Aux origines de la post-vérité (1/2) : du Mayflower à Donald Trump

Quelle est la racine de cette ère de « post-vérité » dans laquelle nous sommes entrés ? Quelle est l’origine des « fake news » ? S’agit-il d’une conséquence inévitable des médias numériques et des réseaux sociaux, comme on le dit souvent ? Ou les causes sont-elles plus profondes ? Pour Kurt Andersen (Wikipédia, @KBAndersen), romancier et animateur de radio, il faut, pour comprendre ce phénomène, remonter plus loin dans l’histoire des États-Unis. On s’en doute, il n’a guère de sympathie pour l’actuel président des Etats-Unis. En fait, il vient de publier, en compagnie de l’acteur Alec Baldwin (connu pour ses imitations hilarantes du « Don ») un faux journal intime relatant la première année de présidence de Trump, « racontée » par l’intéressé lui-même.

Mais c’est son autre livre récent, Fantasyland, How America Went Haywire (« Fantasyland, comment l’Amérique s’est détraquée ») qui nous concerne ici. Andersen avait commencé la rédaction de son livre avant l’élection de 2016, nous apprend Big Think. Au moment de l’accession de Trump au pouvoir, il effectuait les dernières corrections.

Avoir foi dans sa foi


FantasylandFantasyland propose une histoire alternative des Etats-Unis, basée sur l’idée simple que ce pays s’est toujours construit sur des fantasmes, des constructions imaginaires, et que l’Américain moyen est bien plus vulnérable à des théories irrationnelles que ses voisins européens.
Et cela a commencé dès les débuts. Avant même le Mayflower et ses pèlerins, une première vague de colons s’est installée en Virginie, attirée par la soif d’un or introuvable et y créa le petit village de Jamestown. La royauté britannique, jalouse des richesses découvertes au sud par ses concurrents espagnols, s’était convaincue que des trésors l’attendaient au nord.

Mais ce rêve se révéla bien vite sans fondement. Nombreux furent les décès parmi les colons de la première heure, et les autres s’en retournèrent bientôt dans la mère patrie.

Ce n’est pas pour rien, insiste Andersen, si les Américains préfèrent dater la naissance de leur nation d’un peu plus tard, avec l’arrivée des pèlerins. Cette première génération de chercheurs d’or (il y en aura une autre vague bien plus tard, lors de conquête du Far West) était bien trop raisonnable et matérialiste : une fois constaté leur échec, les habitants de cette première colonie de Jamestown y renoncèrent pour revenir à des préoccupations plus quotidiennes.

Avec les pèlerins, tout change : l’imaginaire n’a plus de connexion avec la réalité, il peut se développer sans contrainte.

La nature du protestantisme explique grandement la spécificité américaine, selon Andersen. Avec Luther, chacun s’est vu le droit de développer sa propre interprétation de la Bible, dont la lecture était jusqu’ici réservée aux seuls membres du clergé catholique. La conséquence, surtout visible aux US, en a été la multiplication des sectes et sous-sectes, chacune prétendant avoir un accès exclusif à LA Vérité.

Mais le protestantisme est une invention européenne, et aujourd’hui la plupart des pays protestants du Vieux Continent font plutôt preuve d’une remarquable rationalité et tolérance. Que s’est il donc passé là-bas ?

Pour Andersen, la naissance d’une religiosité typiquement américaine s’incarne avec le cas d’Anne Hutchinson, une prédicatrice dont l’enthousiasme lui valut d’être persécutée par les autorités puritaines en place. Chez Hutchinson, il n’est plus simplement question d’une interprétation hétérodoxe des textes sacrés. Elle sait la vérité parce qu’elle en est certaine : Dieu lui parle directement.

« Hutchinson est totalement américaine parce qu’elle avait totalement confiance en elle-même, en ses intuitions et en sa compréhension idiosyncrasique et subjective de la réalité. Elle est complètement américaine parce que, contrairement aux experts pointilleux qui l’entouraient, elle n’acceptait pas l’ambiguïté et n’admettait pas le doute de soi. Ses perceptions et ses croyances étaient vraies parce qu’elles étaient les siennes et parce qu’elle les ressentait complètement comme vraies. »

Et c’est là le fondement, selon lui, de la névrose américaine : « être Américain, cela veut dire que nous pouvons croire à n’importe quelle foutue chose que nous désirons, que nos croyances sont égales ou supérieures à celles des autres, et que les experts aillent se faire voir ».

En fait, le propre de la spiritualité américaine, ce n’est pas la croyance, même pas la croyance fanatique (elle existe partout ailleurs), c’est la croyance en la croyance, la foi dans la foi.

« Si je pense que c’est vrai, et peu importe pourquoi ou comment je pense que c’est vrai, alors c’est vrai, et personne ne peut me dire le contraire. C’est la reductio ad absurdum de l’individualisme américain. C’est cela le credo de Fantasyland. »

Un gigantesque parc à thème


La petite maison dans la prairie...De fait, la plus grande partie du livre est consacrée à la façon dont l’Amérique s’est peu à peu transformée sous l’influence de ses fantasmes, au point de devenir parfois un « parc à thème » dont Disneyland est l’archétype (Fantasyland est d’ailleurs le nom d’un des « royaumes enchantés » qu’on trouve à Disneyland). Ainsi, le « Wild Wild West » a-t-il été quasiment créé par William Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, qui « vendit » le concept lors des tournées de son spectacle. Quant à la croyance au retour à la nature sauvage, exprimée par Henri David Thoreau, qui allait avoir une influence si importante sur la beat generation et les premiers hippies, c’est aussi un fantasme. Thoreau a passé deux ans dans une cabane construite dans une petite région boisée appartenant au poète Emerson, à une demi-heure à pied de la petite ville où vivait sa famille… Mais lorsqu’il se retrouva « into the wild », dans le Maine, en proie à une nature véritablement sauvage, il en fut terrifié. Et après son escapade forestière, il revint tranquillement chez lui travailler dans l’usine de son père.

Mais cette fantasmatique de la nature joua un rôle fondamental dans l’aménagement du territoire américain, explique Andersen. Les Américains ont toujours voulu s’éloigner des villes, qu’ils considéraient comme une création du Vieux Monde corrompu. Mais leur proximité avec la nature, leur goût pour la « petite maison dans la prairie » les amena à créer une simulation de ruralité : la banlieue…

Le capitalisme n’échappe pas à la pensée magique, ainsi, note ironiquement Andersen, quand le mot « entrepreneur » a été utilisé pour la première fois en langue anglaise, au début du 19e siècle, il fut utilisé pour désigner les imprésarios ou les organisateurs de spectacles.

« De Ben Franklin à Mark Zuckerberg, les histoires des entrepreneurs ayant suprêmement réussi obscurcissent les millions de perdants et de gogos tombés dans l’oubli. Leurs fabuleux succès semblent être la preuve du pouvoir de la croyance passionnée en soi, de notre foi américaine en la foi.

Les entrepreneurs se répartissent le long d’un spectre de fumée et de miroirs, allant des fabulistes de petite taille aux visionnaires transformant effectivement le monde. Mais une partie du travail de chaque entrepreneur est de persuader d’autres personnes et de les recruter pour croire en un rêve, et souvent ces rêves sont de purs fantasmes. »

Contre-culture, New Age, alt-right, même combat ?


Mais d’un autre côté, l’Amérique a toujours su être une terre nourrie aux Lumières, à la rationalité. Jusqu’au « big bang » des années 60 où tous les critères de la réalité ont sauté, selon l’auteur.

Si la « contre-culture » des années 60 a certainement apporté des choses positives, comme l’écologie ou le droit des femmes et des minorités, elle a aussi été le porteur d’une idéologie relativiste qui a permis à toutes les idées les plus folles de proliférer. En même temps que les hippies, on assiste à la recrudescence des mouvements évangélistes les plus extrémistes, note-t-il. C’est aussi au début des années 60 que la société d’extrême droite, la John Birch Society, crée par un proche de Joe McCarthy, a ressuscité le vieux mythe de la conspiration des illuminati, après avoir découvert que le thème de la conspiration communiste devenait moins porteur.

Les années 60 voient aussi la naissance du New Age, dont Andersen voit l’incarnation la plus parfaite dans le livre de Rhonda Byrne, Le Secret, qui prétend révéler au public les « lois de l’attraction », qui apporteront bonheur et succès à ceux qui les suivent. Pour Andersen, Le Secret exprime de la façon la plus directe cette vision typiquement américaine : « Le Secret reprend les fondamentaux Américains, l’individualisme, le surnaturalisme et la croyance dans la croyance, et les dépouille des intermédiaires et de la plupart des emballages pieux – Dieu, Jésus, la vertu, le travail dur récompensé, la félicité parfaite seulement dans l’au-delà. Ce qui reste est une «loi d’attraction», et si vous avez juste envie de quelque chose avec suffisamment de force, cette chose deviendra vôtre. La croyance est tout. »

Oprah Winfrey : devenez ce que vous croyezLe Secret a bénéficié d’une publicité importante en gagnant le soutien inconditionnel d’Oprah Winfrey dont le show fait la part belle aux idées magiques et aux théories médicales fumeuses.

Ironiquement, la semaine dernière on a commencé à parler d’une candidature d’Oprah Winfrey à la présidence des Etats-Unis. Il serait assez ironique de constater que la prochaine adversaire de Trump soit, elle aussi, une grande adepte de la post-vérité. Je me demande ce qu’en pense Andersen !

Et bien sûr,tout cela nous amène à Trump. La théorie d’Andersen permet d’expliquer pourquoi un homme aussi peu religieux se voit soutenu par les évangélistes les plus fanatiques. C’est parce qu’en fait, nous dit l’auteur, il partage avec eux les mêmes présupposés de base. Tous les deux partent du principe que la certitude en la valeur de leurs propres croyances, ressenties comme organiquement vraies, est plus importante que la rationalité ou les avis des experts.

Le livre d’Andersen est passionnant et très agréable à lire, mais il reste deux questions qui méritent d’être posées et auxquelles l’auteur ne répond pas, ou peu : la post-vérité est elle vraiment un phénomène purement américano-américain, comme il le proclame ? Et ce alors que ce genre de croyance se répand de plus en plus dans la population mondiale, y compris en France ? Et ensuite, la post-vérité ne révèle-t-elle pas quelque chose de plus profond, que l’accident historique du puritanisme américain ne suffit pas à expliquer ?

Rémi Sussan

Lire la suite de cette série, Aux origines de la post-vérité (2/2) : la destruction des Omphalos.

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0 commentaires

  1. L’histoire des ruées vers l’or américaines, est due plutôt a des crises économiques qui ont poussé les exclus vers des lieux censés meilleurs.
    1849 c’était une crise économique et toutes les autres crises comme celle de 1929 ont relancé les ruées vers l’or