Graeber : “Tous les recoins de nos vies sont envahis par des formulaires” – Rue89

Difficile de rater la parution du nouveau livre de l’anthropologue David Graeber, figure de proue d’Occupy Wall Street, que l’on entendait à La Grande Table la semaine dernière, ou qu’on peut lire en interview dans Telerama et Rue89. A défaut d’avoir déjà lu son livre, on retiendra sa critique que la bureaucratie est un modèle (un fléau), qui, contrairement à ce que nous laisse croire le discours libertarien ambiant, transcende la séparation public/privé. 

“A chaque fois que des règles existantes créent une situation ubuesque, il promet une solution… en inventant de nouvelles règles ! Peu importe que le problème ne soit ­jamais résolu et que le système se transforme en machine à fabriquer des règlements, la « transparence » est sauve. Au nom de ce nouvel idéal, l’effort pour se libérer du pouvoir arbitraire produit encore plus de pouvoir arbitraire… (…)

La dérégulation ne nous débarrasse pas des règles : elle en crée d’autres, différentes. Dire qu’on dérégule est toujours une promesse idéologique — l’objectif réel est d’émettre ses propres règles et d’être le premier à bord.”

“Quand le marché s’étend à tous les aspects de la vie, les relations ne sont plus basées sur la confiance, les gens n’hésitent plus à s’arnaquer les uns les autres. Tout est donc régulé par des mécanismes impersonnels, par la bureaucratie.D’autre part, la paperasse est vue par les grandes entreprises comme une arme compétitive dirigée vers des concurrents plus “petits”, qui n’ont pas les moyens de payer des salariés à remplir des formulaires toute la journée.Au fond, la bureaucratie est un moyen d’extraire du profit. De nos jours, le capitalisme me semble réaliser l’alliance des bureaucrates privés et des bureaucrates publics. Ensemble, ils façonnent des règles pour, par exemple, imposer de lourdes pénalités aux personnes endettées. Les principales banques américaines trouvent dans ces frais, ces pénalités, une source majeure de leurs profits.“

Et derrière sa critique radicale de la bureaucratie, Graeber émet une critique bien plus politique, qui souligne que le langage de la créativité ne peut s’épanouir dans une société bureaucratique qui bloque le progrès technique : 

“La gauche est aujourd’hui incapable de formuler une critique de la bureaucratie. (…) La gauche se sent obligée de défendre la bureaucratie. Ce qui est génial pour la droite : d’un côté, elle blâme la gauche “bureaucratique”, mais de l’autre, elle alourdit encore cette bureaucratie (selon la loi d’airain du capitalisme). Et tout le monde finit donc par blâmer la gauche ! Pensons au slogan de Mai 68 : “L’imagination au pouvoir !”… La bureaucratie anesthésie l’imagination. Là où elle s’étend – et je parle aussi du management dans le secteur privé –, elle oblige au conformisme. Je pense que c’est l’une des raisons à la stagnation du développement technique. […] Le mouvement altermondialiste était un parfait exemple de mouvement anti-bureaucratique. Nous ne faisions que dévoiler l’existence d’une bureaucratie mondiale qui était invisible pour bien des gens.”

Et pose la question de savoir pourquoi nous préférons les règles au jeu. 

MAJ : Sur Ouishare, Graeber dit encore : 

“Le rythme du progrès technologique a dramatiquement baissé. Entre 1750 et 1950, nous avons vu se succéder découvertes scientifiques majeures, nouvelles formes d’énergie, innovations en tous genres… C’est terminé. Le capitalisme est devenu une pure force de réaction, qui limite le développement technologique. 

Où sont les voitures volantes ? Les voyages interplanétaires ? Les bureaucraties que sont devenues les universités modernes sont incapables d’accueillir les gens excentriques qui constituaient les vrais bataillons d’innovateurs. Einstein aurait bien du mal à publier un article académique dans le contexte actuel ! Et au fond, tout le monde le sait : cette rhétorique envahissante de l’innovation est un mirage, sinon un mensonge.”

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