Rétro-design de l’attention : une responsabilité sans responsabilisation

Dans le traitement de la question attentionnelle, les acteurs qui l’exploitent, renvoie toujours l’utilisateur à sa propre responsabilité. Si les écrans semblent les boucs émissaires idéaux de tous les troubles attentionnels, reconquérir sa liberté cognitive, elle, relève toujours de la seule responsabilité de l’usager. Qu’importe si une multitude de développeurs et de designers – ces captologues – façonnent toujours plus finement, via les interfaces, la frontière entre l’incitation et la manipulation, améliorant sans cesse la boucle de rétroaction du moindre de leurs outils, pour favoriser compulsion et addiction.

Ce constat de la culpabilisation de l’utilisateur, nous l’avions pointé dès la préfiguration de nos travaux. Si les écrans nous font souffrir, c’est à nous utilisateur de nous soigner, de répondre à l’injonction à la déconnexion, de changer nos habitudes, de modérer nos excès… Les outils de contrôle du temps passé que les grandes plateformes ont mis en place renvoient ainsi chacun à la pathologisation de sa connexion dont s’amusait le designer Fabien Girardin. Pourtant, si nous sommes manipulables (comme nous l’ont expliqué les spécialistes de l’économie comportementale, dont Daniel Kahneman), si nous sommes manipulés (comme nous l’ont montré les spécialistes de la conception attentionnelle, d’Edward Bernays à BF Skinner, en passant par Nir Eyal), comment se fait-il que nous soyons tenus responsables de notre désarroi attentionnel ? Si nos comportements sont désormais conçus « pour nous », alors ceux qui les conçoivent ne devraient-ils pas assumer leur part de responsabilité ?

Pourtant, ce n’est pas vraiment le cas. Les plateformes, services et applications du numérique ont adopté une attitude schizophrénique, qui leur fait d’un côté promouvoir la déconnexion et de l’autre encourager nos comportements compulsifs. Les tableaux de bord pour gérer le temps passé semblent être utilisés pour mieux masquer l’intention de ceux qui les développent : retenir le plus longtemps possible les utilisateurs dans leurs services. D’un côté, on leur propose des outils de gestion de leur temps, de l’autre, on leur propose des boutons toujours plus colorés et des notifications toujours plus nourries pour les retenir dans les services.

Le contrôle du temps passé incombe donc à l’utilisateur, pas aux plateformes qui continuent à laisser une grande liberté d’action aux éditeurs pour fourbir des notifications, qui continuent à maximiser le temps passé et « l’engagement » des utilisateurs. Ce « déconnexion washing », ce « blanchiment déconnexionniste », cette schizophrénie ressemble aux politiques des industriels du plastique, qui culpabilisent les consommateurs pollueurs, sans remettre en cause leur propre responsabilité dans la surproduction de plastique. Si les pratiques individuelles sont essentielles pour lutter pour la déprise attentionnelle, celles-ci ne suffiront pas. Pour paraphraser Kris de Decker : « C’est en changeant nos infrastructures [attentionnelles], les objectifs des institutions et des entreprises qui les façonnent, les conventions culturelles qui les sous-tendent que les comportements individuels changeront à leur tour ! Pas l’inverse. » Aujourd’hui, la question attentionnelle relève d’une responsabilité sans responsabilisation. C’est cela qu’il faut transformer…

Constat : une responsabilité sans responsabilisation

L’enjeu de responsabilisation
Pour les services numériques, prendre soin de l’attention des utilisateurs nécessite de faire de cet enjeu… un enjeu justement ! Prendre la responsabilité attentionnelle au sérieux nécessite de la mettre à l’agenda et de développer des services adaptés. C’est ce qu’expliquent Ariana Biamonti et François Villard de Trainline, rappelant que développer un produit, c’est faire des choix. Trainline montre qu’il est possible de proposer des services qui prennent soin de l’utilisateur : « qu’on peut construire une relation responsable de l’usager, fonctionnelle, sans être envahissante ».

Quand les entreprises ont développé des pratiques liées à la qualité, à la satisfaction du client, à la protection des données, ou à la responsabilité sociale ou écologique par exemple, l’enjeu a été d’innerver l’entreprise de cette nouvelle culture pour les rendre effectives, de les transformer en valeurs, en stratégies et surtout en processus métiers. Ces pratiques se sont imposées par une prise de conscience et une volonté d’en faire une priorité durable, inscrite dans les processus mêmes de l’entreprise. Cela nous montre que, pour être prise au sérieux, la question de l’attention doit passer d’une priorité basse (voire cosmétique) à un enjeu de responsabilité prioritaire.

Dans le New York Times, l’éditorialiste Kara Swisher ne disait pas autre chose en invitant les entreprises technologiques à se doter de responsables de l’éthique. Même si c’est pour l’instant plus facile à dire qu’à faire, certaines entreprises font ce pari, à l’image de Qwant en France

Pour les entreprises, nommer un responsable, l’intégrer dans un organigramme… est souvent le premier moyen pour initier une politique, des processus, des normes et des cadres qui permettront de la déployer.

Reste que cette responsabilisation attentionnelle (voire éthique) a nécessairement d’autres enjeux que de nommer un responsable (dont le niveau de responsabilité selon sa place dans l’organigramme peut être anecdotique ou centrale). Faire de la question attentionnelle un enjeu d’entreprise, a ainsi un impact direct sur le modèle économique des entreprises, ses valeurs, ses objectifs… bref sur la proposition de valeur que l’entreprise fait à ses utilisateurs. On le constate partout où les entreprises ont pris la question éthique ou le service utilisateur au sérieux. Trainline par exemple refuse de faire de la publicité à l’intérieur de son service se privant de cette source de revenus pour privilégier l’efficacité de son service. L’assureur en ligne américain Lemonade, ne prend qu’un forfait fixe sur le montant de l’assurance et les trop-perçus sont reversés à des œuvres, ce qui ne pousse pas l’assureur à limiter les remboursements consentis qui sont, pour d’autres assureurs, convertis en profits (cf. Comment construire des technologies avec les sciences comportementales). Chez Qwant, le directeur de l’éthique a un droit de veto sur les projets venant des autres secteurs… un peu comme un directeur de la qualité impacte le travail de tous les autres services de son entreprise. Comme l’explique la technosociologue, Zeynep Tufkci, la toxicité des modèles économiques des plateformes (notamment leur modèle publicitaire qui s’appuie sur la surveillance, ce péché originel de l’internet) nécessite de modifier leurs modèles d’affaires, afin qu’ils soient plus respectueux des données personnelles des utilisateurs. Pour le spécialiste de l’économie comportementale, Dan Ariely, très impliqué dans Lemonade, l’enjeu est de construire des modèles d’affaires qui « éliminent les conflits d’intérêts », explique-t-il dans une tribune pour Wired. C’est la même chose quant aux questions attentionnelles, qui résonnent tout autant avec la question des modèles économiques des services, comme nous le soulignions dès l’introduction de ce travail (en pointant les problèmes spécifiques de l’imbrication de plusieurs modèles économiques dans un service).

Pour remédier à cela, nombre d’experts invitent à limiter la surpuissance des marchands d’attention plutôt que de limiter le temps d’écran. C’est ce que disent Tim Wu, Frank Pasquale ou Maurice Stucke et Ariel Ezrachi… et nombre de ceux qui invitent à démanteler les monopoles des Gafam.

Pour le dire autrement, dans le domaine publicitaire par exemple, la régulation n’a pas consisté à interdire la publicité, mais à la réguler avec de plus en plus de contraintes. Contraintes sur les messages, sur la forme, sur les publics, sur la durée ou les modalités d’exposition, et bien sûr contraintes sur ce qui peut relever de la publicité et ce qui est en exclu. La question du consentement, de la proportionnalité, des compensations sont certainement quelques-uns des leviers à imaginer pour muscler la protection contre l’orientation forcée de notre attention.

Dépasser l’utilisateur, cette fiction
Alors qu’on ne cesse de nous parler de personnalisation – une personnalisation qui vise plus à nous catégoriser qu’à nous distinguer –, trop souvent encore la conception d’interface est pensée pour un utilisateur unique, un profil moyen qui ne représente personne. La personnalisation, c’est-à-dire l’accès à certains paramètres pour modifier les fonctionnalités, est souvent limitée et compliquée et se destine aux utilisateurs les plus expérimentés. Facebook par exemple proposait plus de 61 fonctions de notification en 2015, expliquait le sociologue Nathan Ferguson

Le manque d’accès aux paramètres, les choix par défauts qu’imposent les plateformes dans ces paramètres… est très liés à l’idée que se font les services de leur utilisateur « moyen ». La conception est souvent bloquée par les archétypes paternalistes d’usagers qu’elle mobilise : un utilisateur par défaut fictif, composite d’utilisateurs imaginaires. Comme le pointe le designer Anthony Masure, bien souvent, l’utilisateur est par nature une fiction, un sujet universel (masculin, conscient, blanc, valide, aisé, etc.) qui représente et décide pour un public plus large. Autrement dit, l’attention des uns (des dominants, ou considérés comme tels) décide pour celle des autres. À aucun moment la réduction opérée par cette modélisation n’est rendue visible pas plus que nous n’avons pas de prise sur elle ! Les normes d’accessibilité, quand elles sont présentes, ne prennent pas en compte les différences de structures psychiques, et encore moins les variations culturelles, comme le souligne le rapport du Défenseur des droits sur la Dématérialisation et les inégalités d’accès aux services publics (et ces constats peuvent être généralisés au-delà des services publics !). On retrouve ici le décalage entre conception et réception pointé il y a déjà quelques dizaines d’années par le philosophe Gilbert Simondon : cette volonté d’homogénéiser l’expérience nie de facto les situations, les différences, les individualités et ne produit qu’une attention lyophilisée.


Image : L’utilisateur est bien souvent une fiction, à l’image de cette représentation de l’utilisateur imaginée par les designers Dan O’Sullivan et Tom Igoe.

Sous l’angle de la question attentionnelle, cette diversité est également assez mal prise en compte : partout, l’utilisateur est vu comme un être responsable, capable de maîtrise de soi, capable de se concentrer et de faire des choix informés. Or, le contrôle de soi n’est pas une question de volonté individuelle rappellent les psychologues. Elle n’est pas un muscle moral… qu’il faudrait entraîner. Comme le disait Tristan Harris, notre absence de maîtrise de soi ne relève pas de nos responsabilités, quand, de l’autre côté de l’écran des milliers de personnes travaillent à nous faire perdre pied. Il nous semble que l’une des manières dont les entreprises pourraient répondre à l’alarme attentionnelle consiste à élargir leur vision de l’utilisateur, à prendre en compte que l’efficacité qu’ils conçoivent n’est pas adaptée à tous. Qu’il leur faut comprendre les limites de l’optimisation qu’ils produisent et que les fonctionnalités ont besoin de diversité et de modularité. Les fonctionnalités ne peuvent pas être déployées pour l’utilisateur, sans lui (« Rien pour nous sans nous », comme le réclament les militants de l’inclusion sociale) et pour cela, il faut assurément que les entreprises et services parviennent à sortir d’une conception « centrée » sur un utilisateur moyen, idéal… qui n’existe pas.

Cet utilisateur moyen reflète bien souvent lui-même le manque de diversité des concepteurs : l’efficacité qu’ils promeuvent dans les interfaces qu’ils conçoivent est le reflet de leurs propres visions, inadaptées aux situations d’autres groupes socioculturels. Or, ce que le numérique transforme par les interfaces, c’est la forme même de la relation et ce alors que les interfaces sont rarement modulaires : elles ne s’adaptent pas beaucoup à nos actions, à notre compréhension, à nos compétences ou nos handicaps. Alors qu’on exige des établissements recevant du public, physiquement, qu’ils permettent l’accès aux publics dans leur plus grande diversité (de situations de handicap, de langue, de niveau culturel ou économique), où sont les interfaces de ces services qui s’adressent aux publics en difficulté, qui répondent à leurs difficultés au moment où ils les éprouvent ?

L’une des clefs à ce problème repose à la fois sur la prise en compte d’une plus grande diversité de pratiques et d’usagers ainsi que sur une plus grande diversité sociale des équipes qui conçoivent les technologies. La question attentionnelle nécessite d’interroger l’efficacité des interfaces telles qu’elles sont conçues et donc de mieux saisir que cette efficacité ne s’adapte pas à tous les profils, qu’il faut permettre de moduler les paramètres selon les multiples profils des utilisateurs.

Une labellisation impossible
Avant de commencer notre enquête sur la question attentionnelle, nous pensions pouvoir proposer une forme de labellisation attentionnelle, permettant d’évaluer l’impact attentionnel des techniques mises en place par les services en ligne. Mais rapidement, cet objectif s’est révélé impossible à atteindre, pour une raison simple : nous ne savons pas très bien, dans le grand éventail de techniques attentionnelles utilisées, ce qui marche ! Les services web, eux, connaissent l’impact de leurs techniques.

Encadré : l’A/B testing, technique de délégitimisation du design ?

Le marketing et la communication mobilisent constamment le design, notamment par la pratique très répandue de l’A/B testing, pour évaluer en permanence « ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas ». Mais nous sommes là de plus en plus dans une instrumentalisation du design, qui fragmente chaque intervention sur la forme des fonctionnalités à la mesure de leur efficacité, assujettit la conception au marketing, homogénéise les fonctionnalités et précarise les designers eux-mêmes en simples exécutants tâcheronnisés.

L’A/B testing consiste à sonder l’efficacité d’une modification sur ses utilisateurs. Le principe vise à produire une variation sur un élément ou une fonctionnalité et à mesurer comment réagissent les utilisateurs en ligne. Des sites de presse par exemple utilisent ces « expériences contrôlées » pour tester la réaction de leurs lecteurs à des titres d’articles. Avec cette technique, le titre qui génère le plus de clics, le plus de lecteurs (d’adhésion ou d’engagement) est ensuite adopté pour générer le plus de trafic. Ces principes de tests en temps réel par les utilisateurs produisent donc une rétroaction immédiate qui permet de mesurer l’efficacité de n’importe quel changement apporté à un site. C’est en testant ces fonctionnalités sur des milliers ou des millions de personnes que désormais toute fonctionnalité est implémentée : de la couleur d’un bouton, à la position d’une publicité, de l’objet d’un e-mail à la fabrication du moindre détail des interfaces.

Ces techniques, très répandues – notamment chez les Gafams (mais pas seulement) qui les utilisent pour conduire des milliers d’expériences en continu pour améliorer l’impact de leurs fonctionnalités, de leurs tarifs, de leurs publicités… et donc de leurs revenus – posent de nombreuses questions. L’une des principales que l’on pourrait leur adresser est que les résultats de ces techniques ne sont pas publics, pas plus qu’il n’y a d’études d’ensemble sur ce qui fonctionne globalement par rapport à ce qui fonctionne spécifiquement. Enfin, l’A/B testing teste une « efficacité » qui est peu interrogée, dont l’enjeu qu’il implique n’est pas explicite pour l’utilisateur instrumenté (notamment en matière de consentement). L’A/B testing évalue des variations, alors que les différences entre ce qu’il mesure n’est pas toujours significatif et qu’il est utilisé pour prendre des décisions dont l’impact est fort, alors que leur effet demeure souvent limité. Quand un site teste « l’optimisation » d’un titre ou d’un bouton auprès de milliers d’utilisateurs via cette technique – à l’image de ce que propose Google Optimize, il mesure une réponse, une « performance significativement supérieure à une autre », mais selon une grille d’objectifs assez restreinte (pages vues, durée de rétention, taux d’ouverture, achats, clics sur une annonce).


Image : la grille d’objectifs des tests A/B par Google Optimize.

Ces tests posent des questions sur l’efficacité mesurée : bien souvent, on s’attache à une amélioration, même faible ou peu distinctive, mais sans voir l’impact de ces transformations sur ce qui n’est pas mesuré. Ainsi, les tests peuvent vous montrer qu’une fonctionnalité (comme le fait que vous voyez que votre interlocuteur a vu votre message ou que vous voyez qu’il va vous répondre dans une messagerie instantanée, fonctions qui se sont généralisées via ces techniques de tests utilisateurs) est appréciée, fonctionne plus que la précédente (les gens restent plus longtemps dans l’interface), sans mesurer les autres transformations qu’elle induit (la raison pour laquelle ils restent dans l’interface, le fait que finalement, cette capture, si elle est immédiatement efficace en temps passé, ne l’est pas sur le long terme dans la transformation des rapports humains qu’elle induit).


Image : l’interface de Facebook Messenger et ses bulles de réponses qui vous montre que votre correspondant a bien lu votre message ou est en train de répondre, sont des fonctionnalités de rétention validées par l’A/B testing, mais qui posent des questions sur le « poids », l’anxiété, que ces interfaces produisent, comme le soulignait Jessica Bennett pour le New York Times.

Comme le pointe Stephen Watts pour le Search Engine Journal, l’un des défauts des méthodes d’A/B testing est qu’elles ne cherchent pas à répliquer leurs expériences avant d’en tirer des leçons. Sur les milliers d’expériences quotidiennes que mènent les sites, pourtant, très peu génèrent des résultats positifs (10 à 20 % d’entre elles), et quand c’est le cas, la valeur de cette amélioration oublie d’interroger ce qui n’est pas mesuré. L’amélioration porte sur des facteurs qui montrent des effets immédiats selon une grille de critères performatifs et immédiats. Mais n’oublient-ils pas la question des effets à plus long terme ? Oui, voir qu’un interlocuteur a vu ma réponse ou est en train de me répondre dans mon logiciel de messagerie instantanée m’incite à rester en ligne, mais, à long terme, est-ce que cela ne génère pas une fatigue sociale, un « refroidissement social » (que pointait le designer Tijmen Schep), qui, lui, n’est pas mesuré ? « Les décideurs veulent faire des changements – et capter de la valeur – rapidement », explique Amy Gallo pour la Harvard Business ReviewPour Mads Buch Stage, les tests A/B nous font trop souvent oublier la vue d’ensemble.

En normalisant et instrumentant la conception au service d’objectifs à court terme, on peut se demander s’ils ne participent pas à délégitimer le design, à minimiser le rôle de la conception au service d’objectifs très immédiats, quand il devrait surtout servir les utilisateurs au service de leurs besoins à plus long terme.

En tant qu’utilisateurs, nous avons une vision partielle et limitée des techniques attentionnelles utilisées à notre encontre. Si nous voyons très bien les notifications incessantes des systèmes ou si nous nous énervons contre le spam, nous mesurons individuellement et cognitivement très mal l’impact de techniques plus discrètes, comme le fait de changer le fond d’un site lorsque nous y revenons. C’est le cas par exemple sur les sites de location d’appartements ou d’hôtels, qui affichent en texture de fond des images relatives aux dernières requêtes de villégiatures que nous y avons faites. Or, cet effet de textures subliminales déclenche peut-être bien plus de passage à l’acte d’achat que le spam des offres qu’ils nous adressent. Nous ne savons pas toujours très bien à quoi nous réagissons et l’exploitation attentionnelle, par nature, exploite nos biais cognitifs… À l’image des textures des sites, qui exploitent nos biais d’ancrages et le fait que nous soyons peu réceptifs aux changements qui ne sont pas brutaux, rapides.

Le nombre de mécanismes en jeu rend donc difficile une labellisation, c’est-à-dire une distinction claire entre ce qui relèverait de bonnes pratiques, respectueuses de l’attention, et de mauvaises. Les imbrications de techniques (ergonomiques et marketing) ont tendance à polariser le débat, sans qu’on sache très bien en mesurer les effets concrets. Bien souvent, les bonnes pratiques attentionnelles agissent à côté des pratiques, à l’image de l’obligation d’afficher des prix au kilo, qui s’ajoute au prix « psychologique » qui vise à nous faire passer à l’achat. Personne n’a interdit l’affichage du prix en 9 (type 9,99), mais on tente de le réguler en introduisant d’autres critères de comparaison. De même la promotion de l’opt in plutôt que de l’opt out et l’interdiction du précochage sont des moyens d’imposer le nécessaire consentement de l’utilisateur. Les enjeux de régulation attentionnelle consistent donc bien souvent à contourner le dispositif mis en oeuvre, à éclairer son biais, plus qu’à interdire son exploitation.

Pistes : renforcer la responsabilisation

Face aux constats dressés, plusieurs pistes d’action sont envisageables pour améliorer la prise en compte des questions attentionnelles et la responsabilisation des acteurs.

Pour un Attention Protector Officer
Dans les entreprises, on l’a dit, la responsabilité est liée à des fonctions et des personnes en charge. D’où l’idée de proposer la création d’un poste d’Attention Protection Officer dans les organisations.

Si l’on prenait au sérieux la question attentionnelle dans les organisations, on pourrait alors envisager la création d’un poste de responsable du « respect de l’attention » au sein des organisations. Sur le modèle des « Correspondants Informatique et Libertés », devenu « Délégué à la protection des données » (DPO), depuis l’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection (RGPD). La mission d’un « Délégué à l’attention des usagers » (DAU – Attention Protection Officer, APO) serait d’une part d’informer et conseiller son organisation et d’autre part, de contrôler les développements des applications et interfaces pour une attention responsable des usagers. Il peut être rattaché en interne ou être prestataire extérieur. Il rapporte au plus niveau de l’organisation et anime un réseau de relais au sein des filiales de l’organisation et/ou une équipe d’experts en interne (design, juridique, informatique, marketing, relation client).

Son expertise porterait tout d’abord sur une très bonne connaissance des activités de l’organisation, en particulier les activités liées à l’expérience client. Il travaille avec les concepteurs de sites web, applications et interfaces ; avec le service client pour analyser les échanges et retours des clients et s’assurer du respect de l’attention des utilisateurs. Il serait amené à mettre en place de nouvelles métriques attentionnelles avec les concepteurs d’applications et de services. Fort de connaissances juridiques, il conseillerait le service juridique et serait l’interlocuteur privilégié pour toute question concernant la question de l’attention et directives, chartes, etc. à mettre en place au sein de l’organisation.

Sa fonction consisterait à sensibiliser l’organisation aux enjeux attentionnels. Il mettrait en place une « démarche qualité de l’attention » avec le service client : en développant avec les concepteurs et ingénieurs des outils et métriques autour de l’attention ; en travaillant avec le département de l’expérience client pour l’élaboration de ces métriques ; en construisant des outils de reporting sur la qualité de l’attention pour l’ensemble des services clients ; en faisant le reporting des métriques attentionnelles auprès de la direction générale qui seraient intégrées au rapport annuel de l’organisation. Il est nécessaire en tout cas d’élargir ses compétences et responsabilités qui peuvent aller jusqu’à une responsabilité de l’éthique (avec un droit de veto sur les projets des autres responsables de département).

Tout l’enjeu de ce poste, sur un plan pratique, consiste à qu’il ne se résume pas à un faire-valoir, mais que son périmètre d’action dérange les pratiques en place des autres départements de l’entreprise. L’enjeu à concevoir une telle fonction nous semble un levier pour faire remonter la question du design et de l’éthique dans le haut de l’organigramme des entreprises. Le design n’est pas le responsable des difficultés des utilisateurs, mais c’est son instrumentalisation par la technique, le marketing et la communication, le fait qu’il soit devenu un instrument au service d’objectifs trop immédiats et concrets qui pose problème. Il est temps de faire remonter dans les responsabilités des organisations le rôle du designer avant que l’A/B testing ne finisse par complètement l’instrumentaliser.

Valoriser les bonnes pratiques et documenter les mauvaises
Pour sensibiliser les organisations à la question du respect de l’attention des usagers, on pourrait imaginer développer une cérémonie annuelle de remise de prix distinguant entreprises et services qui s’illustrent dans le respect de l’attention de leurs utilisateurs. L’enjeu d’un tel événement serait de mettre à l’agenda la question du respect des utilisateurs – un enjeu qui concerne le grand public très sensible à cette question de l’attention –, de récompenser les entreprises qui s’illustrent dans ce secteur et de pointer également celles qui ont les pires pratiques. À l’image des Big Brother Awards, plusieurs associations pourraient s’associer pour établir ces prix dans différentes catégories. Ce moyen de promotion des questions attentionnelles par des prix, des trophées, des récompenses, des distinctions nous semble un levier simple pour donner de la visibilité à ces sujets et sensibiliser les entreprises à ces problématiques.

En complément de ce besoin de mettre en visibilité les bonnes pratiques et de pointer les mauvaises, on constate également le besoin de répertorier, catégoriser, inventorier et analyser les bonnes et mauvaises pratiques des designers et du marketing en la matière, sur le modèle par exemple de GoodUI, une plateforme qui agrège des résultats d’A/B testing d’entreprises partenaires pour mieux identifier leurs effets et leurs régularités.

Pour mieux analyser les défauts de conception, nous avons incontestablement besoin de mieux les documenter pour mieux les comprendre. De construire un répertoire des pratiques en matière de conception attentionnelle, pour pouvoir mieux comprendre comment se réalise, concrètement, notre exploitation attentionnelle. Il y a là un enjeu d’information et de scientificité qui nous semble important.


Image : GoodUI sur les enseignements généralisables de l’A/B testing.

Signalons que la Cnil a annoncé, à l’occasion de la publication de
du 6e numéro de son Cahier IP consacré au design de la vie privée, le lancement prochain d’une plateforme à l’attention des designers (MAJ : accessible sur design.cnil.fr) soucieux d’intégrer la protection de la vie privée dès la conception des services ! Une proposition supplémentaire pour documenter les pratiques de conception et leurs impacts.

Appel à études
Finalement, nous avons été surpris par le manque d’études sur la question de l’attention. Si l’économie comportementale et les neurosciences s’intéressent au sujet, le marketing également, beaucoup d’études sont contextuelles, sont réalisées en interne et ne proposent pas de perspectives de généralisation. L’A/B testing, comme nous le disions plus haut, qui permet de mesurer l’efficacité d’une fonctionnalité, est très utilisé. Ses résultats donnent lieu à des milliers d’améliorations évaluées au seul prisme de leur efficacité. Mais ces résultats sont rarement publiés et encore plus rarement agrégés ou généralisables. Ce qui marche pour un site ne marchera pas nécessairement pour d’autres ! Comme le pointait Stephen Watts, le web marketing a besoin de documenter ses effets, de mesurer sa scientificité, de constater sa reproductibilité, de s’ouvrir à l’examen critique de ses pairs, de compiler de la connaissance sur ses méthodes et expériences.

En matière de marketing numérique par exemple, on sait que les rendements – la mesure de l’efficacité d’une campagne publicitaire –, sont traditionnellement extrêmement faibles. L’amélioration des taux de réponse par diverses techniques – comme celles mobilisées par l’A/B testing – s’il améliore le ratio de réponse par deux ou trois, demeure bien souvent extrêmement bas. Quand on passe d’un taux de 0,05 % à un taux de 0,15 %, on a certes multiplié le ratio, mais on demeure dans l’erreur à 99,85 % ! La fameuse étude de Facebook sur la contagion émotionnelle si critiquée pour avoir manipulé les flux des centaines de milliers d’utilisateurs montrait certes des effets sensibles, mais extrêmement marginaux (avec des différences de 0,3 %). Si un site de presse par exemple est capable de savoir entre 2 ou 3 titres pour un article, lequel fonctionne le mieux auprès de ses utilisateurs, est-il capable d’en tirer des leçons sur des milliers d’articles ou des rubriques très différentes les unes des autres ? Ces leçons sont-elles généralisables à des milliers d’autres sites d’information, d’une manière indifférenciée ? Sans compter que ces fonctionnalités testées et implémentées (celles qui « marchent ») se répandent et se généralisent certes, mais pour quelle efficacité ? Le fait d’être au courant que quelqu’un a lu votre message sur une messagerie instantanée ou qu’il est en train de taper une réponse sont des fonctions qui se sont généralisées dans les interfaces de messagerie, mais sans mesurer leurs effets autres que la rétention de l’utilisateur (un constat qui pose une question de fond sur ce que mesurent les tests utilisateurs… et donc ce qu’ils ne mesurent pas !). Enfin, il faut aussi être capable de mesurer et comparer les effets de techniques très différentes les unes des autres, alors qu’elles ne s’appliquent pas nécessairement sur des objets similaires. Faire évoluer la page d’accueil d’un site de voyage selon les requêtes faites lors de votre dernière visite est-il plus efficace que le spam marketing ou que les notifications de l’application du même site ? À partir de quel niveau sonore une publicité devient-elle insupportable ? À partir de combien de minutes les enchaînements publicitaires ou coupures publicitaires d’une vidéo en ligne sont-ils insupportables ? …

Cette absence d’études publiques, longitudinales ou agrégées, rend difficile la compréhension de l’efficacité des techniques déployées en matière de captologie appliquées au numérique. Assurément, il y a un réel besoin d’études, de retour d’information des entreprises, des designers, du marketing, des spécialistes de ces questions sur des techniques qui nous concernent tous. Sans information, nous risquons d’être contraints longtemps de bricoler des réponses inadaptées au problème attentionnel.

Terminons néanmoins par une remise en contexte des effets généraux de ces techniques sur les gens. Une récente étude, repérée par Wired, nous explique tout de même que la corrélation entre l’utilisation de la technologie et le bien-être des adolescents est très très faible.« L’utilisation de la technologie est à peu près aussi associée au bien-être que la consommation de pommes de terre », explique Andrew Przybylski directeur de recherche à l’Oxford Internet Institute. Comparativement, l’intimidation à 4 fois plus d’impact que la technologie sur leur bien-être, la cigarette 18 fois, dormir suffisamment 44 fois et prendre son petit déjeuner 30 fois. « En d’autres termes : l’impact de la technologie sur le bien-être peut être statistiquement significatif, mais son importance pratique – selon les ensembles de données existants – semble négligeable ».

« Le niveau d’association documenté dans cette étude est sans commune mesure avec le degré de panique que nous observons autour de choses comme le temps passé devant un écran », déclare Candice Odgers, psychologue à l’Université de Californie à Irvine, qui étudie comment la technologie affecte le développement des enfants et qui n’a pas participé à l’étude. « Cela met vraiment en évidence le décalage entre les conversations dans la sphère publique et ce que la majeure partie des données nous montrent. » Si tous les temps d’écrans ne sont pas égaux, nous ne pouvons pas pourtant les traiter comme monolithiques. Pour les responsables de l’étude, ces constats montrent qu’il est nécessaire d’améliorer les études sur le sujet pour descendre plus avant dans l’utilisation que font les usagers des technologies.

*

Au final, nous sommes face à une dissymétrie d’information sur les techniques attentionnelles mobilisées et produites par les industries de l’attention. C’est ce qui explique la grogne des utilisateurs, qui non seulement n’ont pas accès à des paramètres efficaces pour régler leurs usages, mais n’ont pas accès non plus à une compréhension des techniques qui sont déployées à leur encontre. Le risque – et il est déjà présent – est que la grogne des utilisateurs ne cesse de s’amplifier et se cristallise sous forme de rejet, de révolte à l’encontre des services et des outils qui sont mobilisés contre les utilisateurs. Les questions de médiation, d’explication, de symétrie, d’ouverture et de transparence que nous mobilisons dans nos travaux sur les algorithmes peuvent également être convoqués pour améliorer les questions attentionnelles bien sûr, ainsi que la question de l’accès aux paramètres qui ajustent les dispositifs attentionnels. Permettre aux utilisateurs d’ajuster des paramètres, par exemple de ne pas voir qu’un correspondant a vu votre message ou est en train d’y répondre… fait certainement partie des multiples réponses qu’on peut convoquer pour améliorer la « condition des interfaces »… pour autant qu’on puisse aussi connaître le poids des paramètres et reprendre la main sur les objectifs des fonctionnalités.

L’autre constat dont nous nous inquiétons ici, c’est qu’à l’heure où le design est « tâcheronnisé » – comme le dirait le sociologue Antonio Casilli – par l’A/B testing, fondu dans une optimisation marketing -, il est temps de faire remonter la fonction et les enjeux du design dans les priorités des entreprises, pour que l’ergonomie ne soit pas déléguée à des grilles d’efficacité de court terme, à des métriques limitées, mais sachent aussi « prendre soin » de l’utilisateur à long terme !

Hubert Guillaud, Anthony Masure et Véronique Routin

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  1. FastCompany signale une étude sur l’A/B testing, qui pointe que son problème majeur est qu’il favorise le sensationnalisme et son invisibilité pour ceux qui y sont soumis. L’article signale également l’existence d’un plug-in qui fait apparaître les tests A/B réalisés via Optimizely de Google sur les pages web sur lesquelles on surf.