produits dans un environnement optimal et pour ceux qui se retrouvent psychologiquement brisés après avoir vécu une telle aventure, la ville de New York s’apprête à accueillir un « sanctuaire psychédélique » permettant à ces malheureux expérimentateurs de surmonter leur traumatisme, nous apprend le New Scientist. Sous la houlette d’une équipe composée de psychologues cliniciens, de chercheurs en substances psychédéliques et d’un médecin, s’y dérouleront des cours de yoga et de méditation, ainsi que, probablement, des thérapies de groupe. Mais là encore, précise la revue, il faut faire attention : selon Elias Dakwar, psychologue clinicien de l’université Columbia, certaines personnes peuvent voir leur état empirer si on leur demande de se rappeler leur mauvaise – pardon, difficile ! – expérience psychédélique. Il est donc important pour les professionnels travaillant dans ce sanctuaire de repérer qui sera en mesure ou non de bénéficier des séances de thérapie. Le centre se penchera également sur les effets à long terme de l’Ibogaïne et de l’Ayahuasca, deux substances encore mal connues, qui exercent en ce moment une considérable attraction chez les amateurs de psychédéliques.

En fait, il est assez difficile aujourd’hui de trouver une drogue qui pourrait à elle seule, symboliser le climat de notre époque. La multiplication des psychotropes, avec des effets si radicalement différents, du soulagement de la douleur des opiacés à l’attention augmentée de la ritaline, en passant par l’expérience mystique ou thérapeutique propre aux psychédéliques, nous montre peut-être que, plus que jamais, notre société est en voie de se fracturer une multitude de sous-cultures différentes.

Rémi Sussan

À lire aussi sur internetactu.net