Désordinateurs

par Daniel Kaplan
Une version légèrement raccourcie de ce texte est parue dans Alternatives Economiques, n° 227 juillet-août 2004

Le processus général de numérisation et de mise en réseau a longtemps entretenu le fantasme d’échanges totalement fluides, de marchés et d’entreprises sans friction, égalitaires aussi – « presque parfaits ». On ne perdrait plus une once de valeur : on allait optimiser, capitaliser, monétiser, économiser tout ce qui pouvait l’être.

Quelques années plus tard, force est de constater qu’on n’y est pas, qu’on n’y tend même pas. Les technologies ont un coût, pas seulement d’investissement, mais d’exploitation. Elles génèrent leurs propres dysfonctionnements, leurs propres pollutions. Elles créent de nouvelles imperfections de marché – et du reste, l’ « informatique stratégique », théorisée dès 1985 par Charles Wiseman [1], vise précisément cet objectif. Les vastes places de marché électronique qui devaient rassembler tous les concurrents d’un même secteur, se sont heurtées à la résistance de la plupart des entreprises. Le travail ne s’est pas fluidifié, il est au contraire devenu plus individuel, plus haché, plus stressant.
Bref, les technologies de l’information et de la communication ont arasé quelques obstacles aux échanges, mais pour en créer de nouveaux. Elles ont déplacé les problèmes et les rapports de force, mais elles n’ont pas rendu les marchés ou les entreprises moins opaques, conflictuels, désordonnés.

Faut-il le regretter ? Pas nécessairement. D’une part, sans marchés imparfaits ou cloisonnés, pas de profit à long terme, donc pas d’investissements. D’autre part, les marchés et les entreprises sont des constructions humaines. Le rôle de l’humain, aujourd’hui, est d’introduire du désordre dans les systèmes techniques. Il s’en acquitte fort bien. C’est le signe qu’il reste aux commandes.

Est-ce à dire que tout cet effort, ce fantastique dynamisme qui, en quelques dizaines d’années, a profondément transformé nos manières de produire, n’aura servi à rien ? Non, mais il faut en chercher ailleurs les bénéfices. D’une part, les gains de productivité, réels dans beaucoup de domaines, sont pour l’essentiel réinvestis en innovation, en qualité, en service, précisément dans le but d’éviter la banalisation des produits qui résulterait d’une fluidité totale des marchés. D’autre part, la technologie nous permet de traiter de manière nouvelles quelques externalités : l’échange de droits à polluer, la traçabilité des filières alimentaires, l’amélioration de l’efficience énergétique… seraient impossibles à grande échelle sans un recours massif à l’informatique et aux réseaux. Et enfin, parce que dans leur désordre et leur complexité mêmes, ces technologies répondent à notre soif dévorante de contacts et d’échanges de tous ordres, qui est le corollaire de nos manières de plus en plus individualisées, éclatées, désynchronisées de vivre et de travailler. Les technologies de la communication sont les outils dont nous nous sommes dotés pour vivre la vie que nous avons choisie. Et fort heureusement, celle-ci reste faite de désordre, de bruit et de fureur.

[1] Strategy and computers : information systems as competitive weapons, Dow Jones-Irwin, 1985

Une version légèrement raccourcie de ce texte est parue dans Alternatives Economiques, n° 227 juillet-août 2004

Le processus général de numérisation et de mise en réseau a longtemps entretenu le fantasme d’échanges totalement fluides, de marchés et d’entreprises sans friction, égalitaires aussi – « presque parfaits ». On ne perdrait plus une once de valeur : on allait optimiser, capitaliser, monétiser, économiser tout ce qui pouvait l’être.

Quelques années plus tard, force est de constater qu’on n’y est pas, qu’on n’y tend même pas. Les technologies ont un coût, pas seulement d’investissement, mais d’exploitation. Elles génèrent leurs propres dysfonctionnements, leurs propres pollutions. Elles créent de nouvelles imperfections de marché – et du reste, l’ « informatique stratégique », théorisée dès 1985 par Charles Wiseman [1], vise précisément cet objectif. Les vastes places de marché électronique qui devaient rassembler tous les concurrents d’un même secteur, se sont heurtées à la résistance de la plupart des entreprises. Le travail ne s’est pas fluidifié, il est au contraire devenu plus individuel, plus haché, plus stressant.
Bref, les technologies de l’information et de la communication ont arasé quelques obstacles aux échanges, mais pour en créer de nouveaux. Elles ont déplacé les problèmes et les rapports de force, mais elles n’ont pas rendu les marchés ou les entreprises moins opaques, conflictuels, désordonnés.

Faut-il le regretter ? Pas nécessairement. D’une part, sans marchés imparfaits ou cloisonnés, pas de profit à long terme, donc pas d’investissements. D’autre part, les marchés et les entreprises sont des constructions humaines. Le rôle de l’humain, aujourd’hui, est d’introduire du désordre dans les systèmes techniques. Il s’en acquitte fort bien. C’est le signe qu’il reste aux commandes.

Est-ce à dire que tout cet effort, ce fantastique dynamisme qui, en quelques dizaines d’années, a profondément transformé nos manières de produire, n’aura servi à rien ? Non, mais il faut en chercher ailleurs les bénéfices. D’une part, les gains de productivité, réels dans beaucoup de domaines, sont pour l’essentiel réinvestis en innovation, en qualité, en service, précisément dans le but d’éviter la banalisation des produits qui résulterait d’une fluidité totale des marchés. D’autre part, la technologie nous permet de traiter de manière nouvelles quelques externalités : l’échange de droits à polluer, la traçabilité des filières alimentaires, l’amélioration de l’efficience énergétique… seraient impossibles à grande échelle sans un recours massif à l’informatique et aux réseaux. Et enfin, parce que dans leur désordre et leur complexité mêmes, ces technologies répondent à notre soif dévorante de contacts et d’échanges de tous ordres, qui est le corollaire de nos manières de plus en plus individualisées, éclatées, désynchronisées de vivre et de travailler. Les technologies de la communication sont les outils dont nous nous sommes dotés pour vivre la vie que nous avons choisie. Et fort heureusement, celle-ci reste faite de désordre, de bruit et de fureur.

Daniel Kaplan

[1] Strategy and computers : information systems as competitive weapons, Dow Jones-Irwin, 1985

À lire aussi sur internetactu.net