De l’extractivisme : vivre avec les mauvaises herbes

« Il nous faut, plus que jamais, faire une écologie des idées, c’est-à-dire étudier les milieux et les rapports que les idées ont entre elles pour regarder comment les idéologies se développent », explique Yves Citton lors du colloque Écologies mobiles, en introduisant sa réflexion sur la notion d’extractivisme. L’extractivisme, dans le domaine minier comme agro-industriel partage des caractéristiques communes avec l’extractivisme informationnel. L’idée ici, c’est d’envisager un milieu uniquement du point des vues des ressources qu’il peut fournir à des pratiques, uniquement sous l’angle des actifs : on réduit un milieu à ses ressources qu’on exploite sans se soucier de la soutenabilité ou de la durabilité de cette exploitation (au contraire, l’exploitation se fait jusqu’à l’épuisement), sans se soucier non plus des effets externes de cette exploitation (comme l’émission de CO2) et sous une forme de monoculture intensive qui ne cesse de s’étendre. Donna Haraway, Anna Tsing et Nils Bubandt parlent d’ailleurs, très justement, de plantationocène (voir également cette interview de Donna Haraway dans Le Monde) pour évoquer ces changements de degré, d’échelle de nature dans la transformation que nous imposons au monde, en référence bien sûr au modèle de l’exploitation intensive et escalavagiste qu’à été la plantation dans l’économie coloniale. Pour le directeur de la rédaction de la revue Multitudes et l’auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), quand on évoque l’extractivisme des données, ce qui frappe, c’est la façon dont nous définissons l’attention. « L’attention, c’est ce qui dans l’environnement donne prise à l’action, comme les saccades de nos yeux balaient tout ce qui est autour de nous pour tenter de saisir quelques informations en fonction de pratiques et de pertinences préétablies, comme le verre posé devant nous qui nous invite à le boire. »

Comment la voiture autonome de Tesla voit le mondeErin Manning et Brian Massumi, dans la revue Chimères, nous invitaient à nous défier du « neuroréductionnisme ». La vision dominante de l’attention consiste à repérer des affordances et les utiliser pour s’insérer dans des environnements, mais cette vision à tendance à privilégier un profil neurotypique particulier au détriment d’une plus grande neurodiversité et d’autres modes attentionnels. Pour Manning et Massumi, l’alternative à l’extractivisme attentionnel consiste à porter attention aux textures, aux fonds, à ce qui ne semble pas saillant, explique Citton. Car l’extractivisme des données n’envisage qu’une partie de notre environnement, notamment les figures qu’on peut en extraire : les visages, les sourires, les mouvements… dont on produit des analyses et des chiffres, à la manière de ce sur quoi les caméras de vision automatique des véhicules portent attention. Des appareils transforment en données nos interactions, extraient des figures de nos environnements, comme s’ils étaient à la recherche de paréidolie, comme l’évoquaient les étranges images des premières versions de Deep Dream de Google, comme saisis par une forme de névrose anthropomorphiste. L’extractivisme vise à tirer de l’environnement des affordances ou des figures et à négliger les fonds, les textures, pour avoir de la puissance d’agir sur nos environnements, caractéristique des technosciences pour le philosophe Gilbert Simondon. Le fond, c’est donc ce qui est négligé par les technosciences. Reste à savoir donc, qui prendra soin du fond ? L’esthétique ? Les religions ?…

Si on parle de numérisation ou de digitalisation pour parler de cette extraction de figures chiffrées, il faut aussi parler de la financiarisation, de son accélération et de sa domination. L’enjeu désormais est de gouverner le monde depuis les figures qu’on en extrait pour aligner indirectement toutes nos attentions sur le seul critère de la profitabilité financière. On ne considère un milieu que pour ses actifs, ses ressources, ses données chiffrées pour orienter toutes nos actions à la manière de la logistique.

Reste à savoir quelles alternatives pouvons-nous imaginer à ce modèle du plantationcène ? « L’opposé du modèle monoculturel de la plantation, n’est-il pas la permaculture ? », interroge Yves Citton. Pour répondre au modèle attentionnel dominant, prendre en compte la neurodiversité nous invite à valoriser l’inutile sur l’utile, les textures aux figures.

Couverture du livre de Fred Moter et Stefano HarneyCitton s’interroge tout haut. Comment mettre cette approche, sensible à la permaculture et à la diversité, en rapport avec la politique ? Pour cela, comme il le faisait récemment dans un article pour Multitudes et dans le dernier numéro de la Revue du Crieur, Citton convoque un essai du poète et universitaire Fred Moten et du spécialiste du management stratégique Stefano Harney, A Poetics of the Undercommons (Minor Compositions, 2013, disponible en ligne (.pdf), traduction à paraître). Pour Moten et Harney, les undercommons (qu’on pourrait traduire par « sous-communs » ou peut-être mieux par « incommuns »…) désignent les opprimés, les radicaux, ceux qui résistent à toute forme de souveraineté, ceux « dont la solidarité à jamais fuyante préexiste toujours déjà aux « problèmes » que la politique identifie (suscite, exacerbe) en prétendant les « fixer », au double sens de les épingler et de les résoudre », explique Citton dans La revue du crieur.

Moten et Harney proposent une critique de la politique en soulignant que les notions de démocratie et de politique sont le lieu d’une bataille colonisée par la notion de gouvernance, c’est-à-dire par le management et le néolibéralisme. La gouvernance a comme seule visée la policy, c’est-à-dire la réglementation qui ne cesse de s’imposer aux laissés pour compte. La démocratie en est réduite à la gouvernance qui est elle-même réduite à des policies… Pour Moten et Harney, prendre parti pour ou contre telle ou telle réglementation, s’engager dans le débat démocratique a son intérêt, mais cela conduit toujours à donner prise au « management de notre automanagement », à nous plier à la « logisticalité », c’est-à-dire à nous plier aux intérêts du capital, comme les corps africains ont été emprisonnés dans les cales des navires négriers, comme les corps des undercommons doivent se plier aujourd’hui encore à toutes les formes d’extractivisme, à être toujours les déplacés du capitalisme. Mais plutôt que d’en appeler à la résistance, à l’autonomie, les undercommons se limitent à reconnaître leur dépossession et leur « incomplétude » (All Incomplete est le titre de leur prochain livre à paraître chez Minor Compositions). « Nous ne sommes pas des sujets souverains autonomes, mais des sujets incomplets ». Pour les incomplets, « les expériences les plus précieuses ne relèvent pas de la maîtrise de soi, mais de pratiques de « dépossession de nous-mêmes » », à l’image de l’improvisation collective du free jazz, l’être-ensemble par le faire-ensemble. Les undercommons ne souhaitent rien produire pour ceux qui calculent leur intérêt. Ils ne souhaitent que « des pratiques d’en bas, sans intérêt, qui se contentent de là où elles sont, parce que la présence amicale et solidaire de celles et ceux qui les partagent vaut mieux que tous les gains et toutes les élévations qui soient ». « Espérer du gouvernement qu’il se préoccupe de vos fins de mois, de vos soins hospitaliers, de l’éducation de vos enfants, de vos transports ou des conséquences de votre licenciement, voilà qui est totalement étranger à l’expérience des undercommons« , explique encore Yves Citton pour la revue du Crieur. La politique leur est impraticable, sa monoculture, finalement, l’ennemie.

Couverture du livre Urgency in the AnthropoceneA la recherche de levier pour faire sens du monde qui vient, Citton convoque un autre concept tiré du livre Urgency in the Anthropocene (MIT Press, 2018) des environnementalistes Amanda Lynch (@ahlynch4) et Siri Veland (@SiriVeland). Dans leur livre, les chercheuses critiquent la notion même d’urgence, qui est au coeur des problématiques anthropocéniques. Sans la nier, elles soulignent combien elle se révèle contre-productive. Pour elles, nous devons plutôt nous appuyer sur une coexistence avec la variabilité même que la planète est appelée à connaître. « Reconnaître la coexistence permet à différentes doctrines (incompatibles entre elles, inconciliables…) de persister côte à côte. Elle n’implique ni consensus, ni résultat gagnant gagnant… : mais admet plutôt que la réconciliation puisse ne pas être possible. »

Couverture du livre Les diplomates de Baptiste MorizotLa monoculture nécessite de détruire les mauvaises herbes et de lutter contre les nuisibles, à l’image de la désastreuse campagne des quatre nuisibles, qui durant le Grand bond en avant de la fin des années 50 en Chine, à consisté à éradiquer des campagnes chinoises les rats, les mouches, les moustiques et les moineaux. Le déséquilibre écologique qui s’en suivit a exacerbé la Grande famine chinoise qui a fait entre 15 à 45 millions de morts. Ce type de lutte contre la nature ne cesse d’avoir des conséquences catastrophiques. Dans la pratique du jardinier, dans la pratique de la permaculture, on sait que rien ne se réduit au nuisible sans conséquence. Dans ses ouvrages, le philosophe Baptiste Morizot pointe combien l’idée même d’éradiquer un problème, de le résoudre une fois pour toutes, est en soi un problème. Evgeny Morozov dénonçant le solutionnisme ne dit pas autre chose ! « ,Mais l’idée que les problèmes puissent être résolus une fois pour toutes, comme les nuisibles puissent être éradiqués, nous hante. » C’est ce que remet en cause la théorie de la coexistence, explique encore Yves Citton. Nous devons apprendre à vivre avec des doctrines irréconciliables, comme le mépris de classe, le racisme, la compétition… L’alternative à une vision de la politique comme victoire, guerre, éradication, devrait promouvoir le soin, le souci, la maintenance, la réparation… Dans Les diplomates (Wildproject, 2016), Baptiste Morizot montre que si les loups posent problème au berger, le « solutionnisme » est toujours une mauvaise réponse, une mauvaise intelligence avec les milieux de vie. En parlant d’éthologie relationnelle, de notre adaptation au milieu de vie, il nous donne ainsi la piste d’une bonne écologie des idées. Canis Dirus, l’un des plus grands loups qui ait existé a disparu, car sa force a causé sa propre extinction. Nous sommes à son image : en combattant nos nuisibles avec tant d’efficacité, nous rendons nos milieux invivables, inhabitables.

Nous devons apprendre à vivre, à coexister avec nos ennemis. Nous n’échapperons pas à l’extractivisme attentionnel. Il nous faut inventer un autre rapport avec celui que nous qualifions d’ennemi, apprendre à vivre avec, conclut avec un certain relativisme Yves Citton. « Les idées nuisibles ont peut-être leur raison d’être là… Une raison qu’on ne comprend pas et donc qu’on ne peut pas traiter parfaitement… »

Hubert Guillaud

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  1. Pour Mais où va le web ?, Irénée Régnauld revient sur une conférence de l’anthropologue Sareeta Amrute qui dénonce le technocolonialisme, c’est-à-dire le fait que la technologie partage avec le colonialisme des caractéristiques communes, reposant sur l’asymétrie du rapport de domination, l’extractivisme des ressources, l’exploitation des corps, la violence et l’asservissement des peuples et en appelle à « la radicalisation et à la politisation de l’éthique », c’est-à-dire à décoloniser la technologie. Reste que pour la philosophe Léa Dormeau, colonialisme et colonialisme technologique ne se recoupent pas complètement. Il y a dans le colonialisme technologique une forme d’auto-aliénation qu’on ne retrouve pas dans le colonialisme. Pour Sareeta Amrute, la radicalisation de l’éthique dans la technologie nécessite de regarder toute la chaîne de production des systèmes pour produire une éthique qui le soit de bout en bout, et d’interroger plus avant le solutionnisme technologique dont la critique technique peine à se défaire. Un complément certainement indispensable à la compréhension de l’extractivisme technologique qu’évoquait Yves Citton !