James Bridle nous avait alerté sur ces étranges programmes pour enfants qui colonisaient YouTube (voir également Technologie : l’âge sombre).

Alexis Madrigal (@alexismadrigal), pour The Atlantic s’est rendu en Inde dans les studios de Chuchu TV, à la rencontre de son créateur Vinoth Chandar (@vinoth27), une chaîne YouTube qui a plus de 19 millions d’abonnés (ce qui la place dans les 25 premières chaînes YouTube au monde).

« Nous voulons être le prochain Disney », affirme sans ambages son créateur. Reste que ses programmes composés exclusivement de comptines simplistes et colorées, rythmées et dansantes, semblent pour l’instant assez éloignés des narrations plus complexes du géant américain des contenus pour enfants. Chuchu TV n’est que la plus grande marque des contenus pour enfants sur YouTube qui se développent un peu partout dans le monde, rapporte The Atlantic (on trouve d’autres studios, comme Little Baby Bum à Londres, Animaccord à Moscou, Videogyan à Bangalore, Billion Surprise Toys à Dubai, TuTiTu TV à Tel Aviv ou LooLoo Kids en Roumanie…). Pour Madrigal, la question est de savoir si ces nouveaux acteurs signent la fin de la domination américaine sur le divertissement pour enfants, au profit de contenus « exubérants, bon marché et étranges ». Chez ChuChu TV, plus de 200 personnes travaillent à produire ces vidéo-clips pour les plus jeunes. Ce ne sont pas des programmes éducatifs (même si l’entreprise a créé une série plus pédagogique, Learning English is Fun et travaille au développement d’une application scolaire ChuChu School). Pour un adulte, l’attrait des vidéos produites par ChuChu TV n’est pas évident. Les chansons sont simples, accrocheuses, les couleurs vives, les personnages mignons et l’animation un peu sommaire, même si tout semble constamment en mouvement pour retenir l’attention des enfants. ChuChu TV n’a pas tant craqué l’algorithme de YouTube pour construire son succès qu’utilisé ses résultats d’audience et les retours des utilisateurs pour améliorer et ajuster ses productions. Mais, pointe très pertinemment Madrigal, l’entreprise n’a pas tiré parti des leçons tirées par des générations de concepteurs de programmes télévisés éducatifs.

La recommandation au détriment de la qualité

Madrigal rappelle rapidement l’histoire des programmes éducatifs américains, notamment la naissance, à la fin des années 60 des programmes éducatifs publics et de l’association Children’s Television Workshop, qui a créé Sesame Street, un programme télévisuel associant Jim Henson, le créateur des Muppets et une pléiade d’experts en éducation. La naissance des chaînes câblées dans les années 90 a donné naissance à des chaînes dédiées aux plus jeunes qui ont profité des apports initiés par les programmes publics. Mais aujourd’hui, les plus petits regardent de moins la télévision : et ils sont de plus en plus nombreux à regarder des vidéos en ligne (même si la part de la télé reste prépondérante, la durée moyenne d’écoute a connu son pic en 2009/2010 avec 8 heures et 55 minutes et redescend depuis, tombant à moins de 8 heures en moyenne). « Les institutions du XXe siècle ont fait de la télévision un outil d’apprentissage », rappelle Madrigal. Chercheurs, organismes de régulation et créateurs ont consacré d’énormes ressources à la production de contenus éducatifs de qualité pour les enfants. Des études ont ainsi montré que Sesame Street améliorait le niveau de vocabulaire des enfants et l’acquisition du langage et une étude des années 80 a démontré que ce que les enfants regardaient était plus important que la quantité de vidéo qu’ils visionnaient.

Dans son article, Madrigal discute avec la codirectrice du Centre for Scholars & Storytellers de l’UCLA, Colleen Russo Johnson, pour tenter d’évaluer les programmes du type de ceux proposés par ChuChu TV. Pour la spécialiste, les lumières, les couleurs, le rythme de ces vidéos sont contraire à tout l’apport des recherches sur le sujet. « Pour que les enfants aient les meilleures chances d’apprendre d’une vidéo, elle doit se dérouler lentement, comme le fait un livre lorsqu’il est lu à un enfant. «Des vidéos plus calmes et plus lentes avec moins de fonctions de distraction sont plus efficaces pour les plus jeunes.» Si les enfants regardent beaucoup de vidéos au rythme effréné, ils en viennent à s’attendre à ce que toutes les vidéos fonctionnent ainsi, ce qui pourrait rendre les vidéos éducatives traditionnelles moins convaincantes et moins efficaces, explique-t-elle encore. Certes, constate Madrigal, ChuChu TV a appris à ralentir la cadence de ses vidéos… mais ce ne sont pas celles qui atteignent les plus hauts pics d’audience. Ce sont les pires vidéos en terme attentionnels qui continuent à trôner au sommet des recherches et des suggestions de YouTube. Et c’est bien le problème, souligne Madrigal.

À défaut d’être capable de faire une recommandation de qualité, YouTube fait une recommandation qui favorise le temps passé, le taux d’achèvement des vidéos (c’est-à-dire favorisant celles qui sont vues jusqu’au bout) et le nombre d’abonnés (cf.Comment YouTube s’est transformé). Madrigal évoque bien sûr la tribune de James Bridle et souligne que depuis YouTube a fait disparaître les vidéos pour enfants les plus problématiques. Il souligne également, que si les diffuseurs télé sont soumis à des règles et des sanctions, les mêmes règles ne s’appliquent pas totalement à YouTube. YouTube a certes lancé l’application YouTube Kids, avec un contenu sélectionné et dédié aux enfants, mais les utilisateurs de YouTube Kids sont une infime fraction des utilisateurs de YouTube. Pour Madrigal, c’est à YouTube de faire des efforts. L’entreprise pourrait ainsi basculer automatiquement ceux qui visionnent des vidéos pour enfants vers YouTube Kids, ou le leur proposer, suggère Madrigal. YouTube pourrait également subventionner des recherches et des programmes visant à créer un contenu éducatif spécifiquement pour YouTube et améliorer leur recommandation. Il pourrait également interdire les vidéos pour les petits sur sa plateforme principale…

« Si l’histoire de la télévision pour enfants nous apprend quelque chose, c’est que le marché à lui seul ne produira pas les meilleurs résultats pour les enfants », rappelle Madrigal. « Il a fallu de l’énergie et de l’imagination institutionnelle pour réparer la télévision des enfants ». C’est assurément d’elle dont nous manquons en ligne !

Madrigal, comme toujours, pose de bonnes questions. S’il pointe la responsabilité de YouTube, il souligne très bien que la question de l’amélioration de la qualité des contenus nécessite de construire de nouvelles collaborations entre plateformes et producteurs.

Améliorer les contenus !

Pour Mosaic, la publication du Wellcome Trust britannique (Wikipédia), la journaliste scientifique Olivia Solon (@oliviasolon) soulignait également qu’à l’heure où les plus petits se sont emparés des smartphones et tablettes, l’enjeu consiste plus à améliorer les contenus et améliorer la recommandation des contenus de qualité qu’autre chose. Or, pour l’instant, le marché des contenus et des applications est encore un vaste Far West !, explique Michael Levine du Joan Ganz Cooney Center de New York, qui a analysé des centaines d’applications pour enfants dédiées à l’alphabétisation. « La plupart des applications étiquetées comme éducatives ne fournissent aucune explication fondée sur la recherche », rappelle le chercheur. Pourtant, les outils interactifs ne sont pas sans offrir des possibilités pour améliorer les choses : les écrans ne vont pas rendre pas vos enfants stupides, explique l’article. L’enjeu est plutôt de travailler à promouvoir les bonnes pratiques sur les plus délétères.

Des chercheurs des Pays-Bas ont ainsi montré que bien des livres électroniques interactifs pour enfants détournent l’attention de ceux-ci quand l’animation ne correspond pas à la narration, alors qu’elles peuvent être pertinentes quand elles sont reliées à des difficultés de compréhension, de langage ou de lecture. Reste que les plus petits (moins de 30 mois) ont du mal à généraliser des représentations symboliques du réel, expliquent Jenny Radesky (@jennyradesky) et Barry Zuckerman dans leurs travaux. Pour eux, comme pour l’ensemble des experts, rien ne remplace l’interaction humaine, bien sûr. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille jeter la technologie avec l’eau du bain !

Peut-être qu’une meilleure option consiste à développer des applications qui agissent comme médiateurs entre parents et enfants, suggère Olivia Solon, comme BedTime Math, une application qui propose des problèmes mathématiques pour les parents et leurs enfants (c’est l’un des rares outils qui semble avoir un impact sur les résultats en calcul des enfants). Améliorer la médiation entre parents et enfants suppose également d’interroger les parents sur leur propre utilisation des écrans, qui pose peut-être plus de questions qu’on ne le pense, comme le suggère Jenny Radesky dans une récente publication. D’autres solutions soulignent enfin que la technologie pourrait être utilisée pour aider les parents à interagir avec leurs enfants : le fabriquant de tablettes éducatives LeapFrog par exemple, propose d’envoyer des courriels aux parents sur ce que leurs enfants ont appris sur leur écran tactile en leur suggérant des idées sur la manière dont ils pourraient appliquer ces nouvelles connaissances au-delà des écrans. Pour Heather Kirkorian, responsable du Laboratoire de développement cognitif et des médias de l’université de Madison Wisconsin, la manière dont les technologies perturbent les interactions des parents avec leurs enfants pourrait être plus problématique. Vérifier son téléphone toutes les cinq minutes quand on joue avec son enfant pourrait avoir un impact négatif sur les plus jeunes. Présenter un visage qui ne répond pas aux sollicitations, car absorbé par un appareil développe plus de détresse qu’on ne le pense, comme le soulignaient déjà les recherches du psychologue du développement Ed Tronick dans les années 70 sur l’expérience du visage immobile.

Olivia Solon refuse d’être alarmiste. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’interdire les écrans, mais « d’exiger de meilleures applications pour les plus petits fondées sur des recherches solides ». « À condition que le contenu soit de haute qualité, les tablettes et les smartphones peuvent avoir un impact important ». Pour Michael Levine, « il n’y a aucun moyen d’améliorer les performances éducatives des jeunes enfants sans utiliser les technologies. »

Pour Olivia Solon, l’utilisation des appareils ne peut être qu’une part d’un régime d’activité riche et varié bien sûr. Les dispositifs techniques doivent être des moyens d’améliorer les interactions avec les enfants pas de les suppléer. Pour être riches, ils doivent être la base d’un échange, d’une conversation. Pour autant, estime Ed Tronick, il ne faut pas non plus tomber dans une idéologie oppressive qui exige que les parents soient toujours en interaction avec leurs enfants. Bref, pour répondre à la question attentionnelle, il est plus que nécessaire de trouver les moyens de renouer avec la qualité pour le plus grand nombre.

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