Vers un monde altruiste ? – Arte

Prenez le temps (1h30), si vous ne l’avez pas fait, de regarder sur le Replay d’Arte le passionnant reportage de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade : Vers un monde altruiste ? Une passionnante enquête sur l’altruisme, l’empathie, l’entraide et la collaboration, qui montre que les principes de la sélection naturelle n’impliquent pas que nous soyons un loup pour les autres. Au contraire.

L’enquête s’intéresse aux raisons qui nous poussent à aider autrui sans en tirer avantage et laisse entrevoir l’avenir de ce que j’appellerais la psychologie comportementale, qui viserait à utiliser la psychologie pour changer les comportements.

Le reportage commence en pointant le fait, que contrairement à ce que l’on entend le plus souvent, lors de catastrophes, les êtres humains se révèlent bien plus coopératifs qu’on ne le pense, comme le souligne les études du Centre de recherche sur les catastrophes de l’université du Delaware. Lors de l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans, les scènes de pillages sont restées marginales, mais bien plus spectaculaires que celles d’entraides. Pour Tricia Wachtendorf, “les gens ne basculent pas tout à coup des comportements antisociaux”, “après un désastre, il y a beaucoup plus de comportements d’entraide que de comportements antisociaux”. Les gestes spontanés visant à aider des inconnus sont plus nombreux qu’on ne le pense, alors qu’on a longtemps pensé que l’altruisme n’existait pas. Les travaux du psychologue Daniel Batson, ont montré que nous étions capables de nous préoccuper des autres pour leur propre intérêt plutôt que pour notre propre intérêt, qui est la définition de l’altruisme. Le soucis empathique, le soucis de l’autre, est à l’origine de notre altruisme. Pour Emma Sepalla, directrice du Centre de recherche et d’éducation sur la compassion et l’altruisme de Stanford,  l’empathie est notre capacité innée à ressentir ce que d’autres ressentent. 

Pour Tania Singer, qui dirige le département des neurosciences sociales à l’Institut Max Planck de Leipzig, l’enjeu est donc de comprendre comment comprendre les autres. Les recherches de la neuroscientifique ont montré que la douleur ou la joie des autres active les mêmes zones dans le cerveau de celui qui voit la douleur ou la joie chez un autre. L’empathie a des bases biologiques, ce qui explique nos réactions de groupes lors de matchs de sport ou devant des films. “Souffrir ou voir souffrir est donc presque la même chose pour le cerveau” : “nos cerveaux sont câblés pour résonner avec autrui”. Pour Nicholas Christakis cela explique pourquoi non seulement nous ressentons des émotions, mais aussi pourquoi nous les montrons : pour que l’autre les comprenne et surtout les imite. 

Reste à savoir comment nous apprenons à identifier les émotions des autres. Et bien cette capacité serait bien moins acquise que nous le pensons, révèlent les recherches auprès de très jeunes enfants menées par l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig, le BabyLab du département de psychologie d’Harvard ou le Centre de cognition enfantine de Yale. L’altruisme, la coopération, cette capacité à aider spontanée et désintéressée, démarre bien plus tôt qu’on ne pense. A Yale, Paul Bloom et son épouse Karen Wynn se sont intéressé de savoir si les bébés faisaient la différence entre le bien et le mal. Ils montrent pourtant que les bébés font preuve de jugement moral, en préférant des peluches qui se comportent bien à celles qui se comportent mal. 4 bébés sur 5 choisissent la peluche qu’ils ont vu bien se comporter, quelles que soient les circonstances, explique Paul Bloom. Et leurs recherches montrent même que c’est une préférence morale plus que sociale. “Si je vois une personne mal se comporter je ne veux pas seulement l’éviter, je pense également qu’il devrait être puni”, explique Paul Bloom, en montrant que la compréhension morale des bébés serait liée à des notions d’équité et de justice. Les bébés ont une compréhension morale rudimentaire : “nous naissons tous avec une capacité à distinguer le bien du mal”. 

Si le sens de la justice et l’attirance vers le bon sont innés, les chercheurs du Max Planck Institute et du Centre Yerkes ont aussi montré que c’était le cas chez nos cousins les primates. Les chimpanzés savent aider aussi spontanément que nous, sans récompense et ont de l’empathie les uns avec les autres en s’adaptant aux émotions des autres et en se souciant de leurs congénères. Les comportements altruistes se sont forgés tout au long de l’histoire de l’évolution soulignent les réalisateurs du documentaire. “L’histoire de l’évolution est plus compliquée que la compétition” souligne le mathématicien et biologiste Martin Nowak qui étudie la dynamique de l’évolution à Harvard. La coopération, l’entraide, est instinctive estime ce dernier et la sélection naturelle l’a favorisé. Pour Frans de Waal du Centre Yerkes, “si nous ne coopérions pas, nous ne serions plus là”.   

Si la coopération est plus efficace que la compétition, alors pourquoi ne triomphe-t-elle pas toujours ? Si les bébé naissent avec un sens moral, pourquoi ne le conservons-nous pas ? L’explication vient du fait, expliquent Paul Bloom et Karen Wynn, que nous préférons ceux qui nous ressemblent aux autres, ceux qui partagent nos goûts. Les bébés vont ainsi préférer les peluches qui préfèrent les mêmes céréales qu’eux. Des distinctions peu importantes s’avèrent compter beaucoup, explique Bloom. “Des distinctions aussi subtiles que l’équipe de sport que l’on soutien ou que la couleur du tee-shirt que l’on porte peuvent amener à diviser le monde entre les gens comme moi et les gens comme les autres”. Les bébés ont tendance ainsi à préférer la peluche qui n’aide pas celle qui n’aime pas leur céréale à celle qui se comporte bien. Les bébés aiment celui qui se conduit mal avec l’individu qui n’a pas les mêmes goûts qu’eux. Pour Bloom, cette distinction entre ceux dont nous nous soucions et les autres est au coeur des limites du développement social. “C’est un trait fondamental de la nature humaine”. La neuroscientifique Tania Singer a même montré que la réaction empathique ne s’exprimait pas dans le cas de personnes dont nous ne nous soucions pas ou que nous jugeons comme n’ayant pas les mêmes goûts que nous. Quand celui que nous n’aimons pas parce qu’il ne supporte pas le même club de sport que nous par exemple reçoit un choc électrique, ce n’est pas la zone de la douleur qui est activé chez celui qui observe, mais celle de la récompense. La résonance empathique a disparu. 

Ces recherches soulignent que la question de l’altruisme consiste à comprendre comment élargir notre cercle moral, comment dépasser les limites que nous construisons entre ceux qui nous ressemblent et les autres.

Et c’est là qu’il y a une bascule dans le documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade. Pour dépasser ces limites, les réalisateurs se sont tournés vers le moine bouddhiste Matthieu Ricard, spécialiste de la méditation. Celle-ci serait la voie royale pour la transformation individuelle et le développement de nos capacités d’empathie. Pour Ricard, l’enjeu est d’avoir davantage de considération pour autrui via la méditation. C’est le Dalaï Lama lui-même qui a invité le neuroscientifique Richard Davidson du Centre pour un esprit sain de l’université du Wisconsin, de s’intéresser à la bonté, à la bienveillance… et à la méditation, qui permet de réguler les zones du cerveau liées à l’attention et aux émotions. Pour Davidson, enthousiaste, deux semaines de pratiques de la méditation, 30 minutes par jour, suffisent à modifier le cerveau (comme c’est le cas de toutes nos activités). Ce que le documentaire explique mal, c’est en quoi ou pourquoi la méditation favorise les bons sentiments, la générosité ou la bienveillance. Des techniques méditatives pourraient-elles favoriser ou cultiver l’exact inverse ? Si nos qualités humaines sont plastiques, si on peut les influencer, alors ne peut-on pas toutes les influencer… par nos comportements comme par différentes formes d’introspection ?

La question ne sera pas soulevée. Le documentaire s’intéresse plutôt aux expériences pratiques initiées par le laboratoire de Davidson avec des écoles maternelles de Madison où des techniques méditatives sont utilisées pour développer des capacités de coopération et d’expression de la gratitude. L’enjeu pour Davidson est de transposer les résultats scientifiques dans le monde réel pour avoir un véritable impact. Enseigner des pratiques de gentillesses à des âges où le cerveau est particulièrement plastique peut avoir une différence durable dans le temps, estime le chercheur. Ce programme a porté ses fruits. Il a permis de diminuer les conflits et d’augmenter les comportements généreux. Au bout de 12 semaines de pratique, les enfants ne partageaient plus seulement avec leur meilleur ami, mais avec l’ensemble de leurs camarades : le cercle de ceux qui leur ressemble s’était élargit. Le programme a été étendu à d’autres écoles de Madison. Pour Richardson, nous devrions pratiquer les exercices mentaux pour cultiver l’attention et la gentillesse de la même façon que nous pratiquons l’exercice physique aujourd’hui. Dans l’un des pires quartiers de Baltimore, la Holistic Life Foundation, adepte de la méditation, tente, via ces méthodes, de résoudre les conflits en intervenant dans les écoles avec des programmes de yoga et de méditation, par 15 minutes d’entrainement mental au début et à la fin de la journée, pour aider les enfants à réguler leurs émotions, à faire barrage à ce qu’ils vivent dans le quartier, à trouver un espace de paix en eux. Selon une étude réalisée sur ce programme, les chercheurs ont constaté une amélioration de l’attention, du contrôle des émotions négatives, du travail scolaire et une réduction des conflits. La méditation est-elle appelée à devenir une nouvelle forme de régulation voir de contrôle social ?… Encore une question que le documentaire ne pose pas.

Il en pose une autre, intéressante. Trop d’empathie peut également être ravageur et mener à l’épuisement émotionnel. La méditation permettrait de mieux se connecter aux autres, sans tomber dans l’excès d’empathie en épousant la détresse de l’autre. Elle pourrait favoriser la compassion. A Berlin et Leipzig, Tania Singer a lancé un vaste programme d’entraînement mental auprès de quelque 200 volontaires qui s’engagent à méditer chaque jour 30 minutes pendant 9 mois. Et le reportage de nous montrer le cas d’Irina, infirmière dans un département de grand prématuré de Berlin, qui a réussi à réguler ses excès d’empathie via ce programme. Pour Tania Singer, l’enjeu est de comprendre si la méditation permet de réduire le stress, d’apprendre à mieux gérer les émotions négatives et d’améliorer les compétences sociales comme la compassion, la coopération et les comportements altruistes.

Michael Norton, professeur de marketing à la Harvard Business School, a montré que l’altruisme et la générosité nous rend heureux. Pour Emma Sepalla, nous nous retenons trop souvent d’aider parce que nous pensons que la norme est plutôt celle de l’égoïsme. Pour le célèbre spécialiste des réseaux sociaux, Nicholas Christakis, les gestes d’entraides sont aussi contagieux qu’un virus : la gentillesse se diffuse de proche en proche, à l’image de cette célèbre vidéo. Reste à savoir s’il en est de même des comportements antisociaux…

Le reportage de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade se termine étrangement, en nous emmenant au World Economic Forum de Davos, dans les pas de Matthieu Ricard, Tania Singer et Richard Davidson venu enseigner les vertus de la méditation et de la bienveillance auprès des grands de ce monde. Pas sûr que le symbole soit très démonstratif. Reste que la démonstration qu’accomplit le documentaire est intéressante et pose des questions sur nos capacités d’action à changer sa vie et le monde et comment.

Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, dans une tribune au Huffington Post, pointe quelques intéressantes limites au documentaire. Il rappelle que notre bonté innée est liée à notre préférence “innée” pour nos plus proches semblables. Tisseron rappelle qu’il existe différents types d’empathie : l’empathie affective, qui permet d’éprouver les émotions des autres, et l’empathie cognitive, qui permt de comprendre le point de vue de l’autre en prenant en compte ses différences. L’important rappelle-t-il, à la suite des travaux de Martin Hoffman et de Jean Decety est d’apprendre à articuler les deux (on parle “d’empathie mature”), pour ne pas être submergé par les excès d’empathie ou par la manipulation que permet une plus grande compréhension d’autrui. Pour Serge Tisseron :

“La conséquence en est que le film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade ne nous montre rien sur la manière dont l’empathie cognitive pourrait être utilisée pour développer le sens de l’autre et l’altruisme. A aucun moment, il n’est question d’encourager la compréhension du fait que l’autre a des façons de penser, de ressentir et de vivre différentes des miennes, et qu’il peut non seulement éprouver d’autres émotions que moi dans les mêmes situations, mais aussi les mêmes que moi en relation avec d’autres états mentaux. L’essentiel est d’encourager dès l’enfance des formes de visualisation océanique dans lesquelles chacun est invité à se laisser pénétrer par les énergies positives avec leurs pouvoirs et leur sagesse. Finalement un peu comme le nouveau-né baigne dans la bienveillance maternelle… Il est certain que ces méthodes de relaxation et/ou de méditation de pleine conscience ont des effets positifs sur la régulation des émotions, et donc sur la capacité de mieux vivre ensemble avec ceux qui nous sont proches. Mais ont-elles des effets positifs plus importants que d’autres méthodes qui encouragent le croisement et l’interpénétration de l’empathie affective et de l’empathie cognitive ? Et ont-elles des effets sur la curiosité vis-à-vis de l’autre ?” 

MAJ : Dans une de ses tribunes matinales, Xavier de la Porte pointait vers les travaux de Paul Bloom contre l’empathie qui estime que l’empathie n’est pas un guide de l’action morale car trop autocentrée. Il lui préfère la compassion.

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