Réalité virtuelle et empathie : ce que dit la recherche

La réalité virtuelle augmente-t-elle notre capacité d’empathie ? Peut-elle nous aider à réduire les stéréotypes de toutes sortes, sur la race, l’âge, le genre ou le handicap, entre autres ? La discussion se poursuit entre ceux, qui, à l’instar de l’artiste Chris Milk (@milk), voient dans ce nouveau média la machine à empathie ultime et ceux n’y croient guère (un débat que nous avons déjà présenté dans nos colonnes).

Au-delà d’un simple conflit d’opinion, que dit la recherche sur le sujet ? Il se trouve qu’au VHIL (Virtual Human Interaction Lab) de Stanford, Jeremy Bailenson (@bailenson) étudie cette problématique depuis 2003, en compagnie de bien d’autres aspects psychologiques de la réalité virtuelle. Il nous livre quelques-unes de ses conclusions dans son dernier livre, Experience on Demand : What Virtual Reality Is, How It Works, and What It Can Do (Expérience à la demande : qu’est-ce que la réalité virtuelle, comment elle fonctionne et que peut-elle faire ?, 2018, non traduit). L’ouvrage traite de bien des sujets, mais c’est sur l’empathie que nous allons nous concentrer ici.

Lorsqu’on aborde une telle problématique, on doit répondre à deux questions différentes, la première étant : la réalité virtuelle accroît-elle l’empathie ? Et la seconde : le fait-elle d’une manière spécifique, peut-être plus efficace que les autres médias ? Vaut-il mieux entrer dans une réalité virtuelle que voir un film ou lire un livre par exemple ?

Changer de corps

Mais tout d’abord, qu’est-ce que l’empathie ?

Selon Bailenson, les psychologues distinguent en général deux aspects possibles de cette fonction mentale. Le premier est strictement émotionnel : c’est ce qu’on ressent lorsqu’on voit quelqu’un souffrir en face de soi. Le second est cognitif : c’est la capacité qu’on possède de se mettre à la place de quelqu’un, de comprendre ce qu’il éprouve. En d’autres termes, c’est la fameuse théorie de l’esprit. Pour Bailenson, cependant, ce double aspect de l’empathie est insuffisant. Il préfère tenir compte de la définition de son collègue de Stanford, Jamil Zaki (@zakijam), qui parle, lui, d’empathie complète, ce qui ajoute un facteur « motivationnel » : après avoir expérimenté une empathie émotionnelle et cognitive, la personne va-t-elle agir afin d’empêcher la souffrance d’autrui ?

En psychologie, l’un des moyens d’augmenter et de mesurer l’empathie est le « changement de perspective ». Autrement dit demander à un sujet de se mettre à la place de la personne concernée. Un exemple d’expérimentation dans ce domaine a été fait dans les années 2000 par Adam Galinsky (@AdamGalinsky) à propos de la perception qu’on a des personnes âgées. On a demandé à des sujets de décrire la journée d’un individu âgé représenté sur une photographie. Un premier groupe n’a pas reçu d’autres instructions plus spécifiques ; mais un second groupe a eu pour mission d’écrire le récit de cette journée à la première personne. Ensuite, un questionnaire a montré que les membres de la seconde équipe avaient tendance à adopter une attitude plus positive vis-à-vis de nos anciens.

En fait cette expérience, qui n’a demandé qu’un papier et un crayon, est le modèle des travaux effectués par la suite en réalité virtuelle.

Si quelqu’un veut modifier ses tendances au racisme, au sexisme ou l' »âgisme », par exemple, il ne lui suffira pas de revêtir un avatar noir, féminin ou âgé. Il doit changer son schéma corporel. Pour cela, Bailenson et son équipe utilisent un procédé particulier, le « miroir virtuel ». Après avoir pénétré dans le monde virtuel et revêtu son avatar, le sujet peut ainsi observer son nouveau corps, et surtout, il est invité à effectuer divers mouvements, toucher ses épaules, etc. Naturellement l’image dans le miroir reflète ses actions. L’opération dure à peu près 90 secondes, temps suffisant selon les chercheurs, pour que l’on puisse s’adapter et « incarner » réellement son nouveau corps.

Ensuite, dans le cadre de l’expérience sur l’âge, le voyageur virtuel rencontre un partenaire qui porte lui l’avatar d’un jeune homme. Naturellement ce nouveau venu aperçoit lui aussi le sujet sous la forme de l’avatar âgé. On a fait passer un test aux sujets, celui des associations de mots implicites. On a demandé à la personne testée de donner les premiers mots qui lui viennent à l’esprit en rapport avec un thème. Il s’est avéré qu’à propos des personnes âgées, les participants à la simulation virtuelle avaient tendance à utiliser plus de mots positifs, comme « sage », par opposition a des termes comme « ridé », par exemple…

Il se passe donc quelque chose d’intéressant apparemment… Mais les choses sont plus compliquées qu’elles ne paraissent au premier abord. Ce qui marche avec les préjugés contre l’âge devrait fonctionner aussi bien pour le racisme, pas vrai ? C’est ce qu’a naturellement pensé une étudiante de Bailenson, Victoria Groom, qui a réitéré le même type d’expériences en utilisant un avatar noir. Elle a fait passer son test à une centaine de personnes. Dans cette session, le « partenaire » posait au porteur de l’avatar une série de questions sur ses compétences professionnelles. Et patatras ! Non seulement l’expérience n’a montré aucune amélioration positive dans le domaine des préjugés raciaux, mais les chercheurs ont au contraire constaté une augmentation de ces préjugés après passage par la réalité virtuelle. Autre bizarrerie, cette augmentation ne se manifestait pas seulement chez les sujets blancs, mais était également constatée chez les participants noirs !

Quelle pouvait être la cause de ce phénomène ? Bailenson s’est demandé si ce n’était pas parce que le « transfert de corps » avait échoué. La technologie utilisée était assez primitive, le suivi des mouvements des bras était insuffisant par exemple… En l’absence de « transfert », les expérimentateurs se seraient contentés de faire revenir à la surface les stéréotypes qu’il s’agissait justement de combattre. Et de fait, par la suite, à Barcelone, Mel Slater (@melslater), qui dispose d’un puissant équipement de VR et serait d’après Bailenson le grand spécialiste du transfert de corps, a obtenu des résultats inverses et plus conformes à ce qui était attendu : les sujets voyaient bien leur stéréotypes réduits (pour évaluer les préjugés d’une personne concernant une catégorie d’individus, on utilise le test d’associations implicite de Harvard, que vous pouvez passer en ligne).

Les limites

Cela semble marcher, mais jusqu’où ? Bailenson s’est essayé à trouver le plafond au-delà duquel la VR ne donnait plus de bons résultats. Pour cela, il a repris ses expériences sur l’âgisme, mais en ajoutant un facteur supplémentaire : la menace !

La multiplication des personnes âgées sur la planète constitue-t-elle un problème pour les jeunes générations ? Les expérimentateurs ont d’abord testé cette crainte à un niveau très intellectuel, abstrait. Avant le « transfert de corps », les sujets ont été invités à lire deux textes. Le premier groupe, celui sur qui on testait la « menace élevée » devait lire un article intitulé « Les personnes âgées représentent une menace immédiate pour les jeunes américains », tandis que le second groupe se contentait de lire un texte plus neutre « l’Amérique se prépare à changer de démographie ». Après cette phase certains sujets se virent demander d’écrire un essai sur ce qu’ils avaient lu, tandis d’autres passaient par le « transfert de corps ». Autrement dit, il y avait quatre groupes. Deux groupes, l’un ayant pris connaissance de la menace forte, et un autre plus neutre. Et chacune de ces deux équipes se divisait ensuite à son tour en deux : ceux qui passaient par le transfert de corps et ceux qui se contentaient de rédiger un essai. Cela permettait non seulement de mesurer l’impact de la VR en termes d’empathie, mais également de la comparer à d’autres méthodes et médias.

Non seulement le groupe VR menacé se révéla plus positif que le groupe non-VR correspondant, mais il se montra également plus ouvert d’esprit que les membres du groupe « écrivain » qui avait lu le texte « neutre » !

Et si la menace était plus personnelle ? Pour tester cela, on a utilisé le « cyberball », une tâche mise au point par le psychologue Kip Williams. Dans un environnement virtuel, trois joueurs se passent une balle, mais l’un d’entre eux (le sujet) se voit sans cesse refuser d’avoir le ballon. Cette opération suffit à faire naître un sentiment d’isolement et d’ostracisme, selon de multiples études. Cette fois-ci, deux groupes furent invités à jouer au « cyberball » avec deux avatars représentant de manière ostensible des personnes âgées. 30 passes ont été effectuées. Certains participants reçurent une dizaine de passes soit un tiers. C’est la condition « neutre ». D’autres ne reçurent que trois fois la balle. Ce sont les personnes « menacées ».

Après ce petit jeu, certains sujets passèrent comme précédemment par le « transfert de corps » tandis que d’autres étaient conviés à s’imaginer âgés « en imagination ». Cette fois-ci, la VR échoua. Ceux qui avaient été « ostracisés » pendant le cyberball, ne se révèlèrent pas plus ouverts après le transfert de corps que ceux qui avaient effectué l’opération « en imagination ». La VR avait atteint sa limite. Selon Bailenson, « en comparant les deux études, ces preuves préliminaires suggèrent que le changement de perspective via la réalité virtuelle peut être efficace pour favoriser des comportements positifs envers un groupe externe lorsque la menace intergroupe est indirecte, mais pas aussi efficace lorsque la menace devient plus concrète et personnelle. »

Bien évidemment, pour se fier à ces conclusions il faut non seulement reconnaître la valeur de ces travaux sur la VR mais également l’efficacité des théories et recherches qui les ont précédés, comme le « changement de perspective » ou le cyberball. Comme toujours les questions de l’échantillon et de la réplication se posent. Mais Bailenson en est parfaitement conscient. : « une majorité d’études en psychologie nous renseignent en fait uniquement sur les personnes de moins de 22 ans bénéficiant d’une éducation supérieure et suivant un cours d’initiation à la psychologie », remarque-t-il.

Et il tente en tout cas de réduire ce « biais ». Il a mis en place une tentative de « mise à l’échelle » en essayant de recruter 1000 participants issus de différents milieux sociaux. Pour ce faire, explique-t-il, « nous avons installé des systèmes de réalité virtuelle dans le monde extérieur (avec une unité de réalité virtuelle mobile) dans des musées, à proximité de bibliothèques, ainsi que dans des festivals et des foires afin d’attirer des personnes qui ne sont pas simplement des étudiants ordinaires ». L’analyse des premiers résultats est en cours… Pour l’instant, il semble bien que la VR posséderait bien un effet positif et donnerait de meilleurs résultats que les autres médias, mais de manière variable et modeste.

Que penser de ces recherches ? Apparemment, il se passe quelque chose, mais les résultats sont très variés et dépendent de multiples conditions initiales. On ne peut s’empêcher de penser, dans un domaine proche, aux expériences de Caroline Williams sur la neuroplasticité : l’efficacité de toutes ces technologies semble réelle, mais l’action sur le cerveau est beaucoup plus subtile et les conséquences bien moins prévisibles qu’on pourrait le croire.

Rémi Sussan

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. L’article et les résultats des différentes études sont très intéressants, mais ils laissent un goût d’inachevé…
    Dans le fond, une question essentielle reste en suspend selon moi: est-ce que l’utilisation de la VR permet d’évaluer et d’activer l’empathie chez les personnes testées momentanément, ou entraine-t-elle un changement durable ?
    De ce que je comprends de l’étude, chez deux personnes à empathie égale, celle-ci sera plus sollicitée par la VR que par la rédaction d’un essai. Soit, mais rien ne nous dit que l’utilisation de la VR pourrait augmenter les capacités empathique des personnes dans le temps long. C’est en fait un meilleur moyen de susciter l’empathie mais pas de l’améliorer. Si en rentrant chez eux, les personnes testées retrouvent leur préjugés racistes ou « âgistes », alors l’intérêt reste assez modéré…

  2. L’article a l’air de dire que c’est un « echec de la VR » a chaque fois que le chercheur n’obtient pas le resultat qu’il aimerai avoir.

    C’est quand même assez culotté.

    Et je passe sur certaines joyeuseté du genre « Autre bizarrerie, cette augmentation ne se manifestait pas seulement chez les sujets blancs, mais était également constatée chez les participants noirs ! »