Pourquoi la technologie ne nous a pas sauvé de la pandémie ?

L'Etat entrepreneur de Mariana MazzucatoÀ l’époque de l’intelligence artificielle et des voitures autonomes, notre réponse la plus efficace à une pandémie a été des mesures de quarantaines de masse et des techniques de santé publique datant du Moyen-Âge, s’énerve le journaliste David Rotman (@davidrotman) pour la Technology Review (@techreview). « La technologie nous a laissé tombée dans son rôle le plus important : nous maintenir en vie et en bonne santé ». Les tests standards ont utilisé une technique chimique vieille de 30 ans, très couramment utilisée, et pourtant, nombre de pays ont peiné à en produire en masse. Les écouvillons naso-pharyngés comme les échantillons pour les tests ou les réactifs chimiques pour les produire ont manqué. La collecte et le traitement de données ont également été lacunaires et fragmentaires. Enfin, la carence en masque et ventilateurs a mis en lumière les limites du transfert des capacités de production à l’étranger. Certes, concède Rotman, l’administration américaine a peiné à se mobiliser et à orienter les priorités, mais le manque d’intervention du gouvernement n’est pas le seul problème. L’écosystème d’innovation américain a disparu, constate le journaliste phare du plus vénérable magazine dédié à l’innovation, pourtant assez rarement critique à son encontre. Certes, la capacité d’un pays à inventer et déployer des technologies dépend du financement public et des politiques gouvernementales… (c’est la thèse notamment de Mariana Mazzucato@MazzucatoM -, auteure de L’État entrepreneur dont une traduction en français est annoncée pour septembre), mais cette politique de soutien à l’innovation est depuis longtemps défaillante.

Reimagining Capitalism de Rebecca HendersonVoilà pourtant plus de 50 ans que les acteurs publics s’en remettent aux marchés privés pour développer l’innovation, explique Rotman. Cette approche a certes permis de créer une riche Silicon Valley et des entreprises technologiques géantes, mais la contrepartie a été que l’investissement et le soutien aux domaines critiques, aux secteurs qui génèrent moins de rentabilité, comme les infrastructures et la fabrication, ont été beaucoup moins dotés, explique l’économiste Rebecca Henderson (@RebeccaReCap) dans son livre Reimagining Capitalism in a world on fire (Hachette, 2020, non traduit). Henderson y explique que si les entreprises peuvent jouer un rôle dans la lutte contre les grands problèmes comme le changement climatique et les inégalités, elle rappelle combien les gouvernements ont échoué à soutenir ces secteurs et les entreprises de ces secteurs.

Rotman rappelle que les économistes aiment à mesurer l’impact de l’innovation en terme de croissance de la productivité. Celle-ci s’est plutôt ralentie depuis les années 80, malgré le développement du numérique, notamment parce que les gouvernements ont considérablement réduit les investissements dans la technologie depuis cette époque. Le financement public de la R&D est passé de 1,8 % dans les années 60 à 0,7 % aujourd’hui. Le problème de laisser l’investissement privé conduire seul l’innovation est qu’il est détourné vers les marchés les plus lucratifs, à l’image des utilisations les plus pratiques de l’IA qui servent surtout au ciblage publicitaire et à la vente de détail. Par exemple, la recherche pharmaceutique s’est focalisée sur la recherche de nouveaux médicaments, au détriment des vaccins et des tests. Le soutien s’est enfin surtout focalisé sur l’innovation plus que sur le déploiement et l’aide à l’adoption. Le déclin de l’industrie manufacturière n’a pourtant pas été un choix délibéré, estime Rotman, mais a été causé par des années de pressions aux rendements financiers, l’indifférence des autorités et la concurrence internationale. Dans l’industrie, les États-Unis n’ont pas seulement perdu des usines et des emplois, mais également un savoir-faire. L’enjeu n’est pas désormais de tout relocaliser, mais d’identifier les technologies essentielles à la sécurité nationale, économique et sanitaire pointe-t-il. Pour Suzanne Berger, spécialiste de l’économie de l’innovation, la grande leçon de la pandémie est de comprendre comment nous avons troqué notre résilience industrielle contre le low cost et la production temps réel. Pour elle, l’enjeu est d’encourager la reconquête industrielle et permettre aux entreprises d’accéder aux technologies de production les plus avancées. Pour cela, il faut soutenir la fabrication de produits essentiels, mais aussi reconnaître le lien entre fabrication et innovation.

Ces constats ont pourtant déjà été dressés, rappelle Rotman. En juin 40, l’ingénieur Vannevar Bush rencontre Franklin Roosevelt. Ils dressent ensemble le constat que les États-Unis devaient se préparer à la guerre, alors que le pays n’était même pas capable de construire un char d’assaut. Bush présente un plan pour intensifier l’effort de guerre qui va orienter le développement technologique du pays en mobilisant des milliers d’ingénieurs et de scientifiques, derrière la Commission nationale de recherche pour la défense, qui va permettre d’inventer le radar comme la bombe atomique. Les investissements dans la science et l’ingénierie se sont poursuivi bien après la fin de la guerre. Dans les années 80, un consortium (Sematech) a permis de relancer l’industrie américaine des semi-conducteurs en partageant les innovations technologiques et en stimulant l’investissement dans le secteur.

Jump Starting America de Jonatha Gruber et Simon JohnsonPour les économistes Simon Johnson (@baselinescene) et Jonathan Gruber (@jonathangruber1), auteurs de Jump-Starting America, « l’entreprise privée s’avère bien plus efficace quand le gouvernement apporte un solide soutien à la science fondamentale et appliquée et à la commercialisation des innovations qui en résultent ». Les deux économistes appellent à réitérer ces soutiens à l’heure où l’innovation risque d’être l’une des rares options pour stimuler la croissance économique. « L’investissement scientifique doit redevenir une priorité stratégique », assurent-ils. Ils ne sont pas les seuls. Des membres du Congrès militent pour l’Endless Frontier Act un projet de loi pour soutenir la découverte, la création et la commercialisation des technologies du futur (IA, robotique, automatisation, fabrication avancée…) et qui milite notamment pour la création d’une nouvelle direction technologique à la National Science Foundation pour soutenir la recherche fondamentale, explique un article de The Hill. D’autres économistes (Pierre Azoulay et Benjamin Jones) ont demandé le lancement d’un programme de R&D pandémique massive pour coordonner la R&D dans les domaines de la santé, allant des vaccins à la science des matériaux… Reste que pour David Rotman, le financement ne suffira pas. Il est nécessaire aussi d’imaginer une autorité de pilotage et de soutien aux technologies.

En attendant, la pandémie reste une réalité et risque de continuer à l’être pour les prochaines années. Le test d’innovation est juste devant nous, puisqu’il va bien falloir inventer les vaccins, les traitements, les tests et les produire en masse. Pour cela, les autorités doivent jouer un rôle de premier plan pour orienter l’innovation et répondre aux besoins du public. Pas sûr que cela ressemble beaucoup au gouvernement que les États-Unis ont actuellement, conclu, désabusé, David Rotman. Pas sûr non plus que ces orientations correspondent aux priorités des entreprises et investisseurs privés…

Il y a 2 mois, toujours dans la Technology Review, Rotman avait été d’ailleurs plus sévère avec l’innovation en provenance de la Silicon Valley. Certes la Valley nous a offert Zoom, Netflix ou Amazon… qui se sont révélé plus qu’utiles durant cette crise, mais, comme le soulignait, frustré, l’investisseur ultralibéral Marc Andreessen, en déplorant l’échec de la réponse américaine à la pandémie : ces grandes technologies ne construisent rien. Les États-Unis ne semblent plus savoir faire un coton-tige !

Nous avons célébré l’innovation dans les garages en oubliant la production de masse, déplorait Rotman. Comme le disait Andrew Grove, ancien PDG d’Intel, la perte de la capacité à passer à l’échelle finira par nuire à notre capacité d’innovation. Nous y sommes, estime Rotman. Si nous sommes très doués pour créer de nouveaux logiciels qui rendent notre vie plus commode, nous le sommes beaucoup moins pour améliorer la production et la distribution, réinventer la santé, améliorer l’éducation, accélérer la réponse au changement climatique… et surtout, pas seulement bricoler des logiciels, mais « transférer notre savoir-faire technique dans les plus grands secteurs de l’économie ».

Même constat, cinglant, pour George Packer pour The Atlantic : « la crise n’a pas brisé les États-Unis, elle a révélé ce qui était déjà brisé ». Gouvernement dysfonctionnel, infrastructures inadaptées et de mauvaises qualités, réponse du secteur privé inadapté… Comme bien des éditorialistes ont pu le faire en France, Packer évoque L’étrange défaite de Marc Bloch et la France de 1940 pour parler de l’échec des États-Unis à apporter une réponse à la crise. Une crise qui a élargi les inégalités et profondément discrédité les autorités.

Packer comme Rotman ne semblent pourtant pas beaucoup croire au monde d’après, ou à une reconstruction enfin vertueuse. Un pessimisme qui tient certainement de l’état délétère que l’administration Trump laisse derrière elle. Mais peut-être aussi au fait que l’expression de ces doutes envers la technologie venant de ses plus ardents défenseurs semble toujours limitée. S’ils sont révélateurs, bien souvent, une fois exprimé, cela n’amène pas vraiment le secteur à se remettre en question. Les apôtres des solutions technos semblent toujours peiner finalement à apprendre des crises qui les remettent en cause.

Hubert Guillaud

PS : Si la technologie n’a pas beaucoup contribué à résoudre la pandémie, nombre d’entreprises se sont néanmoins adaptées pour proposer des réponses. Dans le New York Times, on apprend notamment que Fitbit et Verily (une société qui appartient à Alphabet) ont lancé de nouveaux outils de contrôle et de suivi de la santé, notamment à destination des salariés des entreprises. C’est le cas également d’une application de diagnostic lancée par Microsoft et l’assureur United Health Group. Ou encore de startups de l’intelligence artificielle, comme Kogniz et Jvion. Face à l’explosion d’un nouveau marché, l’innovation trouve toujours des réponses.

D’autres solutions s’imaginent encore, explique un autre article du New York Times, comme les robots de désinfection ou des objets connectés pour s’assurer du respect de la distanciation physique ou bien sûr les caméras et capteurs de température (des solutions qui n’ont jamais été conçues pour des usages médicaux et dont la précision et la fiabilité semblent très loin d’être acquise, rapporte le Washington Post).

En fait, depuis la pandémie, la surveillance des employés s’est intensifiée (suivi de santé, certificats d’immunité, suivi des déplacements ou de la proximité physique comme l’envisage Amazon dans ses entrepôts, déploiement de systèmes biométriques ou de contrôle de température…), sans grands soucis d’exactitude, de respect de la vie privée ou de possibilité pour s’opposer à ces nouvelles formes de surveillance, rappelle le New York Times. Pire, pointe Protocol, alors qu’en janvier, l’État de Californie (qui accueille nombre d’entreprises technologiques) travaillait à adopter une législation plus protectrice de la vie privée des salariés, la crise du Covid-19 a renvoyé aux oubliettes ces travaux législatifs… et a laissé libre cours à des systèmes encore plus invasifs !

Quant à la faillite des États que déplorent Rotman et Packer, peut-être faut-il également mieux la contextualiser, comme le soulignent les spécialistes de l’innovation Mariana Mazzucato et Giulio Quaggiotto (@gquaggiotto), dans une tribune pour Project Syndicate, qui distinguent dans l’échec ou le succès des réponses des gouvernements à la pandémie, 2 formes de réponses. Les gouvernements guidés par la collaboration et la mobilisation ont mieux géré la crise que ceux qui ont cédé au culte de l’efficacité et à la délégation. Pour les deux économistes, les pays qui ont le mieux géré la crise sont ceux qui ont le moins externalisé les capacités essentielles de l’État au secteur privé. Les États-Unis par exemple ont incité le secteur privé à développer des respirateurs à bas prix, mais cette externalisation n’a pas permis de garantir l’accès d’urgence aux équipements médicaux nécessaires. À l’inverse, les États qui ont le mieux répondu à la crise sont ceux qui savaient mobiliser chercheurs, secteur privé et société civile parce qu’ils avaient une habitude de stimuler l’innovation partenariale. Au Pakistan par exemple, le numérique a été mobilisé très vite pour faciliter le transfert de fonds aux ménages les plus démunis, alors qu’en Italie, le numérique a surtout été utilisé pour imprimer des attestations de déplacements. Pour les deux économistes, l’enjeu pour les autorités reste d’investir dans leurs facultés critiques : à savoir capacité de production des États, capacités de passation des marchés publics et collaborations avec les forces vives de la société… bref, à une forme d’intelligence distribuée plutôt qu’à un pilotage vertical.

MAJ : Sur son blog (également sur celui qu’il tient sur le Financial Times), le spécialiste de l’innovation Tim Harford (@timharford) inverse un peu la problématique : en quoi la pandémie peut-elle nous aider à réparer notre problème avec la technologie ? Lui aussi part du constat que l’innovation n’est plus au rendez-vous et que la croissance de la productivité n’a jamais été aussi faible. La pandémie a été un formidable révélateur du problème. Pour Harford, nous avons besoin de renouer avec de bonnes mesures d’incitation à l’innovation, et pour lui les prix d’innovation sont de bonnes carotes, notamment pour accélérer l’innovation qui n’est pas nécessairement rentable, mais qui peut avoir une valeur sociale importante, comme un vaccin, à l’image de ce que propose le prix « Accélérer les technologies de santé ». Mais également améliorer les essais et la production, par exemple en finançant du préachat permettant de fournir une forme de garantie de marché.

Tim Harford rappelle également l’importance de la simplicité, comme l’ont été les masques, les tests ou le gel ou leur logistique. L’innovation n’est pas toujours époustouflante. Les technologies les plus simples peuvent faire beaucoup. Enfin, lui aussi souligne que l’innovation ne suffit pas : la fabrication et les capacités de production sont essentielles. Enfin, les crises sont souvent des accélérateurs, souligne-t-il. Jusqu’à présent, le télétravail ou l’éducation en ligne ne nous semblaient pas des priorités. Les crises apportent également leur lot de réponses créatives. 2020 pourrait-être l’année ou le ralentissement de l’innovation a pris fin !

MAJ : Pour la Technology Review toujours, la journaliste Elizabeth MacBride revient sur les limites du modèle de financement de la Silicon Valley, le capital-risque, moteur de l’innovation américaine. Un modèle fatigué souligne-t-elle, qui trouve de moins en moins d’idées dans lesquelles investir, non pas qu’il n’y ait pas d’entreprises dans lesquelles investir, mais il y a pas tant de projets qui promettent des retour sur investissements élevés. Peu à peu, les financements sont allés aux transgresseurs de règles et aux entreprises de logiciels qui savent générer des rendements importants plus qu’aux projets de R&D prometteurs. Les investisseurs cherchent des entreprises capables d’atteindre une introduction en bourse, donc capables d’atteindre un vaste marché, ce qui produit des exigences très spécifiques. Sans compter l’endogamie tant du milieu de l’investissement que du côté des porteurs de projets soutenus. Certes, le milieu a vu naître ces dernières années les investisseurs d’impacts dans le milieu social, mais cela reste marginal. 75 % du capital-risque va au logiciel, 5 à 10 % aux biotechnologies… et le reste va à tout le reste : santé, transport, etc. Le secteur du financement privé se concentre sur les profits rapides, ce qui laisse beaucoup d’innovation de côté. Et la journaliste de comparer le succès d’une startup de santé à lever des financements pour lutter contre l’addiction aux opioïdes et une jeune femme des Appalaches qui propose la même chose pour sa communauté… et qui ne peut compter, elle, que sur quelques dons de sa communauté.

MAJ : Sur Marker, une intéressante interview explique pourquoi les entreprises américaines ont laissé tomber la R&D. Hormis certains domaines (IA, biopharma…) Le mouvement de retrait s’est accéléré dans les années 80 au détriment notamment des nouveaux matériaux ou de la chimie. La raison, avancent les spécialistes : la régulation et la réglementation et la chute de la diversité au profit de la spécialisation. « Les entreprises sont créées principalement pour produire et fournir des biens et services sur un marché et non pour mener des activités sans résultats définis. « Les marchés à eux seuls ne suffisent généralement pas à inciter à résoudre des problèmes très incertains ».

MAJ : Pour The Atlantic, la journaliste économique Annie Lowrey rappelle que le problème de la crise liée à la pandémie que traverse les Etats-Unis se renforce parce que les Américains continuent de penser que l’initiative personnelle et privée peut largement remplacer une initiative publique ou gouvernementale. Aucune initiative associative ni financement philanthropique ne peut ou ne pourra jamais faire ce qu’un gouvernement peut faire, rappelle la journaliste, qui constate qu’alors que les demandes de financement personnels ou collectifs pour faire face à la crise sanitaire et économique se multiplient, bien peu parviennent à collecter les fonds demandés. Lorsque l’économie s’effondre, la générosité s’effondre aussi.

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