Le retour de la conscience (4/4) : des « sciences sociales quantiques » ?

Les principes de la mécanique quantique, avec ses apparentes bizarreries, permettent-ils de mieux comprendre le comportement humain ? C’est ce que pense un Alexander Wendt (Wikipédia). Le bonhomme a un CV long comme le bras, et sa spécialité, ce sont les relations internationales. Il fut l’auteur en 1999 de Social Theory of International Politics. Et voilà qu’en 2015, il sort un livre remarqué, apparemment très loin de sa spécialité, Quantum Mind and Social Science, Unifying Physical and Social Ontology.

Une conscience illusoire, donc une société illusoire ?


Couverture du livre d'Alexander Wendt, Quantum MindMais pourquoi un spécialiste des relations internationales comme Alexander Wendt s’intéresse-t-il aux théories quantiques de la conscience ? Pourquoi s’aventure-t-il si loin de sa zone de confort ?

Revenons au « problème difficile » : jusqu’ici, il a été impossible à nos connaissances scientifiques d’expliquer pourquoi nous avons des « expériences ». Par exemple, notre appareil photo « perçoit » les fréquences lumineuses correspondant au « bleu », mais de toute évidence, il n’a pas l’expérience du bleu. Les neurosciences peuvent très bien nous expliquer comment le « bleu » est saisi par notre œil, puis la manière dont cette information est transmise au cerveau, pas de mystère là-dessus. Mais en aucune façon, elles n’expliquent notre expérience. Pour certains penseurs, cela implique souvent que ce que nous appelons la conscience est une illusion, un effet secondaire des interactions neuronales, sans rôle fondamental dans notre comportement. C’est ce qu’on appelle la théorie éliminativiste (Le bouquin d’Alex Rosenberg chroniqué dans nos colonnes me parait un bon exemple de cet « éliminativisme »). Maintenant, multipliez cette illusion par plusieurs millions d’individus : si notre conscience est illusoire, alors les sociétés, les institutions sont, elles aussi, dénuées d’existence propre. Qu’est-ce qu’une structure sociale ? Qu’est-ce qu’un Etat, par exemple ? Si un extraterrestre venait atterrir sur notre planète, explique Wendt, il observerait certains comportements des individus (par exemple, il existe des individus qui remplissent une fonction de « policiers », d’autres de « fonctionnaires », etc.) mais sans connaissance de ce qui existe dans leur esprit, il ne pourrait pas comprendre leur comportement.

L’émergence, pour sauver l’interprétation classique


Pour éviter les conclusions de l’éliminativisme sur la nature illusoire de la conscience, tout en restant dans une perspective issue de la physique classique, non quantique, on insiste beaucoup aujourd’hui, en psychologie comme en sciences sociales, sur la notion d’émergence. C’est l’idée que le tout est supérieur à la somme des parties, et que par conséquent on est obligé d’employer des méthodes spécifiques pour comprendre ces systèmes complexes. En psychologie, l’attitude émergente consiste à reconnaître l’existence de la conscience (par opposition aux philosophes éliminativistes) qui serait émergente par rapport aux interactions entre les neurones. On peut donc étudier l’esprit sans le réduire à la neurologie. Dans le domaine social, on peut dire que les institutions sont des structures « émergentes » issues de l’interaction entre les agents. Elles existent et peuvent être étudiées.

Il existe deux formes d’émergentisme, explique Wendt : épistémologique ou ontologique. Avec le premier, on admet qu’il est nécessaire de distinguer les différents niveaux d’une hiérarchie, bien qu’en réalité ceux-ci n’existent pas : les institutions sociales ne sont en réalité que des produits de l’esprit des agents, et leur esprit reste le résultat de l’interaction entre leurs neurones. L’émergentisme ontologique, au contraire, considère que les différents niveaux sont tout aussi réels les uns que les autres.

Une autre question qui secoue les émergentistes est celle de la « causalité vers le bas ». Autrement dit, les « niveaux supérieurs », émergents, exercent une action sur les étages inférieurs. Si réellement les structures supérieures sont constituées par les éléments inférieurs, il est difficile d’imaginer comment marcherait une telle rétroaction. Pourtant, c’est qu’on constate tous les jours, explique Wendt. Si John nous dit-il, se met brusquement à penser à ses problèmes au travail, sa tension va augmenter : la « conscience » agit manifestement sur le corps.

Pourtant, continue Wendt, si l’émergentisme ontologique ainsi que la notion de causalité vers le bas sont très difficilement explicables, c’est parce qu’on conserve la conception naturaliste issue de la physique classique, selon laquelle toute réalité se réduit au final à des « objets » solides et séparables.

De plus, explique Wendt, l’émergence ressemble souvent à un vœu pieux, elle n’explique pas l’apparition de la conscience, de la subjectivité. L’invoquer pour justifier l’existence de la conscience, explique-t-il, équivaut souvent à dire, « et tout à coup, un miracle se produit ».

Pour éviter ces écueils, Wendt adopte définitivement le paradigme du panpsychisme. La conscience pour lui existe au plus bas du niveau de l’échelle de la matière. Citant l’astrophysicien Freeman Dyson, « l’esprit est déjà inhérent dans chaque électron, et les processus de la conscience humaine ne présentent qu’une différence de degré, et non de nature avec les choix effectués par les électrons entre les différents états quantiques et que nous appelons dans ce cas la « chance ». »

La réduction de la fonction d’onde (par exemple le processus par lequel une onde quantique « devient » une particule lorsqu’elle est observée) peut être considérée comme une manifestation primordiale de la volonté, du libre arbitre. On ne sait pas exactement où va se manifester la particule lors de cette réduction, on ne dispose que d’une échelle de probabilité. Évidemment selon cette théorie panpsychiste, la subjectivité, la volonté, n’existent au sein de ces particules élémentaires que de manière extrêmement fruste. Mais au sein d’organismes vivants, et notamment à l’intérieur du cerveau, ces processus quantiques pourraient se trouver « amplifiés » pour donner naissance à notre conscience. Ce qui présuppose bien entendu qu’il existe réellement des effets quantiques au sein du cerveau, ce qui rappelons-le, est très loin d’être établi.

Wendt n’est ni neuroscientifique ni physicien, et bien qu’il mentionne les différentes théories du « cerveau quantique » et cite abondamment les physiciens, il s’intéresse avant tout aux conséquences de ces idées sur les sciences humaines. Du reste, Wendt reconnaît qu’il est possible d’utiliser la physique quantique uniquement comme cadre théorique, parce que celui-ci est plus efficace que celui proposé par la physique classique, sans pour autant admettre de façon littérale l’existence d’effets quantiques au niveau macroscopique. C’est ce que font certains chercheurs en théorie quantique de la décision, dont on parlera plus bas. Mais cela n’est pas son point de vue. On peut travailler comme ça explique-t-il, mais alors on se contente d’ajouter un cadre théorique de plus à des disciplines qui en possèdent déjà beaucoup trop. Wendt considère au contraire que le passage à la logique quantique, s’il est effectué sérieusement, pourrait apporter une véritable révolution dans le domaine des sciences humaines et sociales.

Pour employer son expression, les « êtres humains sont des fonctions d’onde ambulantes ». Si on adopte un paradigme quantique, certains concepts deviennent bien plus clairs : une émergence « ontologique » et une causalité vers le bas s’avèrent plus aisément compréhensibles. La clé en est l’intrication quantique. Dans le processus d’intrication, les deux particules, quoiqu’existant toujours de manière séparée, sont indissolublement liées en un seul système. En physique classique de surcroît, l’émergence est historique, « diachronique ». Des « agents » entrent en interaction, et à ce moment-là émerge le système global. Au contraire, en physique quantique, l’émergence est synchronique : le système global apparaît simultanément à ses constituants.

Wendt propose une nouvelle philosophie des institutions humaines, basée sur les théories quantiques. Pour lui les structures sociales peuvent être décrites comme des « fonctions d’ondes ». Autrement dit, elles ne se manifestent dans notre réalité que par la « réduction du paquet d’ondes ». Lorsqu’elle est observée, l’onde quantique se manifeste sous la forme d’une particule. Dans le cas des institutions, la structure sociale se « réduit » au comportement corpusculaire d’un « agent », d’un individu.

Au final, voici comment Wendt définit l’État : « L’Etat est un système social constitué, d’une part, d’une structure sociale organisée autour de formes particulières de langage (citoyenneté, territorialité, souveraineté, etc.) et de l’autre, par la myriade de pratiques de ceux qui participent à ce discours (citoyens et étrangers). Conceptualisé en termes quantiques, en tant que structure, l’Etat est une fonction d’onde partagée non localement par des millions de personnes à travers le temps et l’espace, mais c’est seulement une réalité potentielle, et non réelle. En tant que pratique, l’État est un phénomène réel, mais local, qui se matérialise momentanément quand les gens réduisent sa fonction d’onde lors de leurs activités quotidiennes, lorsqu’ils vont voter, payer des impôts et partir en guerre, et l’Etat disparait ensuite. »

Nos décisions quantiques


Dans son livre, Wendt ne présente pas que ses propres idées. C’est un bouquin de référence qui fait le point sur les travaux de bon nombre d’autres chercheurs, et qui présente des travaux peu connus. Ainsi, il consacre un chapitre à la théorie quantique de la décision, une autre incursion de la mécanique quantique dans un débat propre aux sciences humaines. A noter que pour certains de ceux qui y travaillent, son usage n’implique pas forcément la croyance en un fonctionnement quantique du cerveau ou de la conscience. Il s’agit avant tout d’un modèle auquel on peut ou non donner une valeur littérale.

Cette nouvelle théorie permet notamment de redéfinir certains comportements que la méthodologie classique en sciences humaines qualifie de « biais » et de « réponses irrationnelles ». Par exemple le problème de l’ordre des questions. Ainsi, une expérience a été effectuée en 2014 sous la houlette de Zheng Joyce Wang de l’université de l’Ohio, demandant aux sujets s’ils pensaient que Bill Clinton était un homme digne de confiance, suivie d’une question demandant si Al Gore était lui aussi digne de confiance. Puis à un autre groupe, on a posé les mêmes questions, mais dans un ordre inverse. Dans un premier cas, 49 % ont répondu par l’affirmative. Dans le second, le oui a été de 58 %. Ce genre de biais est appelé un « ancrage » en psychologie sociale. Dan Ariely a beaucoup écrit dessus. En psychologie classique on se contente de constater l’existence de ces biais, mais on ne l’explique pas. Mais la théorie quantique de la décision prévoit exactement ce genre de comportement. En effet au niveau quantique, la « commutativité » (a+b = b+a) ne marche pas. L’ordre dans lequel s’effectuent les opérations joue un rôle et peut tout changer (vous trouverez ci-dessous une assez longue vidéo de Zheng Joyce Wang sur les mécanismes de la théorie quantique de la décision. Vous pouvez y intégrer des sous-titres anglais générés automatiquement, qui sont très mauvais, mais qui aident à comprendre l’essentiel du propos, surtout en s’aidant des slides). Un article de physorg résume ainsi la pensée de la chercheuse : « Elle a utilisé l’exemple du chat de Schrödinger : l’expérience de pensée dans laquelle un chat à l’intérieur d’une boîte a des chances d’être mort ou vivant. Les deux possibilités ont du potentiel dans nos esprits. En ce sens, le chat a le potentiel de devenir mort ou vivant en même temps. L’effet s’appelle la superposition quantique. Lorsque nous ouvrons la boîte, les deux possibilités ne sont plus superposées et le chat doit être vivant ou mort. Avec la cognition quantique, c’est comme si chaque décision que nous prenons était notre propre chat de Schrödinger. »
Tout cela paraît très métaphorique, mais rappelons que la théorie quantique de la décision ne se contente pas d’expliquer nos comportements « irrationnels » de manière abstraite. Elle prétend les prédire avec exactitude, mathématiquement.

Tout cela tend à remettre en cause le principe de rationalité, sur lequel se basent la plupart des travaux en économie comportementale. Selon Alexander Wendt, les travaux de gens comme Kahneman ou Ariely jettent un doute sur l’efficacité de notre comportement et en donnent une vision pessimiste : « Si les gens ne se comportaient pas de manière rationnelle, même lors de tâches de laboratoire simples, quel espoir y aurait-il pour nous d’être rationnels avec les problèmes beaucoup plus complexes auxquels nous sommes confrontés dans la vie quotidienne ? »

Mais, ajoute-t-il, « il se pourrait en fait que notre définition de la rationalité soit trop étroite et constitue elle-même le problème ». A partir de là, Wendt parle de guerre (théorique) de la rationalité, qui oppose deux points de vue : celle qui insiste sur la cohérence et celle qui parle de « correspondance ». La notion de cohérence est la plus connue. Elle part du principe, continue Wendt, que chaque individu possède son lot de « croyances » sur son environnement, ainsi que certaines préférences, et va donc chercher à « maximiser son utilité », en agissant de manière à favoriser ses préférences en fonction de ses croyances. La théorie de la « correspondance », elle, affirme seulement que le comportement rationnel se caractérise par le succès de ses actions au sein de l’environnement. Mais précise-t-il, cette dernière théorie ne triomphe pas auprès des spécialistes parce que trop floue : il est difficile de définir en quoi consistent les buts, ce qu’est le succès, parfois les buts sont contradictoires, etc.

Mais la vision quantique attaque la théorie de la cohérence, qui repose sur des notions solides, issues de la physique classique : « … La théorie de la décision quantique remet en question toute la notion de maximisation d’utilité comme critère de rationalité, ce qui présuppose qu’un esprit humain normal possède des croyances et des préférences bien définies qui peuvent ensuite être maximisées lors du choix. Si nous sommes des systèmes quantiques, alors un esprit humain normal se trouvera dans un état de superposition plutôt que d’un état bien défini, et donc « il n’existe rien à maximiser »… La rationalité ne peut signifier mettre en relation les moyens et les fins si les fins n’existent même pas avant le choix des moyens ». Du coup, continue-t-il, le point de vue négligé, celui de la « correspondance », se retrouve dans la course.

Un débat loin d’être terminé


Que déduire de toutes ces théories et recherches ? Personnellement, je ne me permettrais pas d’avoir un avis sur ce débat, qui dépasse largement mes compétences. Les seules choses que je puisse en déduire sont que :
a) Le problème difficile de la conscience n’est pas en passe d’être résolu.
b) Parmi les théories redonnant un rôle fondamental à la conscience le panpsychisme a le vent en poupe, mais ce n’est pas la seule hypothèse en cours. Hoffman n’est pas panspychiste, on l’a vu…
c) La logique quantique commence à entrer dans les domaines dits « macroscopiques » de la biologie (à cause de son rôle dans la photosynthèse, entre autres), de la cognition (Hoffman, la théorie quantique de la décision), voire des sciences sociales (Wendt). Cela n’implique pas forcément une réelle implication des mécanismes quantiques, c’est peut-être simplement un cadre théorique fructueux.
d) S’il est vrai que les théories plaçant la conscience à la base des mécanismes de l’univers sont improuvables (infalsifiables, pour employer l’expression de Karl Popper), on découvre que c’est en fait aussi vrai de l’hypothèse matérialiste classique qui postule que la conscience est une émergence de l’interaction entre éléments non conscients, voire une pure et simple illusion. Autrement dit, quelle que soit l’opinion qu’on tient sur le sujet, on est dans le domaine de la philosophie, voire de la métaphysique, mais pas dans celui de la science, du moins pour l’instant.

En tout cas, tout cela est bien excitant pour l’esprit, et relance largement les débats en sciences humaines et sociales. Le livre de Wendt s’ouvre sur une citation de Robert Oppenheimer qui résume très bien la question : « Le pire de tous les malentendus possibles serait que la psychologie soit conduite à se modeler sur une physique qui n’existe plus ».

Rémi Sussan

Ceci est le dernier article de Rémi Sussan pour InternetActu.net. Nous voudrions le remercier pour ces 13 années passées ensemble, pour ces centaines d’articles qu’il nous a offerts et qui nous ont transformés ! Merci vivement Rémi ! On espère, nous comme nombre de lecteurs qui ont eu le plaisir de te croiser ici, pouvoir continuer à te lire au-delà de nos pages ! Pour ceux qui souhaiteraient le contacter : remi.sussan@@gmail.com – Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Merci Rémi !
    C’est grâce à toi que j’ai découvert le site et me suis replongé dans lecture scientifique.