L’immatériel sera-t-il payant ?

Le 12 mai 2007, le Journal Officiel publiait un arrêté du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie portant création d’un service à compétence nationale dénommée Agence du patrimoine immatériel de l’Etat. La mise en place de l’APIE avait été annoncée par Thierry Breton le 19 décembre 2006 suite à une recommandation phare du rapport Lévy-Jouyet sur l’économie de l’immatériel (.pdf). Claude Rubinowicz, inspecteur général des finances, après avoir assumé une mission de préfiguration de l’Agence, vient d’être nommé à sa tête.

L’Agence aura vocation à statuer sur l’accès et la réutilisation des informations publiques et s’intéressera notamment à la rédaction des licences types, à la constitution des répertoires de données publiques… Un besoin bien réel à l’heure où beaucoup travaillent à mutualiser et libérer la donnée publique des fichiers en silos où elle est encore enfermée.

Mais comment ces données vont-elles être valorisées ? Le travail de l’APIE consiste à trouver des solutions de mise en valeur du patrimoine : valorisation de marques publiques (comme celle du Louvre qui vient d’être valorisée pour 400 millions d’euros dans le cadre du projet Louvre-Abu Dhabi…), valorisation de bases de données (de logiciels, de base de données patrimoniales et de leur droit à l’image associé…), etc. Mais cette valorisation passe-t-elle par leur commercialisation, comme l’entend une rentabilité immédiate, ou bien faut-il s’intéresser à la capacité qu’ont ces données, en circulant plus aisément, de rendre possible la création de valeur économique ? Va-t-on assister à une course à de nouveaux profits ? Va-t-on vouloir vendre nos bases de données publiques comme l’IGN cherche à vendre ses fonds de cartes là où Google, Microsoft ou Yahoo les donnent ? Tout l’enjeu va-t-il se résumer à plus/mieux vendre le bien public aux administrés (et auxquels ?) ? Si l’on peut imaginer que les actifs immatériels soient vendus ou loués à des sociétés qui les exploitent commercialement, se justifie-t-il qu’il en aille de même avec les autres administrations et les citoyens ? Le risque de non utilisation, ou d’utilisation de services concurrents et gratuits, ne doit-il pas être comparé à la valeur collective des multiples services et usages que la libération de ces données pourrait susciter ?

Il ne s’agit pas ici de revenir à l’opposition de principe, stérile, entre le gratuit et le payant. Il y a une logique dans l’idée de valoriser le patrimoine immatériel des acteurs publics. Certes, sa production est financée par l’impôt, mais si l’on veut réduire cet impôt, sa commercialisation peut avoir du sens. Pourquoi nos données publiques ne seraient-elles pas vendues finalement, si elles trouvent acheteur ? Tout le monde sait que rien n’est gratuit, alors pourquoi les maires, les collectivités, les agences de l’Etat ne vendraient-elles pas leurs données finalement, comme les chercheurs leurs recherches ?

Nul ne sait défendre le gratuit par rapport au payant sans poser l’équation économique jusqu’au bout. Mais voilà, cette logique pourrait être sensée dans un monde où notre économie serait fermée sur elle-même… Le problème, c’est que ce n’est pas le cas.

Comme l’explique remarquablement Jean Zin, le basculement qui s’opère dans cette économie de l’immatériel justement, vers l’ouverture et la gratuité, a un vrai sens économique. On n’est pas obligés de rester naïfs face aux conséquences possibles de cette gratuité – et il est possible que cette bascule nous conduise à une économie encore plus redoutable demain, la gratuité servant à nous rendre dépendants vis-à-vis d’acteurs qui pourrons d’autant plus nous faire payer le prix fort que nous serons devenu dépendants d’eux. Force est cependant de constater que l’enjeu n’est plus de vendre des données quand d’autres les donnent, mais bien de les donner aussi pour essayer qu’elles soient, demain encore, un élément central de dispositifs qui se reconfigurent sans cesse. Aujourd’hui déjà, demain plus encore, « l’arme de la gratuité va se révéler simplement dévastatrice pour conquérir des marchés ». La gratuité n’est plus l’apanage de barbus idéalistes, c’est l’arme des plus grands, des puissants – le jeu de l’économie de marché poussé à son paroxysme ?

Les bien immatériels ne seront pas tous payants. Ils ne le sont déjà plus. La question n’est donc déjà plus de savoir si on peut/doit vendre à des partenaires une base de donnée sur le patrimoine régional ou sur l’implantation des activités, mais de comprendre que cette base de donnée est ou va être mise à disposition gratuitement par d’autres acteurs, qui prendront des places qu’il sera encore plus difficile de reprendre après. C’est toute l’intelligence des majors du web 2.0 : proposer des outils gratuits, fiables, solides, indispensables… pour rendre captif leur public, instaurer une confiance puis commercialiser des services ajoutés. Le modèle économique à instaurer est certainement plus fragile, plus complexe : mais comme l’illustre l’échec du Géoportail, nous n’avons pas le choix. Au contraire, le développement d’un large « domaine public » d’information libre d’accès peut limiter les risques liés à cette prise de contrôle, et en maximiser les bénéfices.

Un modèle incertain
Ce modèle économique n’est en effet pas sans poser quelques questions, notamment sur la question de la dépendance technologique des services. Concrètement, « si Google ou autre géant de ce type décide de changer leur politique d’utilisation des API (interfaces de programmation) ou de reprendre une idée et de l’exploiter lui-même, les services tiers qui basent leur développement sur des mashups peuvent se retrouver en difficulté », expliquait récemment Benoît Decary en réponse à Didier Durand qui s’interrogeait sur le modèle économique des mashups.

Pour dire les choses autrement, l’arbitrage gratuit/payant ne repose pas du tout sur une question de principe. C’est une équation économique qui se pose en quatre termes au moins :

  • Un très grand nombre d’acteurs développent un modèle économique fondé sur la fourniture gratuite de données, voire de services ou de briques de base, à partir desquels d’autres innovent, construisent des services. C’est notamment le modèle du web 2.0 : dans bien des cas (cartographie, météo, information locale, culture…) les acteurs publics se trouvent alors, de fait, en concurrence avec des acteurs privés, qui proposent leur données et services gratuitement.
  • L’intérêt collectif de la gratuité est de susciter plus facilement une floraison d’usages et de services, dont l’immense majorité ne pourraient pas être proposés par les acteurs publics eux-mêmes. Alors que la demande s’individualise et que les moyens publics d’être au contact des usagers dans leur diversité se réduisent, on a intérêt à favoriser cette diversité.
  • La gratuité des services fournis par les entreprises du web peut inquiéter, dans la mesure où rien ne les empêche, un jour, de changer de posture et de demander aux milliers de petits acteurs qui s’appuient sur eux pour produire leurs sites, de passer à la caisse. La fourniture gratuite d’un socle d’informations et de services publics, non seulement aux utilisateurs finaux, mais aussi à ceux qui veulent s’en servir pour inventer de nouveaux services, pourrait réduire ce risque.
  • Les acteurs publics ne sont pas nécessairement très compétents pour commercialiser leurs actifs. Vendre 400 millions d’euros la marque Louvre est une chose, mais vendre 10 euros à beaucoup de monde l’accès à telle donnée ou carte, en est une autre – et les cas ne sont pas rares où la vente de données ou de rapports par les acteurs publics leur coûte plus cher (en publicité, relations commerciales, comptabilité, recouvrement…) que ce qu’elle leur rapporte !

On voit bien que le modèle économique se cherche encore. Il n’en a pas fini. Ce qui est certain c’est que l’économie de l’immatériel ne se résume pas à faire entrer une ligne de recettes budgétaires supplémentaires dans un bilan.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Cher hubert Guillaud,
    le web 2.0 n’est certainement pas plus que les barbus une référence pour le gratuit. La référence c’est l’homme le plus riche du monde, Bill Gates, avec MS-DOS.

    Ceci rappelé, j’apprécie énormément la synthèse que vous faîtes:
    « l’enjeu n’est plus de vendre des données quand d’autres les donnent, mais bien de les donner aussi pour essayer qu’elles soient, demain encore, un élément central de dispositifs qui se reconfigurent sans cesse. »
    Se reconfigurent sans cesse, oui: là est l’entropie, qui n’a rien à voir avec le désordre mais avec la modernité.

  2. Ceci préfigure la gratuité des produits possible grâce à l’avènement des nanotechnologies…

  3. Votre article est intéressant. La gratuité est présentée par Jacques Attali comme l’un des trois axes d’un programme de modernisation de la société (blogs.lexpress.fr/attali, 12 mai 2007), à côté du savoir et de la responsabilité. Il serait intéressant d’approfondir un peu ces idées.
    D’autre part, vous dites que le danger de la gratuité c’est qu’elle conduise à des solutions payantes. Je suis d’accord qu’il ne faut pas être naïf, mais suggérez vous qu’il vaut mieux démarrer d’emblée sur une distribution payante pour éviter d’y venir ensuite ?

  4. Encore une fois, je ne pense pas qu’il faille opposer le gratuit et le payant, c’est une opposition qui ne mène nulle part. Dire qu’il faut faire payer ce qui est gratuit ou donner ce qui est payant n’est pas un raisonnement suffisant pour bâtir une politique ou un modèle économique.

    Précisons encore que j’évoquais là des données publiques, produites par nos impôts donc, et dont la gratuité pourrait démultiplier l’impact plutôt que l’entraver derrière une barrière commerciale supplémentaire. Le modèle payant ou gratuit dépend donc des données que l’on propose et de l’écosystème dans lequel elles évoluent. J’ai bien peur qu’il n’y ait pas de recette unique hélas, mais néanmoins une interrogation forte sur le rôle de l’immatériel public et son imbrication dans le reste de l’économie.

    Prenons un exemple. J’aime beaucoup les cartes de l’IGN par exemple, parce qu’elles donnent des données qu’on ne trouve nulle part ailleurs : les noms de lieux-dits, de quartiers… Des informations qui ne sont quasiment sur aucune des propositions de cartographie numériques existantes. C’est ce qui fait la différence avec une carte IGN et une Google Map. Si vous imprimez une Google Map et essayez de vous orienter dans la ville, cela va être très difficile, car les panneaux d’indication ne correspondent à rien sur la carte. Tout le contraire d’une vraie carte en fait, où le nom des directions, des quartiers est l’information qui vous permet de vous guider – en plus de la représentation spatiale immédiate. C’est cette force que l’IGN devrait vendre, non pas dans des fonds de cartes qui lui sont propres et qui, on le voit déjà, ne sont utilisées par personnes, mais dans des additifs (gratuit ou pas, avec des prix différents peut-être selon à qui elles s’adressent) qui permettraient de donner de nouvelles couches d’informations aux cartes de ses concurrents (Google, Mappy, Yahoo…). Au lieu de cela, l’IGN réinvente la roue sans avoir la possibilité (financière, technique et en terme d’audience) des majors du web.

    Pour le billet d’Attalli auquel vous faisiez référence, c’est par ici.

  5. C’est un question qui va devenir de plus en plus centrale pour les gouvernements alors que de plus en en plus de citoyens demandent à avoir accés aux données brutes (cf FreeOurData.org.uk et CivicAccess.ca).

    La question de valorisation commerciale directe de ces données se pose bien entendu à tous les gouvernements, ne serait-ce que pour recouvrir les frais d’obtention de ces données (qui sont effectivement payé par nos impots mais passons). Des chiffres provenenant de FreeOurData montrent que pour des données cartographiques, le taux de recouvrement est de l’ordre de 15%, une bonne de ce montant venant d’achats venant d’autres institutions -de l’argent qui tourne en rond. Bref, à moins de se mettre à développer des vrais produits, la rentabilité n’est pas à l’horizon et comme remarqué dans le billet, une institution gouvernementale n’est surement pas la mieux placé pour faire du développement de produit.

    Bref, les gains à espérer d’une commercialisation directe sont limités. Au contraire, la mise à disposition pour le public (pour des licences ouvertes, autorisant même l’utilisation commerciale pourquoi pas) pourrait apporter un plus indéniable aux citoyens et à l’économie dans son ensemble. Ça aurait aussi pour avantage de rendre certains domaines économiques plus concurrentiels, évitant ainsi les situations de monopoles ou quasi-monopole.

  6. concernant la commercialisation des données, cela fait suite à une directive européenne sur la réutilisation par des services commerciaux…
    s’il y a un problème, c’est dans la commercialisation de l’immatériel car comme vous l’indiquez, les données « d’état » ont été produites avec nos impôts; le problème de la société de l’information est la frontière de plus en plus ténue entre le privé et le public, entre le citoyen et le consommateur, qui lui-même devient producteur (à voir la vidéo sur l’avenir du web, par les italiens de Casselegio (http://www.youtube.com/watch?v=xj8ZadKgdC0)
    la vidéo précitée pose le problème de la fin du copyright, et aborde ce que Rifkin décrivait dans la société de l’accès, la commercialisation de l’expérience (aussi vue chez Vervoeven dans Total Recall)
    donc après la propriété sur la création de l’esprit, se pose avec acuité la propriété sur les données : à qui appartiennent les logs qui caractérisent l’individu, logs apparaissant dans la vie publique (via l’état, comme l’état civil, l’adresse, le montant des impôts) mais aussi dans la vie privée (surf sur le web, mots clés utilisés, achats effectués…).
    Vu la valorisation accordée à ces dernières, il serait intéressant de pouvoir se réapproprier ces données, quitte à ensuite pouvoir ou non les céder moyennant finance….