Design et Attention : perspectives critiques

Pour l’enseignant chercheur en design Anthony Masure (@anthonymasure), qui nous accompagne sur le groupe de travail rétro-design de l’attention lancé par la Fing, la question de la conception attentionnelle doit être replacée en contexte : celui de la conception des interfaces.

L’attention dans l’histoire des interfaces : à quoi sert l’utilisateur ?

A l’origine, la conception des interfaces relève du paradigme cybernétique, comme il l’explique dans sa présentation. Dans le modèle de la communication de Claude Shannon et Warren Weaver théorisé dès 1948, tout l’enjeu consiste déjà à minimiser le bruit dans le signal, à jouer sur les paramètres de perception et donc sur l’attention. Cette théorie de l’information visait à analyser les moyens à mettre en œuvre dans les techniques de télécommunication pour transmettre l’information le plus rapidement possible et avec le maximum de sécurité. L’enjeu était surtout de trouver des solutions pour maximiser les flux aériens et la balistique. Norbert Wiener, en définissant la cybernétique, prenait également comme champ d’application la balistique, en travaillant sur la capacité des missiles à adapter leurs trajectoires en fonction de leurs cibles. Cible, guerre, signal, bruit… autant d’éléments qui inscrivent dès l’origine des questions de représentation, de perception et donc d’attention.

Cette histoire se prolonge avec la naissance de l’informatique personnelle et des premières interfaces graphiques, qui vont permettre de s’extraire des lignes de commandes. Avec le Xerox Star, en 1981, et son interface WYSIWYG, s’invente alors un vocabulaire graphique, calqué sur l’environnement physique de travail, fait de « fenêtres », de « bureau » et d' »icônes ». L’interface du bureau est conçue par mimétisme au bureau physique, pour proposer un environnement familier à l’utilisateur afin qu’il poursuive ses objectifs, tout en améliorant son efficacité. Dès l’origine, l’interface va donc limiter les usages possibles par leur agencement et les choix de conception proposés. Dès l’origine, l’utilisateur apparaît comme une fiction nécessaire au processus de conception.

Pour Anthony Masure, adresser la question attentionnelle nécessite d’interroger le vocabulaire et les méthodologies qui sous-tendent ces façons de créer des interfaces. Cela nécessite aussi d’interroger la notion d’utilisateur : de quel utilisateur parle-t-on ? Bien souvent, l’utilisateur est par nature une fiction, un sujet universel (masculin, conscient, blanc, valide, aisé…) qui représente et décide pour un public plus large. Il faut prendre en compte le décalage entre conception et réception, comme nous y invitait le philosophe Gilbert Simondon, ainsi que cette volonté d’homogénéiser l’expérience, niant les situations, les différences, les individualités.

La poursuite des objectifs de l’utilisateur démultiplie et complexifie peu à peu les interfaces, accélérant, parasitant et perturbant son expérience, à l’image du fameux Clippy de Microsoft Word. Les logiciels puis les applications qui peuplent les interfaces graphiques envisagent l’ordinateur puis leurs déclinaisons – les smartphones – comme des télécommandes universelles capables de proposer une solution à tout problème. Il y a toujours une application pour vous proposer une solution, comme le disait une publicité pour l’Apple Store et, avec plus d’ironie, l’essayiste Evgeny Morozov.

Avec les applications vont naître notamment les notifications symbolisées par le symbole graphique de la cloche, signal d’alarme que l’on retrouve dans nombres d’interfaces, qui proposent une compréhension bureaucratique, hiérarchique, des relations humains-machines, où les machines ne cessent de nous sonner, de nous solliciter. Les applications ne masquent souvent que des formulaires à remplir, des données à renseigner, faits de cases à cocher qui nous sont présentés comme de simples formalités, mais qui ressemblent surtout à une forme édulcorée de bureaucratie, comme le pointait très justement David Graeber et où la sollicitation de notre attention semble surtout un moyen pour nous transformer en parfaits bureaucrates.

L’économie de l’attention s’inscrit dans une histoire du capitalisme

La question attentionnelle doit également être remise en perspective dans l’histoire économique dans laquelle elle s’inscrit, et ce d’autant que son exploitation est profondément inscrite dans le modèle économique des services qui l’exploitent. Au capitalisme industriel, qui se rémunère sur la force de production et qui vise à concentrer les moyens de production a succédé le capitalisme financier qui se rémunère sur le capital. Depuis les années 2000, une nouvelle strate du capitalisme s’accumule sur les deux autres : le capitalisme cognitif qui spécule sur les productions de l’esprit et se rémunère par l’exploitation des connaissances, des capacités psychiques, des sentiments et de l’attention. Ces questions deviennent un nouveau levier productif, mais qui dépasse rapidement la question de leur production pour s’intéresser aux limites de leur réception. Dans nos sociétés, riches en information, « la rareté [de l’attention] se situe du côté de la réception des biens culturels, et non plus seulement du côté de leur production alors que l’économie traditionnelle se définit par l’optimisation de la production des biens à partir de ressources limitées », rappelle le spécialiste du sujet, Yves Citton. L’enjeu, explique l’auteur de L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme et de Pour une écologie de l’attention, n’est plus tant de produire des contenus que d’attirer l’attention de publics submergés de propositions.

L’économie de l’attention s’appuie majoritairement sur les sciences cognitives, et plus précisément sur les modèles comportementaux. Aux États-Unis, à Stanford, un domaine de recherche, la captologie s’est développée pour explorer les liens entre les techniques de persuasion et l’informatique, y compris l’analyse de la conception d’outils numériques créés dans le but de changer les comportements des individus. Quand l’information devient abondante, l’attention devient ce qui est rare et cher, comme l’expliquait dès 2008, le psychologue et économiste Daniel Kahneman aux grands entrepreneurs de la Silicon Valley, en leur montrant par exemple le rôle de l’amorçage sur l’humeur et le comportement. Des leçons sur les techniques comportementales que les entrepreneurs du numérique ont parfaitement intégré dans leurs produits.

Les effets du design captologique : mesurer, punir, homogénéiser, dégrader… et toujours plus surveiller

Face à cette captation industrialisée, des réponses s’organisent, visant notamment à dénoncer ces techniques de manipulation attentionnelle, à l’image du site Dark Patterns qui recense et catégorise les différentes techniques utilisées où celles qu’avait pointé Tristan Harris. Pour le web designer Brad Frost, il est temps de mettre fin aux conneries !, lançait-il en invitant les designers à respecter les gens et leur temps. Pour Anthony Masure cela nécessite de parvenir néanmoins à mieux catégoriser nos vulnérabilités, en affinant la taxonomie de ce sur quoi agit la captologie, en inventant de nouvelles métriques qui ne reposent pas sur l’audience ou le temps consommé, en renforçant la prise de conscience individuelle tout comme la conception responsable. Aujourd’hui, trop souvent, la conception captologique consiste à mesurer et punir, pour faire écho au Surveiller et punir de Foucault. Le problème, notamment, c’est que la mesure à tendance à renforcer l’homogénéisation : les systèmes d’eye-tracking et de capture des clics sur les pages web par exemple pour analyser les comportements des internautes, optimiser la disposition des éléments et améliorer l’efficacité commerciale des services ont favorisé l’homogénéité des sites. Les stratégies d’A/B testing qui adaptent les interfaces ou les titres en fonction des réactions des utilisateurs favorisent également l’homogénéité. « La mesure produit des interfaces semblables, nous conduit vers un web sans saveur. Elle réduit le design à une démarche de pure ingénierie répondant à des métriques. Sa dimension esthétique s’efface au profit d’une optimisation, d’une efficacité pour elle-même. La captologie produit un design « dépolitisé ». » Elle va jusqu’à déposséder les designers de leur expertise esthétique et à nous faire perdre confiance dans nos jugements et goûts.

Un autre effet de ce design captologique consiste à dégrader volontairement les interfaces. Eshan Shah Jahan évoquait ainsi la montée de la torture de l’utilisateur par l’expérience utilisateur. Le concepteur d’expérience se transforme en tortionnaire spécialiste de la dégradation de l’interface pour maximiser le profit, livrant à l’utilisateur une expérience toujours plus douloureuse pour le pousser à payer, comme c’est souvent le cas dans les jeux gratuits qui dégradent l’expérience de jeu pour pousser le joueur à acheter des fonctions supplémentaires dans une relation qui tient plus de l’extorsion et du rançongiciel qu’autre chose. Dans un internet d’environnements majordomes faits de chatbots, d’assistants vocaux, d’objets connectés… – cette économie de l’infantilisation – on nous livre un fantasme de fluidité et d’interconnexion des interfaces (qui cachent une délocalisation de la main d’oeuvre humaine pour masquer les lacunes d’une reconnaissance vocale ou sémantique qui fonctionne encore bien mal) où données, traces et environnements sont de plus en plus monitorés alors que les interfaces graphiques deviennent de plus en plus pauvres. Pour Anthony Masure, le risque est que la captologie rende l’attention encore plus productive et renforce la surveillance des comportements des utilisateurs.

Des réponses par le design ?

Pour Anthony Masure, la réponse que peut apporter le design nécessite de concevoir des services plus simples, conçus pour minimiser le temps passé sur l’interface. C’est le cas par exemple de Trainline, le service de vente de billets de train, ou de la banque en ligne Simple. L’enjeu ici consiste à minimiser le bruit, à veiller à optimiser le service sous l’angle du respect de ce que cherche ou souhaite faire l’utilisateur et faire évoluer le service dans ce sens. Les promoteurs du « Time Well Spent » comme Tristan Harris proposent de bâtir des expériences centrées sur le « temps bien consommé ». Le risque de cette approche est pourtant de retomber dans une approche solutionniste et moralisatrice qui utilise les mêmes schémas mentaux et le même vocabulaire d’efficacité que celui déjà à l’oeuvre dans le monde de l’expérience utilisateur.

Pour Anthony Masure, il est nécessaire d’analyser le vocabulaire des interfaces pour proposer un vocabulaire alternatif, à l’exemple du BullshitIndex qu’il a construit avec Pia Pandelakis pour déconstruire la novlangue managériale appliquée aux champs de l’enseignement et de la recherche. L’enjeu est ici de sortir la conception du vocabulaire managérial qui l’a envahi. Cela nécessite de dépasser la seule mesure du temps passé qui insiste sur la quantité plus que sur l’intention, la qualité ou la volonté, l’idéologie de l’interaction « sans friction » (seamless) qui minimise la hiérarchie de l’interaction, et l’homogénéisation des lignes directrices (guidelines) qui laissent insuffisamment d’espace au designer pour construire un service pertinent.

Sortir le design de ce qui l’a colonisé, c’est ce que propose le designer Mike Monteiro dans une tribune récente : « L’histoire du design UX est, jusqu’à très récemment, l’histoire du design définie par d’autres domaines. Notre domaine a d’abord été défini par les ingénieurs, car, soyons honnêtes, ce sont eux qui ont inventé Internet. Et leur définition du design – des gens avec des bonnets cools qui mettent des couleurs partout – est encore largement acceptée par une grande majorité des designers. C’est la voie de la facilité. […] Nous avons passé les vingt dernières années à prouver notre légitimité aux ingénieurs qui pensaient que nous étions une perte de temps. Jusqu’à ce qu’ils réalisent que nous pouvions amplifier leur puissance de façon exponentielle. » Mike Monteiro a ainsi proposé un code d’éthique pour le designer engageant sa responsabilité. Ce débat de la responsabilité du design n’est pas nouveau. Viktor Papanek dans son livre Design for the Real Worl (Design pour le monde réel, 1971) l’évoquait déjà. Les penseurs du design ont toujours proposé des vocabulaires alternatifs, en distinguant l’expérience de l’existence, l’usage de la pratique, la stratégie de la tactique, l’utilité du service ou de sa disponibilité, ou encore le dispositif de l’appareil. Le philosophe Bernard Stiegler par exemple soulignait dans « Quand s’usent les usages » que la pratique n’était pas unique et ne se limitait pas à l’usage d’un instrument. « L’objet, qui posait des questions de pratiques, devient de plus en plus un objet qui pose des questions d’usage. On ne va plus parler de pratiques des objets, c’est-à-dire de savoir-faire instrumentaux, mais d’usages des objets et d’utilisateurs ou d’usagers, en particulier pour les appareils et pour les services. Or, un objet que l’on pratique ouvre un champ de savoir-faire par lequel le praticien est lui-même transformé (…). » L’usage d’un marteau par la plupart d’entre nous n’est pas la pratique qu’en acquiert un chaudronnier ou un sculpteur. Pour Stiegler : « la réduction de toutes pratiques à des usages normalisés par les sociétés de contrôle réduit leurs existences à une pure et simple subsistance ». Pour lui, la conception doit favoriser des communautés apprenantes plus que d’usages qui le déqualifient, le conditionnent, le contrôlent.

Michel de Certeau, quant à lui, décrit les usagers comme des braconniers qui résistent à ce qu’offrent les producteurs et restent ainsi actifs. Dans L’invention du quotidien, il souligne qu’on ignore les pratiques, leur diversité et leur inventivité au profit de métriques qui produisent de l’homogénéité. Le designer Ezio Manzini ne parle pas d’autre chose quand il souligne que la variété débouche « sur le plus gris des mondes ».

Le philosophe Pierre-Damien Huyghe dans « Définir l’utile », l’un des fascicules de A quoi tient le design, distingue l’utilité, du service et de sa disponibilité. Le design travaille l’utile. Et ce qui s’oppose à l’utilité n’est pas l’inutilité, mais la nuisance. Chaque fonction d’un ordinateur ou d’un téléphone, chaque service qu’il propose se propose de répondre servilement à des attentes, à la manière d’instruments. Mais lorsqu’on utilise un appareil photographique de manière non automatique, il ouvre l’usage à des questions de pratiques qui interrogent l’utilisateur, le poussent à décider et à élargir les possibilités.

Ce à quoi nous invite Anthony Masure par ces réflexions, il nous semble, c’est à dépasser une conception étroite du design au service d’un but purement performatif, pour rouvrir le champ du possible.

De quelle attention parlons-nous ?

Enfin, il nous faut prendre garde à la façon dont on définit l’attention. La question attentionnelle ne se limite pas à la focalisation ou à la concentration. Voir l’attention sous l’angle de la consommation, du temps, favorise une approche économique de celle-ci au détriment de sa circulation, de sa captation et de son exploitation. Il est nécessaire d’avoir une compréhension élargie de la notion d’attention, comme nous y invite Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention qui évoque par exemple l’attention collective (quels sont les environnements attentionnels communs dans les dispositifs numériques ?) ou l’attention conjointe (qui se caractérise par les situations relationnelles). Même l’attention individuelle recouvre plusieurs formes, allant d’une attention réflexive à une attention volontaire ou automatique. Pour Citton à nouveau, la question attentionnelle est à comprendre relativement à nos modes de production actuels qui individualisent la question. Celui qui n’est pas attentif, qui est distrait, est celui qui est attentif à autre chose que ce à quoi une autorité, comme c’est le cas de services numériques, souhaite qu’il soit attentif.

Cela signifie que les réponses individuelles à l’alarme attentionnelle, à l’image des bonnes pratiques auxquelles nous invite le Time Well Spent, ne peuvent être suffisantes. Il est nécessaire d’agir en amont, dès la conception des interfaces, à cette question attentionnelle. Il est nécessaire, comme le souligne Yves Citton, de passer d’une question de gestion des ressources, c’est-à-dire d’économie, à une question d’environnement, c’est-à-dire d’écologie. De passer d’un paradigme individualiste à un paradigme relationnel. Trop souvent, on se demande à quoi on est attentif, plutôt que de regarder ce qui nous conditionne à être attentifs, plus collectivement qu’individuellement.

À nouveau, il est également nécessaire de faire évoluer les cadres de pensées de la conception et de l’expérience utilisateur. De trouver des alternatives à la dichotomie entre répondre à des désirs ou répondre à des besoins. La manipulation de nos biais cognitifs est là pour longtemps : cela nécessite en tout cas de les documenter, de les comprendre à défaut de pouvoir les dépasser. De comprendre où et comment ils agissent afin d’être plus conscients des erreurs et des biais dont nous sommes victimes, comme nous y invitait Albert Moukheiber. Les enjeux psychiques qui se cachent derrière ces questions nécessitent en tout cas de veiller à ne pas décider pour d’autres, à prendre en compte l’altérité, à prendre soin des utilisateurs dans leur diversité. Le design ne doit pas travailler pour un utilisateur unique et idéal qui n’existe pas. Prendre en compte le comportement, l’humeur, la psychologie ou l’attention de l’utilisateur ne signifie pas les réduire ou les rendre productifs, mais leur donner par la conception l’espace où les respecter et les déployer.

Qu’est-ce qu’un service responsable ?

François Villard, responsable du service client de Trainline et Arianna Biamonti, designer produit chez Trainline, sont venus apporter un constat opérationnel, qui me semble complémentaire aux enjeux que soulevait Anthony Masure. Produire un service attentionnellement responsable nécessite de prendre au sérieux cette question de l’attention et de la mettre au coeur du développement du produit. C’est ce que semble faire Trainline qui vend des billets de train simplement et rapidement. Pour les concepteurs de Trainline, le postulat est que les gens ont mieux à faire que de passer du temps à acheter des billets de train. Pour Ariana Biamonti, un produit qui fonctionne est un produit qui répond à un besoin. Mais, derrière ce produit, il y a nombre de métiers qui doivent fonctionner ensemble (le marketing, l’ingénierie, le commercial, etc.)… et le design doit permettre de relier tous les métiers tout en faisant que l’interface avec le public ait du sens et délivre sa fonction. Sans compter que le produit doit être capable de s’adapter constamment aux évolutions. « Concevoir un produit, c’est faire des choix », rappelle François Villard. Si le service vise à apporter aux utilisateurs la bonne information au bon moment, les problèmes à résoudre et les opportunités d’amélioration sont infinis, alors que les ressources sont limitées. L’enjeu est donc de prioriser les évolutions, de lever les irritants qui ont le plus d’impacts, de hiérarchiser les fonctionnalités, de concevoir en continu…

Les services clients ont souvent pour défaut d’être externalisés, ce qui fait que le service client est loin du produit. Ils sont souvent très standardisés et impersonnels : les opérateurs suivent des scripts détaillés pour répondre aux difficultés que rencontrent les usagers. Cette externalisation fait que les personnes qui s’occupent du service client ne connaissent pas toujours le produit, ce qui les rend incompétents, voire impuissants, et ce d’autant que le processus qu’ils doivent suivre pour résoudre une difficulté est lent, hiérarchisé et cloisonné. Le résultat est tout aussi démotivant pour l’usager que pour le service client qui peine souvent à apporter une solution. Ces constats ont poussé Trainline à adopter une démarche inverse et à mettre le service client au coeur du processus et du service proposé. Les usagers accèdent à des humains qui ne suivent pas de scripts, qui n’ont pas de réponses préétablies et qui connaissent l’application. Pour cela, le service a décidé de privilégier une communication asynchrone et écrite au détriment du téléphone. L’écrit permet de rendre les choses claires, de laisser une trace et un engagement pour chaque partie. Le temps de réponse médian est le seul indicateur de qualité qu’utilise Trainline avec le taux de contact (c’est-à-dire le nombre de recours au service client par rapport au nombre de clients). « Mais l’enjeu est de rendre un service pertinent afin que les clients nous contactent le moins possible ». Trainline n’utilise pas le Net Promoter Score qui vise à faire noter par le client le service client. Pour François Villard, il est difficile de noter une relation humaine, d’autant que cette notation est très souvent ambivalente. Pour Trainline, le meilleur indice de satisfaction consiste à recevoir un remerciement une fois un problème résolu, sans qu’il soit demandé. « C’est l’indice qu’on a créé une relation humaine et non pas mécanique ». Le service client utilise le ton de la conversation amicale (sans tutoiement ni jargon, mais en utilisant le « je », celui qui répond s’exprimant en son nom propre plutôt que sous le signe d’un service et d’un « nous ») qui permet d’exprimer de l’empathie pour la difficulté du client. Ce service client n’est pas dans un bureau dédié, mais mélangé aux équipes afin que les autres services soient conscients de l’impact humain de ce qu’ils font. D’ailleurs, tout le monde à Trainline fait du support client au moins une demi-journée par mois.

Ces échanges constants permettent d’améliorer le service proposé… Par exemple par l’ajout d’une fonctionnalité qui avertit l’utilisateur s’il s’apprête à acheter une seconde fois le même billet de train alors qu’il l’a déjà dans son panier. Le service client permet ainsi de faire remonter des fonctionnalités et des besoins à développer pour l’améliorer. L’enjeu, souligne François Villard est d’observer les comportements pour mieux y répondre. Pour Trainline, le service client n’est pas un coût, mais un moyen d’améliorer la communication et l’expérience. Le but reste de diminuer le taux de contact : c’est pour Trainline l’indicateur d’une relation réussie puisque l’utilisateur a accompli ce qu’il voulait sans avoir besoin d’aide.

Trainline montre en tout cas qu’il est possible de proposer des services qui prennent soin de l’utilisateur. Qu’on peut construire une relation responsable de l’usager, fonctionnelle, sans être envahissante. Mais ce que pointe l’exemple de Trainline c’est que pour répondre à cette dynamique, il faut le vouloir, en faire une priorité, à l’image du design, mis au coeur de la relation et du service, plutôt que comme une prestation finale ou d’habillage d’une réalisation technique. Quand les entreprises développent des stratégies liées à la qualité, à la satisfaction du client, à la protection des données des utilisateurs, à la responsabilité sociale ou écologique, l’enjeu pour elles est de créer une culture et une stratégie autour de ces valeurs. Et ni cette culture, ni cette stratégie, ni ces valeurs ne s’imposent d’elles-mêmes, mais elles s’imposent par une prise de conscience et une volonté d’en faire une priorité durable. La question de l’attention des usagers doit donc être prise au sérieux pour passer d’une priorité basse, voire cosmétique, à un enjeu de responsabilité prioritaire. Il y a assurément encore du travail !

Hubert Guillaud et Véronique Routin

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  1. Merci pour ce texte et ces recherches stimulantes. Je m’adresse ici à Hubert et à Anthony. Le design responsable de l’utilisateur que vous appelez de vos vœux est celui que nous voulons tous, même celles et ceux qui (comme moi) ne se retrouvent pas dans le procès de l’UX auquel vous vous livrez. Pour ma part, je considère que le design responsable de l’utilisateur est un synonyme de “good UX” (comme on peut parler de “good design”). Un bon design centré sur l’utilisateur est donc un design centré sur l’utilisateur. C’est l’exemple que vous donnez de Trainline. Par conséquent, votre critique du centrement-utilisateur n’est-elle pas biaisée / fallacieuse / complaisante (choisissez) ? Ce que vous défendez au nom de l’acentrement-utilisateur, c’est un retour à un vrai centrement-utilisateur, c’est-à-dire respectueux des vraies attentes de ce dernier. C’est ce que l’UX est censée faire ! L’UX n’a donc pas à subir l’opprobre anticapitaliste que vous lui imposez de manière politiquement complaisante (tout en jouissant de ses bienfaits sur les apps que vous utilisez pour le dire) sous prétexte qu’elle a été exploitée abusivement par le marketing de l’économie de l’attention (tout comme le design industriel a été exploité abusivement par le marketing tout court pendant des décennies, cf. Papanek). L’usage industriel du design par le marketing n’est pas le design, fût-ce de marketing “digital” et de design numérique qu’il s’agisse. Trop facile de faire du design le grand et unique responsable. Il n’est que le bras armé des logiques qui recourent à lui. La bonne UX de Trainline (à vous en croire) n’a donc pas à subir la honte de s’appeler UX face à la mauvaise UX (à vous en croire) des GAFAM. L’UX est un progrès. Certes, elle peut être articulée à des logiques capitalistes diverses et discutables. Car il y a bien des capitalismes et non pas un capitalisme – comme vous le présupposez de manière trop caricaturale. Il y a le capitalisme de Trainline (c’est une entreprise tout ce qu’il y a de plus capitaliste), le capitalisme des GAFAM et tant d’autres. Tout dépend en effet, comme dit à la fin de l’article, quelle est la volonté et la priorité donnée à l’aventure. C’est la question de la finalité du design qui se pose là. Sauf dans les approches esthéticiennes ou artistiques du design, ce dernier n’est jamais une fin en soi. Il est toujours un moyen au service d’une fin exogène (de préférence sociale). Tout dépend qui fixe cette fin, comment et pourquoi. C’est ce que j’ai appelé autrefois la part du désir et du rêve dans l’innovation et l’entrepreneuriat. Cela revient à se demander : quels sont les désirs fondateurs qui président à une startup ? Si la logique fondatrice, c’est « winners take all », ça donne le capitalisme des GAFAM et l’UX captologique qui va avec. Si c’est autre chose, alors ça donne une autre forme de capitalisme numérique – qui ne tombe pas forcément sous votre critique. Ne plus parler d’UX, vouloir à tout prix changer de vocabulaire, c’est pour moi une posture politicienne complaisante qui biaise le débat épistémologique de fond (dont je ne dis pas qu’il doit être dépolitisé) sur le design dans l’ère numérique. L’intérêt de votre travail et de cet article (et je vous en remercie), c’est de déconstruire la “bad UX“ et d’ouvrir des pistes riches et stimulantes pour définir les principes d’une “good UX“, dans la tradition du design social et éthique (celle qui va pour moi de Williams Morris à Victor Papanek, mais pas forcément jusqu’à l’opportunisme anti-design de Tristan Harris). Or, la distinction entre Bad UX et Good UX (la dimension objective stimulante de votre travail) ne se résume pas à la distinction entre Capitalisme et Ce-qui-ne-serait-pas-le-capitalisme (la dimension partisane et biaisée de votre travail). C’est le présupposé regrettable que je vois dans votre approche, je le trouve politiquement complaisant. Politiser le design, oui, mais à condition de ne pas biaiser l’épistémologie du design.