Body Hacking : « Je me modifie, donc je suis »

Body Hacking par Cyril FiévetCyril Fiévet (@cfievet) ne nous est pas inconnu. Ancien journaliste pour InternetActu de 2003 à 2006, il fut l’un des blogueurs français les plus prolixes du début des années 2000 avec son blog, Pointblog, son livre BlogStory et son magazine, Netizen, qui avaient tout trois l’ambition de montrer au grand public ce qu’était ce phénomène alors naissant.

Cyril Fiévet s’intéresse depuis des années aux technologies. Editeur et traducteur pour Fyp éditions, il vient de signer Body Hacking, un livre très documenté sur la démarche volontaire de modifier son propre corps, « notamment en lui adjoignant des composants artificiels, dans le but de transformer son comportement naturel ». En nous amenant à la rencontre de ces premiers pirates d’eux-mêmes, Fiévet ouvre une boîte de pandore, esquissée philosophiquement par les transhumanistes, qui nous fait passer concrètement de la science-fiction à la plus concrète réalité. Qu’est-ce qui change quand les gens se mettent à s’opérer dans leur cuisine ?

Rencontre.

InternetActu.net : Qu’est-ce que tu appelles le body hacking (le piratage du corps) ? Est-ce une nouvelle étape de la modification esthétique ou une nouvelle étape de la modification fonctionnelle ? Si la fusion homme-machine n’est pas nouvelle (des lunettes aux implants mammaires en passant par les pacemakers ou les implants cochléaires… « nous sommes déjà des cyborgs« ), qu’est-ce qui change dans ce « mouvement » de body hacking par rapport à la médecine améliorative ou réparatrice telle qu’on l’a connait ?

Cyril Fiévet : : Pour bien comprendre ce qu’est le body hacking, il faut avoir une vision claire de la signification de hacking. Qu’est-ce qu’un hacker, au sens informatique du terme ? C’est une personne qui cherche à avoir une maîtrise totale des outils qu’il utilise – ordinateur, logiciel, téléphone ou autres – , pour en comprendre le fonctionnement profond et en n’hésitant pas à les modifier pour les adapter à ses besoins. Le body hacking est la transposition de cet état d’esprit (certains diront « philosophie ») au corps humain. Ce dernier n’est plus vu comme une « machine » aboutie dont on doit subir les contraintes ou les limites, mais comme quelque chose sur lequel on peut agir, qu’on peut transformer, améliorer, notamment en lui ajoutant des composants externes.

C’est bien une démarche nouvelle, en particulier par rapport à la chirurgie esthétique ou aux tatouages, car il ne s’agit plus d’intervenir sur l’esthétique, mais sur le fonctionnel, en développant de nouveaux sens ou en incorporant aux corps des procédés qui élargissent le champ des possibles.

Comme je le rappelle dans le livre, la fusion homme/machine n’est pas nouvelle (et j’argue même qu’il existe de longue date des centaines de milliers de gens que l’on peut qualifier de cyborgs), mais on perçoit, me semble-t-il, un mouvement relativement nouveau, plus large et plus radical vers cette fusion.

InternetActu.net : En 2004, dans « Tous taggés » tu prophétisais déjà : « Personne, aucun Etat ou aucune entreprise, n’imposera des technologies d’identification des personnes. Ce sont les individus, nous tous, qui les imposeront, en leur trouvant une utilité et un intérêt dans notre vie de tous les jours. » Ce moment est-il arrivé ?

Cyril Fiévet : Oui, j’en ai bien l’impression, car bien qu’on ne parle plus de Verichip et de ses puces d’identification RFID, on trouve de nombreux témoignages de gens qui se sont implanté eux-mêmes ces puces, et trouvent cela très pratique. Ils sont reconnus par leur ordinateur, leur domicile ou leur voiture, et cela simplifie leur quotidien, en réduisant l’usage de clés ou de mots de passe. C’est une forme de body hacking simple, mais efficace…

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Image : la dernière image de 3rdi, le dispositif de documentation de soi de Wafaa Bilal, qui consiste à prendre des images depuis l’arrière de sa tête via une caméra fixée par un aimant implanté sous sa peau.

InternetActu.net : Quand on évoque la modification corporelle, on en revient souvent à l’exemple de Kevin Warvick qui, le premier, dès 1998 s’implanta une puce électronique dans le bras. Dans ce livre, tu cites également nombre d’exemples provenant d’artistes tels que Wafaa Bilal et son projet de documentation de soi 3rdi, ou Tanya Marie Vlach et son projet d’oeil cyborg lancé sur Kickstarter, ou Neil Harbisson, qui a développé un système pour percevoir les couleurs ou encore d’innovateurs comme Amal Graafstra, auteur de RFID Toys qui s’est fait connaître pour les puces sous-cutanées qu’il s’est implantées dans les mains. On a l’impression que ces expérimentations sont encore réservées à un petit nombre d’expérimentateurs farfelus, chercheurs et artistes pour l’essentiel. Même VeriChip, la controversée entreprise américaine qui proposait de pucer les gens, devenue PositiveID depuis 2009, a cessé de faire parler d’elle.


Vidéo : le projet d’Oeil Cyborg de Tanya Marie Vlach.

Pourtant, à te lire, ce mouvement est en train de s’élargir, comme le montre ta lecture attentive de nombre de forums dédiés à ce sujet comme BioHack.me, le magazine Body Modification Ezine, ou Felling Waves, un espace où échangent des gens qui s’implantent des aimants sous les doigts pour ressentir les vibrations électromagnétiques de leur environnement. Alors, le body hacking, mouvement ou épiphénomène ?

Cyril Fiévet : : La thèse que je défends est que ce mouvement est une tendance forte, qui ne peut que se renforcer dans les années et les décennies à venir. Il y a au moins deux raisons à cela. La première est qu’il y a des tentatives réussies, qui ne peuvent que faire naître des velléités. L’exemple des implants magnétiques est sans doute le plus parlant : des dizaines de témoignages attestent du fait que ce procédé permet de développer un nouveau sens, complémentaire des cinq sens habituels. Avec la puissance de diffusion d’Internet, qui permet de s’informer sur le procédé, d’échanger et de réduire les craintes et incertitudes, il est très probable qu’un nombre croissant de gens vont s’intéresser à ce type de choses. La deuxième raison tient au développement des technologies elles-mêmes. Je donne beaucoup d’exemples montrant que des outils très sophistiqués, comme des casques permettant de lire les ondes cérébrales, des cartes électroniques, ou des capteurs en tous genres sont désormais très abordables. Les possibilités, pour quelqu’un ayant décidé de modifier son corps par l’usage de technologies numériques, se démultiplient en permanence. Plus on avance dans le temps, plus il sera facile de « hacker son corps », et de le faire de façon significative et réussie.

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Image : Exemple d’implants magnétiques fraîchement installés au bout des doigts sur BMEZine.

Comme toujours, il y a eu les précurseurs, souvent des artistes ou quelques scientifiques, mais on voit désormais des individus qui, chez eux, tentent de reproduire ces expériences, parfois avec succès. J’y vois les prémices d’un mouvement de fond, dont il est difficile de prédire jusqu’où il ira. C’était d’ailleurs l’une des motivations en écrivant ce livre, car je crois important d’initier un débat sur ce sujet, qui concerne chacun d’entre nous, et la société tout entière.

InternetActu.net : Contrairement au mouvement transhumaniste, dont le body hacking s’inspire, nous sommes là confrontés à des gens non pas à la recherche d’une vision d’un futur possible, d’une compréhension du monde, mais à la recherche de sensations et d’expériences nouvelles, qui testent concrètement, dans leur chair, une transformation réelle d’eux-mêmes. Le but de nombre d’expériences que tu présentes dans ton livre n’est pas tant de mieux lire le corps, de mieux le comprendre (comme se le propose le mouvement du Quantified Self par exemple) que de lui permettre d’agir, d’avoir un effet retour par l’ajout de nouvelles fonctionnalités.


Vidéo : Aimee Mullins, athlète handisport, actrice et mannequin montrant à TED ce que ses prothèses de jambes lui apportait : vitesse, beauté et quelques centimètres supplémentaires.

Si l’exemple célèbre du sportif Oscar Pistorius, qui surpasse bien des coureurs « normaux » peut générer des envies – et pas seulement part des gens qui ont perdu l’usage de leurs membres -, nous n’en sommes pas encore à des gens qui se font amputer ou extraire un sens pour le remplacer par un sens « électronique » ou physique qui lui serait supérieur, tout de même ? Au contraire, à Lift, Jonathan Kuniholm montrait bien que le remplacement, l’ajout de fonctionnalités n’était pas si simple. Beaucoup d’exemples que tu cites parlent de gens qui parfois reviennent en arrière, retirent parfois leurs puces… Sans parler de ceux qui malgré leurs efforts n’ont pas accès à ces technologies. La technologie ne semble pas toujours à la hauteur des espérances ?

Cyril Fiévet : : Oui, il y a parfois des déceptions ou des désillusions. Il faut bien comprendre qu’on est là sur un terrain totalement nouveau et que ces expériences se font souvent dans des conditions dramatiquement artisanales. L’une des body hackers que je cite avait choqué en expliquant que lors d’une séance d’implantation, elle n’avait pas d’alcool et avait dû stériliser ses plaies… à la vodka. Là encore, ce sont des épiphénomènes, car ce qui compte, à mon avis, est qu’un nombre croissant de gens ont « l’envie » de modifier leur corps, ou au moins de tester des choses nouvelles.

Pour ce qui est de modifications plus extrêmes, comme l’amputation volontaire, nous n’en sommes pas là. Mais l’on sent néanmoins déjà poindre ce débat inédit à l’horizon. Aujourd’hui, les prothèses, même les plus sophistiquées, ne constituent qu’un pis-aller pour des personnes ayant perdu l’usage d’un ou de plusieurs membres. Mais cela sera-t-il toujours le cas ?

Prenons un cas extrême, relevant aujourd’hui de la pure science-fiction : imaginons qu’il existe un oeil artificiel, permettant de filmer et de prendre des photos, permettant de voir parfaitement de jour comme de nuit, de zoomer à l’envie, et même de voir au travers des murs. Toutes ces technologies existent et on peut supposer que ce n’est qu’une question de temps avant qu’on sache les regrouper dans un appareil de la taille d’un globe oculaire. Mais la question est : si un tel appareil existait, permettant de décupler le potentiel d’un oeil humain, n’y aura-t-il pas des gens pour choisir de remplacer leurs yeux humains par ces prothèses ? Cela paraît être une évolution logique : si des gens, par centaines de milliers, ont recours à la chirurgie pour le simple « plaisir » de modifier leur silhouette, pourquoi ne seraient-ils pas tentés de le faire pour pouvoir faire des choses qu’ils ne pouvaient pas faire avant ?

Il est prévisible que deux postures tranchées apparaîtront : d’un côté les « puristes », qui refuseront toute addition technologique, et de l’autre les « transhumanistes accomplis », qui iront jusqu’au bout de la démarche de modification de leur corps, même si cela doit passer par supprimer certaines parties du corps humain jugées « obsolètes ».

InternetActu.net : On a l’impression que le body hacking consiste à reprendre le contrôle de son corps. Et pourtant, l’un des plus étranges exemples que tu évoques, « la main possédé » (vidéo), développé dans le laboratoire de Jun Rekimoto à l’université de Tokyo, consiste justement à s’en faire déposséder…

Vidéo : Démonstration de la Main possédée par le laboratoire de Jun Rekimoto : un dispositif à base d’électrodes externe qui se place sur le bras pour en prendre possession par stimulis électrique. L’exemple pris par le laboratoire consiste à « forcer » un débutant à jouer du koto, un instrument traditionnel à corde japonais : le système permet de stimuler les mouvements de doigts de l’utilisateur pour qu’il effectue les bons accords.

Le body hacking est-il une marque du retour du corps dans un internet qui instaure des relations souvent virtuelles, distantes, qui laisse le corps assez atone face aux écrans et qui a peut-être beaucoup oublié cette dimension de nos êtres ?

Cyril Fiévet : Oui, j’y vois d’ailleurs une évolution logique : nous avons modifié l’apparence physique de nos corps pendant des siècles, puis nous avons développé des outils numériques, souvent utilisés comme autant de prothèses cognitives. L’étape d’après est de modifier nos corps à l’aide de ces technologies.

InternetActu.net : Y’a-t-il des liens entre le bio-hacking, la « DIY Biology » (cette biotechnologie à faire soi-même), à l’instar de celle que pratique BioCurious, et la modification de soi ?

Cyril Fiévet :Oui, il y a de forts points de recouvrement, d’abord sur le fond, car la démarche est de chercher à comprendre, à expérimenter, qu’il s’agisse de molécules ou du corps humain. Ensuite concrètement, car le mouvement DIYBio se développe principalement via des hackerspaces, des endroits physiques propices à l’échange et à l’expérimentation, et on trouve beaucoup de hackers, au sens traditionnel du terme, tentés par expérimenter sur le vivant – ou sur eux-mêmes. Je donne l’exemple dans le livre de Ben Krasnow, un pur exemple de hacker qui, après avoir bidouillé des années durant avec de l’électronique, de l’informatique ou des machines, expérimente désormais régulièrement des choses sur lui-même. Cela paraît là encore logique, voire inéluctable.

InternetActu.net : Dans ton livre, tu évoques beaucoup les modifications corporelles, mais assez peu les modifications médicamenteuses, génétiques ou cognitives… Qui sont pourtant déjà envisageables. Pourquoi ?

Cyril Fiévet : Oui, c’est volontaire car je ne voulais pas faire un livre trop long, ni brouiller les sujets. Mais il existe d’autres formes de hacking de l’humain, notamment la génétique. On trouve déjà, dans les forums spécialisés, quelques récits de tentatives, encore très artisanales, de la part de gens qui cherchent à modifier leur formule sanguine ou la couleur de leurs yeux, via des traitements génétiques. Cela reste marginal, mais on peut penser que cela se développera. Et cela apportera aussi son lot de questions, morales et éthiques, notamment au plan sportif (le sujet du dopage génétique est traité sérieusement par l’Agence Mondiale anti-dopage depuis une dizaine d’années…).

InternetActu.net : Dans Les enfants de Darwin, Greg Bear imagine que le meilleur moyen pour affronter la complexité de notre monde consisterait à faire muter notre espèce, pour qu’elle soit plus sociale qu’elle n’est. Récemment, Matthew Liao, qui enseigne la philosophie et la bioéthique à l’université de New York, proposait de modifier biologiquement les humains. Aussi sérieux que la géoingénierie, la médecine améliorative prônée par quelques transhumanistes pourrait-elle être une solution pour résoudre le réchauffement climatique ? Selon quelques chercheurs, on pourrait ainsi créer par exemple une intolérance à la viande par traitement médicamenteux… ou réduire la taille de l’espèce humaine… voire accroitre l’altruisme ou l’empathie par les médicaments ou le traitement génétique. Est-ce là le stade suivant du body hacking ?

Cyril Fiévet : Je ne sais pas. Bien que n’appartenant à aucune organisation, transhumaniste ou non, je crois fermement en l’une des thèses clés du transhumanisme, selon laquelle l’humain sous sa forme actuelle n’est pas un aboutissement et peut évoluer. Je suis aussi un darwiniste convaincu et, sans constituer un remède magique à tous les maux de la planète, il me semble que le body hacking est une piste pour mieux nous adapter à notre monde. Après tout, il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas faire avec notre corps tel qu’il est aujourd’hui…

Mais à mon sens, dans un futur lointain, les principales modifications concerneront la force physique et la communication entre personnes. Il ne me paraît pas absurde d’imaginer que les humains des futurs communiqueront entre eux par la pensée, ou qu’ils se feront ajouter des puces dans le corps dès le plus jeune âge, un peu comme pour les vaccinations actuellement.

Propos recueillis par e-mail par Hubert Guillaud le 03/07/2012.

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  1. Semailles humaines, de James Blish, est également une vision SF extraordinaire de la manipulation biologique et génétique de l’espèce humaine. Lecture hautement recommandée.

  2. Tout ça fait fortement penser à A Deus Ex Human Revolution…

  3. Confondre hacker et pirate, pour un journal grand public, ça va encore, mais de la part d’InternetActu, c’est assez surprenant…

  4. @Roy: Deus Ex Human Revolution n’est qu’un exemple récent de media exploitant ce thème. Il y en a eu des dizaines avant ce jeu…

    Bientôt, nous vauront tous 3 milliards 😉

  5. En SF Fleuve Noir, L’Ère des Biocybs de Jimmy GUIEU des années 60 abordait aussi ce sujet