Allons-nous vers la fin de l’indépendance du cyberespace ?

La lecture de la semaine provient du magazine américain Foreign Policy (@foreignpolicy), on la doit à Katherine Maher (@krmaher), directrice de la stratégie d’Access (@accessnow), une organisation de défense de droits numériques des citoyens, et elle s’intitule : « Le Web néo-westphalien ».

« Il y a près de 365 ans, commence l’article, une centaine de diplomates et de princes se rendirent dans les villes de Munster et Osnabrück, aujourd’hui situées dans le nord-ouest de l’Allemagne. Ils y signèrent un ensemble de traités qui devinrent la base de notre monde moderne : les traités de Westphalie. Grâce à ces dignitaires, notre souveraineté est territoriale : des États-nations délimités par des frontières. Pendant les siècles qui ont suivi, la souveraineté westphalienne a été le principe ordonnateur de nos sociétés. Des empires sont nés et morts, des pays ont apparu et disparu. Les états les plus heureux ont établi des monopoles intérieurs sur l’information et les ressources, et exercent un pouvoir discrétionnaire sur les marchandises, les idées, l’argent et les gens qui traversent leurs frontières.

Mais il y a 30 ans, l’humanité a donné naissance à l’une des forces les plus disruptives de notre époque. Le 1er janvier 1983, l’implémentation de TCP/IP – un protocole standard permettant aux ordinateurs d’échanger des données sur un réseau – a transformé de discrets cercles de chercheurs en un phénomène global. »

A ses débuts, « l’internet était sauvage et confus, inconnu et non régulé. Clairement, il s’agissait d’un lieu, mais un lieu sans indicateurs culturels familiers, un espace au-delà des frontières de la géographie ou de l’identité. Il méritait qu’on lui donne un nom : le cyberespace. »

Comme cela se passe toujours, explique Maher, les premiers habitants du cyberespace se sont déclarés indépendant – cf. la très célèbre « Déclaration d’Indépendance du Cyberpesace » de John Perry Barlow datant de 1996 où est affirmé un au-delà des frontières et des états existants, un au-delà rejetant les règles de l’univers physique. « Vous n’avez aucune souveraineté sur nous… le Cyberespace déborde de vos frontières. » Voilà comment TCP/IP a défait le travail de 100 princes et diplomates du 17e siècle.

« Barlow avait en partie raison, poursuit Katherine Maher. L’indépendance était structurelle au cyberespace, et la liberté d’expression et de communication étaient entretenues dans le réseau. Les standards et les protocoles qui sont à la base de l’internet sont agnostiques : ils s’en fichent que vous soyez à Bangkok, à Buenos Aires ou ailleurs. S’ils font face à une tentative de blocage du trafic, ils le redirigent le long d’un réseau apparemment infini de nœuds décentralisés, ce qui a inspiré à John Gilmore la maxime suivante : « Le Net interprète la censure comme un dommage et la contourne ». A la différence que presque toute autre ressource globale apparut dans l’Histoire, l’internet a d’abord largement échappé à la régulation étatique. Depuis le début, il était dirigé non pas par les gouvernements, mais par une coalition ad hoc de bénévoles et de groupes provenant de la société civile, composés d’ingénieurs, de chercheurs, et de geeks passionnés. Les législateurs et les politiciens avaient beau jeu de fustiger l’anarchie du cyberespace, de déplorer la décadence morale issue du porno et du téléchargement ; en fait, ils désespéraient de leur incapacité à légiférer dans un lieu sans géographie. »

« C’est précisément cette indépendance structurelle qui a transformé l’internet de simple outil de communication en un forum ouvert où le monde entier partage des informations. » Ce qu’il est devenu en quelques années, et ce dont les Etats se sont évidemment aperçus.

Stop Acta par Roberto Pasini
Image : Stop Acta par Roberto Pasini.

« En réponse, les gouvernements du monde entier ont commencé à affirmer leur volonté de contrôle, en cherchant à dépecer l’internet mondial, à le gérer à l’échelle nationale et à imposer une souveraineté westphalienne au Web indomptable. Ce n’est pas une tendance entièrement neuve. La Grande Muraille numérique de Chine est presque aussi vieille que l’Internet. Mais cette tendance se répand et prend de nouvelles formes. »

Et Katherine d’observer deux manières de faire. Soit en contrôlant directement l’accès de l’usager à l’information, comme c’est le cas par exemple en Iran, en Russie ou au Pakistan. Soit en passant par des réglementations concernant le commerce ou la propriété intellectuelle, comme ça se fait dans les pays démocratiques. Bref, « Notre internet mondial n’est plus tellement mondial. »

« Mais, reprend l’auteure, aussi inquiétantes ces menaces soient-elles, au moins elles proviennent des civils, et pas des militaires. Ca ne sera pas le cas très longtemps : les états du monde entier ont recours aujourd’hui la menace incarnée par la cyberguerre […] » et la cohorte de menaces qu’elle fait peser.

En réponse, ces Etats consacrent des moyens conséquents au développement de modèles pour la cybersécurité. « Le Cyberpesace n’est plus l’espace indépendant des cyber-libertariens ; il est aujourd’hui un domaine militaire. Et quand un lieu comme l’internet se militarise, la culture de la vie privée, de l’anonymat et de la liberté d’expression entre inévitablement en conflit avec les priorités militaires de la sécurité et du protocole. » Bien sûr, il y a des débats sur la forme que devrait prendre la cyber-sécurité pour être efficace, et notamment pour savoir s’il est légitime qu’elle porte atteinte aux libertés individuelles. Mais les signes qu’on observe, aux Etats-Unis, ne sont pas rassurants. Ainsi l’auteure de conclure : « Il y a près de 365 ans, une centaine de princes et de diplomates mirent ensemble fin à la guerre et, dans ce processus, créèrent les frontières. L’internet a fait tomber ces frontières en avançant la cause des droits fondamentaux, de la liberté d’expression, de l’humanité dans toute sa splendeur désordonnée. Aujourd’hui, pour étouffer la dissidence politique et au nom de la défense de la sécurité nationale, les états reconstruisent ces frontières – et en faisant cela, ils ramènent internet vers l’Histoire ancienne. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 9 mars 2013 était consacrée à quand la propriété intellectuelle devient folle, c’est-à-dire la propension de la propriété intellectuelle à s’étendre à des objets qui lui échappaient jusque-là, à prendre de nouvelles formes, qui touchent parfois aux limites de la légalité… Une émission réalisée en compagnie de Lionel Maurel (@calimaq), conservateur à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, blogueur sur l’excellent S.I.Lex, et initiateur de SavoirsCom1, une association qui vise à défendre les biens communs de la connaissance.

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