Qui sont les acteurs de l’histoire ? – Marcel Gauchet

Au-delà de la polémique un peu vaine de refuser à au philosophe et historien Marcel Gauchet de parler de la rébellion parce qu’il ne serait pas vraiment un rebelle lui-même, intéressons-nous plutôt à ce qu’il nous dit, comme c’est le cas dans la transcription de sa récente conférence : Qui sont les acteurs de l’histoire ? 

“Le rebelle, qu’est-ce à dire ? C’est l’opposant radical à ce cours des choses subi mais qui à la différence du révolutionnaire de jadis ne se réclame d’aucun projet d’avenir ni n’en appelle à aucun acteur collectif même s’il fait éventuellement et éphémèrement groupe avec d’autres individualités rebelles. A dire vrai, notre rebelle est le dernier né d’une ligne qui a vu se succéder une série de figures illustrant chacune à leur façon le déclin de la perspective et de l’ambition révolutionnaire depuis une quarantaine d’années. Le contestataire issu de la contre-culture soixante-huitarde avait déjà baissé nettement pavillon. Mais enfin, il continuait de développer une mise en question d’ensemble de l’ordre établi. Le dissident du moment antitotalitaire opère le repli sur la ligne de défense inconditionnelle des droits de l’homme dans le cadre d’une politique qui se veut délibérément minimale et qui critique véhémentement les ambitions globales qui étaient celles du projet révolutionnaire dans sa version canonique. Quand la mondialisation financière, capitaliste et néolibérale se met à déferler en grand, elle trouve sur sa route le résistant déterminé à en limiter les effets et à en préserver le cas échéant des zones libérées.

Le rebelle représente l’aboutissement libertaire de cette généalogie. Avec lui, toute ambition transformatrice a disparu mais il n’en est que plus irréductible dans son indignation et sa protestation singulière. Sa prémisse inconsciente est qu’il ne nous reste que le refus subjectif et compensatoire vis-à-vis d’un ordre et d’une dynamique devant lesquels nous sommes essentiellement impuissants. Tout au plus est-il permis d’espérer que la somme aléatoire de ces refus infléchisse un cours des choses qu’il faut renoncer à dominer. D’une certaine manière, le fait est frappant, nous revenons à la rébellion de l’Ancien Régime, à l’émotion populaire, à l’émeute sans lendemain, à la rupture d’ordre sur fond de résignation au retour de l’ordre. La figure du rebelle passe ainsi de droite à gauche. Le rebelle par excellence, le réfractaire à la marche du monde, était à droite quand le monde allait à gauche, vers la réalisation des promesses de liberté et d’égalité. Quand le monde vire à droite en se dédiant entièrement à la dynamique capitaliste, le rebelle devient l’emblème d’une gauche concentrée sur des causes ponctuelles sans plus de projet de transformation du monde social.

Mais les choses sont encore beaucoup plus compliquées. Car ce monde dédié de part en part à une économie de la concurrence généralisée est aussi, pour ce motif même, un monde d’individus libertaires pour lesquels la rébellion est un emblème identitaire personnel. Cela fait un monde schizophrène : économiquement de droite et culturellement de gauche, cela bien entendu souvent jusque dans la tête même des acteurs. Individus nous sommes pour autant que nous refusons les assignations de tous ordres et les rôles dictés par le collectif. Le conformisme, l’adhésion à ces rôles dictés par la collectivité, voilà l’ennemi mortel de l’individu contemporain. Quoi de pire à ses yeux que la soumission, l’obéissance, l’orthodoxie ? Il a besoin pour être individu, non par caprice mais par le motif décisif d’être un individu, de se penser et de se poser en marginal, en distancié, latéral, ironique, on peut multiplier et affiner la description. C’est ainsi que la rébellion est devenue la norme à un titre extrêmement précis et extrêmement profond, le titre de l’identité personnelle.

(…) La rébellion est le conformisme d’une société où le conformisme n’est plus possible. Avec pour effet notable de renforcer notre impuissance collective par l’enfermement de ses opposants dans la bonne conscience de leur opposition. C’est le miracle de ce monde. Il n’est peuplé en tendance que de réfractaires à son ordre et son ordre s’impose sans coup férir.”

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