Bodyware : apparences hybrides

bodywareLe corps est un puissant vecteur identitaire. Le numérique aussi. L’hybridation à venir du corps avec le numérique s’apprête à créer de nouvelles zones de turbulence identitaires, esthétiques, sociales, culturelles et politiques dans un champ déjà très frictionnel. Telle est l’intuition de la 3e piste d’innovation que les travaux du groupe de travail Bodyware de la Fondation internet nouvelle génération nous ont amené à creuser.

Après la question du corps au travail et de l’augmentation ordinaire, intéressons-nous à comment le numérique transforme nos apparences.

Intuition : apparences hybrides, territoire de détournement

Le corps est un outil qui permet à la fois de jouer de son apparence, de son identité et de son appartenance. Il permet autant l’affirmation de soi – dire aux autres qui je suis, se projeter vers l’extérieur -, que la construction de soi : il est la charpente de son identité permettant de se projeter vers l’intérieur de soi. En cela, il est à la fois un vecteur esthétique et politique.

Dans ce domaine des apparences, qui va de la beauté à l’émotion, des normes sociales à l’individualisme, du maquillage aux textiles connectés en passant par le bodyhacking… nous sommes confrontés à des usages, des innovations, des détournements non structurés, qui sont d’abord et avant tout le fait des usagers. Ce sont eux qui réinventent avec la matière numérique leurs projections et constructions identitaires. Le numérique permet de renforcer l’affirmation ou la disparition de son identité, de son apparence, de ses appartenances et de ses engagements. Le débordement du numérique dans et sur le corps permet à la construction identitaire et normative de trouver de nouvelles ressources pour se projeter et s’affirmer. Comme le souligne le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron [1] : « la culture numérique, avec la possibilité de démultiplier les identités sur Internet, s’accompagne de la conviction qu’elle est une fiction tributaire des interactions entre les différents membres d’un groupe à un moment donné. Chacun devient multi-identitaire. Une nouvelle normalité s’impose dont la plasticité est la valeur ajoutée, tandis que l’ancienne norme du « moi fort intégré » fait courir le risque d’un défaut d’adaptabilité ».

A l’heure où les capteurs et les projecteurs de soi s’apprêtent à se démultiplier (voir Bodyware : pour une augmentation ordinaire), une partie des utilisateurs vont vouloir de plus en plus utiliser le numérique pour projeter leurs identités, affirmer ce qu’ils sont ou voudraient être ou ce qu’ils sont de l’autre côté des écrans ou le masquer par des projections obfuscatrices. La dichotomie entre ce que nous sommes d’un côté de l’écran et de l’autre est en tout cas appelée à se transformer avec l’internet des objets, les textiles intelligents, les capteurs corporels…

Problématique : je me projette donc je suis

Avec le web 2.0, les internautes ont pris le contrôle de leur identité en ligne. De Facebook à Twitter, d’Instagram à Vine, ils affirment en ligne leurs appartenances. A l’heure des capteurs connectés et de la réalité augmentée, cette réappropriation de soi rebondit dans le réel, et le corps en est l’un des terrains de jeux. Nos identités en ligne rejaillissent hors ligne à travers nos apparences, et les images que nous renvoyons. Le jeu identitaire permis par le numérique continue et se prolonge dans le “vrai” monde. Jouer de son image, incarner ses revendications permet d’incarner le langage, de l’enrichir autrement. L’enjeu n’est pas tant de contrôler ce que je ressens ou de mesurer ce que je suis, comme le propose le Quantified Self, que de contrôler ce que je montre de moi et d’en jouer, en ligne bien sûr, mais aussi dans le réel.

La biométrie ne s’intéresse qu’à la dimension identitaire du corps, le réduisant à un ensemble de signes, apparents ou internes, que l’on peut soumettre à analyse, reconnaissance et validation. Voix, pupilles, forme du visage, démarche, empreintes digitales ou autres spécificités physiques ou comportementales sont captées et décryptées par des dispositifs numériques élaborés, mais pas toujours très fiables… Elle pousse toujours plus loin notre identification, notre reconnaissance par les systèmes techniques permettant de payer avec notre visage, d’être évalués sur notre apparence… posant la question lancinante de la confidentialité biométrique.

Finalement, est-ce que la biométrie ne caricature pas, en la confinant dans une relation homme-machine asymétrique, une fonction essentielle du corps, qui est de produire continuellement du sens, aussi bien en émission qu’en réception, et d’inscrire activement le sujet dans un espace social et culturel donné ? Comme le souligne le sociologue David Le Breton, “à l’intérieur d’une même communauté sociale, toutes les manifestations corporelles d’un acteur sont virtuellement signifiantes aux yeux des autres”. Anthropologues et sociologues étudient depuis longtemps les rituels et codes qui régissent dans toute société, première ou contemporaine, les mises en scène de nos corps, l’acquisition de nos gestes, de nos étiquettes corporelles, l’expression de nos sentiments, de nos émotions, qui n’ont rien de naturel, mais sont enracinées dans des normes collectives implicites.

Plus qu’une lointaine informatique émotionnelle où les machines apprennent à lire nos émotions et s’adaptent en conséquence, le numérique est un moyen de rendre nos émotions plus expressives, de les revendiquer, de les amplifier, de les donner à voir notamment pour qu’elles produisent du jeu social. Le but n’est pas tant de capter que d’émettre. De partager, de diffuser, d’exprimer, d’amplifier pour mieux se faire comprendre ou mieux s’exprimer. Mais également de chercher à brouiller, à détourner, à subvertir cette lecture émotionnelle qui s’annonce, comme pour contourner la reconnaissance faciale, faire mentir son capteur de stress ou le détecteur cardiaque qui va permettre demain à sa voiture de démarrer… Le numérique est un moyen pour renforcer la relation entre les humains tout en brouillant sa lecture pour mieux la renouveler, mieux la détourner, la pirater ou la sublimer.

L’émotion forme une sorte de langage venu du corps, tant vers soi (en réaction à un événement par exemple) que vers les autres (une émotion se transmet, elle en provoque d’autres par contagion ou réaction) – mais c’est un langage qu’on ne comprend pas toujours très bien. Les signaux de soi que l’on a déversés sur l’internet (textes, images…) sont des marqueurs sociaux, comme l’explore le spécialiste de l’image, André Gunthert [2]. Ces projections de soi, ces reflets que l’on propose de soi, se déversent sur soi et rejaillissent en ligne ou IRL comme autant de nouveaux signaux physiologiques, émotionnels ou normatifs sur soi. Partager son statut émotionnel ou les signaux qui marquent son appartenance est un moyen de partage, social, tribal, communautaire…

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Image : le blog collaboratif, Mon corps m’appartient.

Mon corps m’appartient
L’internet est devenu un lieu de revendication et d’expression de soi, à l’image des innombrables forums qui invitent les gens à partager (anonymement ou pas) une part de leur apparence, de leur ressenti, comme Mon Corps m’appartient. Ces forums de réappropriation de soi sont autant d’espaces d’interrogations des normes sociales et de la normalité. A l’image du Large Labia Project, de Our Breasts, de Don’t Shave qui invitent les femmes – des sites et projets équivalents existent pour les hommes comme le Penis Art Gallery – à montrer leur diversité et à la revendiquer. Comme l’explique très bien le sociologue Antonio Casilli – ces formes de revendications ne sont pas nouvelles, ni radicales et demeurent très limitées dans leur impact. Reste qu’en cherchant de la visibilité sur l’internet, elles cherchent aussi à atteindre une visibilité au-delà d’internet et notamment IRL, à l’image, dans un tout autre genre, des Cosplayers, qui font du déguisement un art de vivre. Au croisement de la mode, de la pub, du DIY, l’internet démocratise ainsi les modes et les vogues, facilitant leur dissémination en ligne et hors ligne, à l’image du Nail Art, l’art de décorer ses ongles, qui devient signe d’appartenance, de reconnaissance entre celles qui le pratiquent et qui, comme le montre le travail des designers Kristina Ortega et Jenny Roednhouse, s’incarne et se renouvelle dans des formes plus technologiques, au croisement du bodyhacking et de l’économie comportementale.

Signalons que les hommes ne sont pas épargnés par ces nouveaux phénomènes de mode qui s’encouragent en ligne de tendances qui reflètent le réel : allant des concours de barbes extravagantes pour hyper hipsters à la mode des entrepreneurs de la Vallée qui, sur le modèle de Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, adoptent une garde-robe unique pour ne pas épuiser leur cerveau à faire des choix inutiles… Une manière d’affirmer que la nouvelle coolitude est dans la maîtrise de l’uniformité, plutôt que dans la différence. « A l’heure de la surveillance de masse, l’uniformité devient le camouflage ultime. La normalité est la nouvelle liberté… »

Cette nouvelle manière de se partager, de se revendiquer, est à l’intersection du brouillage de tous les champs relatifs au corps qui fondaient l’intuition originelle du groupe de travail Bodyware : beauté, identité, performance, santé, bien-être… Elle est l’expression même du brouillage des frontières entre la revendication à la différence et celle de la plus normale normalité.

BodyHacking
Le bodyhacking [2] est la transformation volontaire de son corps par les technologies pour modifier son apparence, améliorer ses caractéristiques, développer de nouveaux sens ou augmenter ses capacités. Ce courant, cette communauté de pirates d’eux-mêmes que l’on retrouve par exemple sur BioHack ou BME, vise à renouveler et développer les modifications corporelles, des plus classiques (tatouages, chirurgie esthétique, appareillage…) aux plus futuristes (implants d’aimants au bout de ses doigts pour ressentir les vibrations électromagnétiques de son environnement… et demain peut-être, amputations volontaires pour se doter de la capacité à courir d’Oscar Pistorius).

Ces technologies ne s’implantent pas que dans le corps d’ailleurs, mais également se portent à l’image des tatouages connectés, des textiles et appareils qui se portent connectés, des textiles haptiques, des lunettes et autres gadgets technologiques conçus pour nous doter de nouveaux super pouvoirs… L’enjeu est autant de se transformer que de se doter de nouveaux sens, de transformer toujours plus avant notre corps en interface

Pour le sociologue Philippe Liotard, ces bodyhackers se caractérisent par une volonté de détourner leur identité, leur apparence, leur corporalité de “son parcours biologique et social prédéfini”.

Plus qu’une augmentation des capacités physiques, sensorielles, intellectuelles des humains tels que nous le présente le mythe du transhumanisme, ces libres associations entre corps et technologie nourrissent l’expressivité du corps et stimulent, chez les artistes, chez les usagers, la conception de nouveaux objets et de nouveaux services au croisement de l’affirmation de soi, de l’affirmation communautaire et de l’esthétique. Avec le numérique, l’identité, l’appartenance, la quête des apparences s’apparentent au jeu, invitant l’usager à devenir l’avatar de lui-même à grand coup de cosplay, de transformation de soi, et à utiliser le numérique pour affirmer ses appartenances et les revendiquer dans le réel.

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Image : Dans le Cosplay ou dans l’avatar qui me représente dans un jeu, qui suis-je vraiment ?

Controverses et pistes

Ce territoire à explorer n’est pas simple, car, en jouant à la fois des représentations et des revendications, il interroge les normes sociales et est, par nature, éminemment conflictuel et politique – deux conditions qui rendent toujours l’innovation plus difficile, mais foisonnante et multiple. C’est pourquoi aujourd’hui, il est surtout exploré par des microcommunautés de militants, d’artistes, d’usagers ou parfois de scientifiques. Il n’en reste pas moins que nous avons l’intuition qu’il s’y joue quelque chose d’important et de révélateur par lequel les tensions vont continuer de s’exprimer.

Normes, identités, discriminations : un territoire de conflits

Dans un monde en crise, l’identité est une balise. Mais cette balise n’est pas la même pour tous. Pour certains elle est un rempart, pour d’autres une frontière, une limite à dépasser. Elle pose la question du rapport à la norme, au canon, à la normalité, qu’elle soit seulement esthétique, médicale ou sociale. En cela, elle implique une dimension morale. Elle est au coeur du conflit entre ceux qui exaltent la diversité et ceux qui revendiquent l’appartenance ou la ressemblance.

Sur l’internet, les corps s’exposent et se cachent à la fois. Des groupes s’agrègent pour contester les canons esthétiques imposés. A l’inverse, les canons ne se sont peut-être jamais autant répandus. On est ici dans une tension entre conservateurs et explorateurs. Une tension entre aliénation et libération autour des normes, des genres, du social. Le numérique joue un rôle complexe qui rend compte de la complexité de nos rapports à soi-même et aux autres. Il facilite et floute, il organise le social et crée du chaos.

Les pistes qu’explorent militants et artistes peuvent déranger, à l’image du bodyhacking. L’expression de la diversité est ambiguë. Elle explore ce qui se niche dans les tensions de la société, à l’image des 52 nuances de genre que propose Facebook à ses utilisateurs ou des multiples polémiques sur les censures automatisées par des algorithmes d’images de corps. La diversité de ces formes expressives hésite entre le jeu et la revendication politique, mettant sans cesse en tension normes sociales et culturelles.

Cette question des apparences ne s’arrête pas à la surface de ce que nous sommes, mais mène jusqu’aux questions sociales et politiques les plus vives : harcèlement, discrimination, communautarisme, racisme… Sur toutes ces questions, le numérique agit comme un révélateur. Il ajoute une couche de complexité en démultipliant l’expressivité et en la radicalisant. Comme le rappelait le sociologue Antonio Casilli en évoquant les trolls : “Le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur l’internet, mais comme l’une de ses facettes”. En fait, la radicalité des Trolls est une réponse aux blocages des formes d’expression publiques, qu’elles soient en ligne ou pas. On s’énerve pour affirmer son propos, pour le faire exister, pour se faire entendre des autres. “L’existence même des trolls montre que l’espace public est largement un concept fantasmatique”, insiste avec raison le sociologue. Les Trolls (réels comme virtuels) risquent surtout de se développer à mesure que le dialogue démocratique se ferme ou se recompose..  » Le numérique agit comme le révélateur des tensions que traverse notre société. Plus que réparer, pirater ou résoudre les problèmes, le solutionnisme technologique, les rend bien souvent plus vifs encore, les perpétue, plus qu’il ne les change. La question de savoir si le numérique favorise ou non la polarisation n’est pourtant pas tranchée [4]. Le risque néanmoins est de renvoyer les problèmes sociaux à des questions de comportements individuels à régler ou punir. Il est aussi d’accuser le numérique de tous les maux, quand il n’est qu’un symptôme, même s’il participe à transformer et faire évoluer ces questions. Il est enfin de renvoyer à la société des réponses simplistes ne permettant de rétablir ni l’équité, ni l’égalité.

Dans le foisonnement de réponses à ces questions de société que le numérique va être sommé d’apporter, les conflits ne vont pas cesser de s’exacerber, parce que les réponses technologiques seront à l’image de notre société : complexes et controversées. Le harcèlement, la discrimination ou le racisme ne s’arrêteront pas avec un bouton sur lequel appuyer depuis nos smartphones. Et ce type de boutons et les multiples réponses que la technologie apportera auront plutôt tendance à démultiplier et complexifier les problèmes qu’à les résoudre.

Apparences : entre injonctions et réalités

Nous sommes sur une planète obèse qui sacralise la minceur, ironise le sociologue Gilles Lipovetsky, qui pointe dans son dernier livre, De la légèreté l’essor massif et mondial de l’industrie et des pratiques du fitness. En 2008, près de 15 millions de français, un tiers de la population adulte s’adonnait chez soi ou en salle au fitness, à la musculation, à la remise en forme. Une pratique plus développée chez les femmes que chez les hommes, et même si la motivation principale reste la conservation de la bonne santé, 6 pratiquants sur 10 mettent en avant le désir de garder la ligne, de se muscler et de perdre du poids. Comme le souligne la philosophe Isabelle Quéval [5], “dans un paysage corporel où dominent des valeurs comme la minceur, la tonicité, la jeunesse des traits, la bonne santé, l’apparence n’est plus un leurre, élaboré pour masquer le vrai corps, mais le résultat d’un travail sur soi qui combine sport, diététique, médecine et technologies”.

Se soigner, bien manger et faire du sport sonnent pour un grand nombre d’individus comme un impératif catégorique, auquel ils se soumettent d’autant plus volontiers qu’ils ont le sentiment d’exercer leur liberté en s’engageant de la sorte. Le corps n’est plus vécu comme un destin, une fatalité, mais à l’opposé comme un horizon et un projet. Soigner, nourrir, entretenir et développer son corps sont autant d’objectifs à atteindre pour se sentir en forme.

Et pourtant jamais l’obésité n’a touché autant de personnes : selon l’Organisation mondiale de la santé, 1,9 milliard de personnes dans le monde – soit 1 adulte sur 3 – souffrent de surpoids, (IMC entre 25 et 30) ou d’obésité (IMC supérieur à 30). Aux Etats-Unis, où les pratiques de fitness sont massivement répandues, le nombre d’enfants américains en surpoids a doublé en 20 ans. En France, le nombre d’adultes en surpoids a triplé entre 1992 et 2009. Un paradoxe que pointe Gilles Lipovetsky en observant que “plus l’individu hypermoderne se rêve léger, plus il montre d’excès pondéral”, ce qui exprimerait un “narcissisme négatif, insatisfait, toujours en lutte contre lui-même”. L’obésité est une maladie, déclarée cause mondiale par l’OMS ; ses causes sont également socio-économiques, puisque (dans les pays développés) les pauvres sont plus souvent obèses que les riches ; et son caractère pathologique disqualifie esthétiquement l’apparence des personnes qui en souffrent aux yeux du plus grand nombre, même si, bien sûr, la contestation du statut canonique de la minceur ne cesse de prendre de l’ampleur.

Le numérique est omniprésent dans cette fabrique de l’apparence, autant pour accompagner le mince dans l’entretien de son corps, que l’obèse dans la perte de son poids, ou le contestataire dans sa rébellion. La sculpture permanente de soi qu’exige le culte de la minceur, et la culpabilisation du surpoids, constituent pour les acteurs du numérique deux vecteurs dynamiques de diffusion de leur offre dans l’univers du fitness : du coaching sportif, alimentaire, psychologique, des accessoires connectés pour toutes les pratiques, des plateformes de partage de données, de mesures, de vidéos, des réseaux sociaux pour partager ses joies et ses peines, ses défaites et ses victoires. Tout ce qui est nécessaire pour perdre du poids ou ne pas en gagner. De son côté, la contestation du pesant canon esthétique de la minceur a su trouver dans l’internet les outils, les relais et les communautés pour faire avancer ses thèses, et ouvrir d’autres perspectives.

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Image : le #curvy sur Instagram.

Cette question est bien sûr un terrain particulièrement fécond de l’affrontement entre injonctions et réalités normatives et identitaires. Qu’est-ce qu’être gros ? Qu’est-ce qu’être maigre ? Comment la démultiplication des conversations démultiplie la trame de ces questions, les renouvelle ou les fait disparaître ? Si le corps incarnait autrefois le destin de la personne, il est devenu aujourd’hui “une proposition toujours à affiner et à reprendre”, explique le sociologue David Le Breton [6]. Des millions d’individus se font chaque jour les bricoleurs inventifs de leurs apparences, tandis que le marketing distille savamment une honte diffuse d’être soi à laquelle répond une industrie du façonnement et de l’embellissement de soi, qui a connu en quelques années un essor considérable. Si les femmes constituent la première cible de cette industrie, qui les soumet à “un impératif de séduction qui pose leur valeur sociale sur le registre de l’apparence et d’un modèle restrictif de la séduction”, elles sont aussi les plus nombreuses à se rebeller. Il suffit de jeter un oeil aux 2 millions de photos du #curvy sur Instagram pour apprécier les capacités nouvelles de riposte dont disposent les internautes pour remettre la minceur à sa place.

Le grand clash de la question du genre

La question du genre a irrigué cette expédition, notamment par les polémiques et les critiques nourries et documentées sur le sexisme du monde de l’informatique [7]. Elle a généré nombre d’interrogations et de critiques, notamment sur la manière même dont sont conçues et appliquées au corps les technologies numériques, de l’Apple Health, au casque de réalité augmenté Oculus Rift, en passant par les accusations de masculinisme des montres connectées.

Les polémiques autour du genre nourrissent la conversation sociale, réinterrogeant notre manière de faire société : la conception de nos espaces publics réels, comme virtuels, l’enseignement, la place des femmes en entreprise et même la manière dont nos représentations genrées impactent nos biais cognitifs

Loin de proposer de résoudre cette épineuse question, l’intuition nous suggère qu’il serait important de s’intéresser aux déterminants sociaux de la mesure de soi et des technologies. Les nouvelles conquêtes sociales passent toujours par des phases de contestation, d’opposition et de tensions. L’appropriation du numérique par le corps a des conséquences sociales et politiques directes, auxquelles le numérique doit s’intéresser. Le caractère très conflictuel et émotionnel de ces questions ne peut être laissé de côté sous prétexte de son caractère explosif. Au contraire. Il nous montre que, parce que cette question est sensible, parce qu’elle nous touche tous, parce qu’elle questionne notre manière de faire société, elle est un terrain de travail extrêmement crucial sur lequel nous devons apporter de nouvelles réponses. En tout cas, soyons sûrs que l’appropriation de ces questions sous des formes numériques va apporter de nouvelles questions, de nouveaux débats et de nouvelles controverses.

Elles n’auront peut-être pas le caractère de solutionnisme facile qu’on pourrait en attendre. Dans l’exercice de design-fiction réalisé fin 2013 avec les élèves et enseignants du département Design de l’ENS Cachan [8], la question du genre s’est ainsi invitée de manière troublante et inattendue. Le projet “Rétrospective XY” qui mettait en scène les évolutions de la question du genre entre 2013 et 2113, transgressait joyeusement les limites, frontières et tabous du sujet, pour imaginer des usages disruptifs des technologies numériques et biologiques, comme un patch cognitif d’exploration de son identité sexuelle ou une expérience immersive dans un autre genre, qui ouvraient des perspectives aussi stimulantes qu’inquiétantes. A croire que les digital natives ne semblent pas aussi effrayés que leurs aînés de ces innovations à venir.

Scénarios et démonstrateurs

Nous en sommes à un stade où le recueil d’exemples, de controverses nous incite à garder un oeil très affûtés sur ces sujets. La question des apparences paraît encore très exploratoire d’autant plus que les questions qu’elle recouvre sont très actuelles et conflictuelles. Les outils numériques vont-ils augmenter l’intensité des tensions ou peuvent-ils les apaiser ?

100 projecteurs de soi

100 projets pour augmenter les apparences et aider à projeter nos identités sur le monde.

Les « wearables », ces objets connectés que l’on porte sur soi, à l’image des fameuses Google Glass sont presque exclusivement des enregistreurs de soi ou du monde. Or, la plupart de ces capteurs portent en eux-mêmes un malaise conceptuel diffus. L’angoisse que nous ressentons quand nous croisons quelqu’un avec des Google Glass ou une personne qui parle à son oreillette… est dû au fait que “ces objets proposent de mauvaises expériences qui se produisent lorsque la technologie permet à quelqu’un de superposer son monde sur le monde que nous avons à partager avec lui, mais sans nous laisser y participer”. Les objets connectés que l’on porte sont lus par les autres de la même manière que les autres objets que nous portons : parfum, vêtements, etc. Et la raison pour laquelle nous les portons est d’abord de rendre visible, lisible, ce que le fait de les porter exprime.

Pour le designer Noah Feehan du New York Times, les objets que l’on porte devraient être avant tout des objets qui suggèrent leur propre utilisation sociale. Ils devraient nous permettre d’ajouter des modes d’interaction plutôt que de seulement enregistrer le monde. Les objets vestimentaires sociaux sont encore rares, mais ils vont nous permettre d’améliorer nos capacités d’écoute et d’interaction. Pour Feehan, ils permettront à l’avenir de nous doter de 3 principaux nouveaux sens : ceux qui relèvent de la prothèse, c’est-à-dire de l’augmentation de nos sens (un appareil qui vibre si on parle trop fort) ; ceux qui relèvent de connexions profondes (un appareil qui nous rappelle à nous-mêmes… c’est-à-dire qui nous confronterait par exemple à ce que nous pensions la semaine dernière) ; et ceux qui relèvent de la radiesthésie ou de la divination (qui permettent de trouver des affinités entre soi et les autres ou entre soi et les lieux où l’on se trouve). Plutôt que des capteurs de soi, il est tant d’imaginer des « projecteurs de soi », à l’image du prototype Blush, développé par le designer. Un petit badge qui écoute les conversations autour de lui et s’allume lorsque la conversation touche des sujets qui matchent avec votre profil de recherche en ligne récent. Son but est d’inclure de manière subtile votre vie en ligne dans vos interactions réelles.

Sur ce modèle, peut-on imaginer des technologies qui se portent qui ne soient pas seulement des enregistreurs, des capteurs, mais aussi des projecteurs ? Qu’ils ne soient pas des dispositifs invisibles, égocentriques, mais visibles, proéminent et plus sociaux, comme le proposait David Banks

Quels types de projecteurs personnels ou sociaux imaginer ? Que souhaite-t-on afficher de soi ? Comment ? A l’image du fameux casque EEG en forme d’oreilles de chats imaginés par NeuroSky, l’avenir est-il aux projecteurs de soi ?

Pour avancer ce sujet, nous avons besoin d’idéation, c’est-à-dire d’un cycle d’ateliers créatifs. Il faudrait travailler avec certaines communautés, tribus, minorités, marginaux… [9] très affirmées pour comprendre comment elles se projettent et comment le numérique les aide ou pourrait les aider à se projeter plus avant, à porter autrement leurs revendications. Animer des ateliers d’idéation avec des communautés très marquées pour comprendre leurs codes, la manière dont elles se projettent dans la réalité et en ligne et comment elles peuvent être amené à ce projeter demain via des objets connectés.

Nous ne disons pas que la projection de soi va tout résoudre, au contraire, elle va poser de nouveaux défis sociaux. Mais il semble néanmoins intéressant d’imaginer ce que pourraient être 100 prototypes de projecteurs de soi…

Wearable Social Lab

Dépasser l’impasse servicielle du wearable

Le constat de départ, c’est le stade encore très expérimental, aussi bien dans les entreprises que du côté des artistes et designers, des innovations dans le domaine des tissus connectés. Ce sont aujourd’hui des marchés spécifiques, dans le médical, dans le sport, dans la défense et la sécurité, dans le sexe, dans l’art. Hormis les perspectives esquissées par le projet Jacquard de Google, les tissus numériques ne semblent concerner que les corps malades ou les corps en très bonne santé, oubliant tous les autres. Elargir le spectre des usages des tissus numériques serait la première mission du Wearable Social Lab.

Par ailleurs, le corps, le vêtement, et le numérique sont également des langages, dont les combinaisons qu’autorise le tissu connecté n’ont jusqu’à présent qu’émergé avec peine. Avec le mixage du corps, du tissu et du numérique se produit une « créolisation » [10] » de la construction et de l’expression de soi, autant identitaire qu’esthétique, qui doivent être explorée par le Wearable Social Lab, à l’image des textiles sociaux qu’invente le MIT ou de l’impression 3D textile du projet Electroloom.

Comme le corps, le vêtement est pris dans un système de significations, sociales, culturelles, politiques, dont il est le signifiant. Quelles nouvelles formes d’expression de soi sont concevables dès lors qu’on combine ces langages et qu’on les noue sur un tissu numérique posé sur un corps – ou l’emballant ? Quelles interactions nouvelles crée-t-on en concevant des vêtements, des accessoires comme des projecteurs de soi ? De quelles marges de manoeuvre supplémentaires je dispose pour modifier mon apparence, m’embellir ou m’enlaidir ? Quels sont les usages ordinaires, en dehors du sport, de la maladie, du danger, des tissus numériques ?…

Ce sont toutes ces pistes que devrait explorer un Social Wearable Lab. En pratiquant l’innovation ouverte, et en associant petits et gros acteurs, publics et privés, pour une exploration commune des usages et applications des tissus numériques, dont les enjeux dépassent le seul secteur de la mode. L’enjeu est d’extraire le secteur du wearable de l’impasse servicielle dans laquelle il s’est enfermé. Il faut réinventer les objets connectés à nos corps, corriger les défauts de leurs capteurs, leur asymétrie, leur égocentrisme, ou leurs imprécisions, explorer, comprendre, hacker les calculs des algorithmes qu’ils embarquent, élargir le champ de leurs usages, au-delà de la santé, du sport, du sexe ou de la sécurité, sortir des logiques de monitoring et de performance, pour en inventer d’autres, esthétiques, émotionnelles, relationnelles.

Les capteurs sont immatures, faisons les grandir !

Hacking social : Zones zéro relou

Adresser les tensions d’aujourd’hui.

Comme on l’a dit, la question du genre, comme bien des questions identitaires, cristallise conflits et crispations. C’est donc une bonne raison pour proposer de s’y intéresser, sans naïveté. L’enjeu n’est pas tant de trouver des solutions technologiques, que de réinterroger par les technologies nos pratiques sociales, en étant convaincu par avance que les technologies ne vont pas apporter des solutions, mais vont nous permettre de mieux pointer la complexité de ces questions. En quoi la technologie pourrait-elle enfin participer à réduire le plafond de verre auquel se confrontent les femmes plutôt que de participer à l’augmenter ?

On voit bien que sur ces questions de genre, le réseau n’a cessé de se faire l’écho des polémiques et des conflits. De l’écho du documentaire de Sofie Peeters sur le harcèlement de rue, aux recueils de témoignages via des cartographies, des sites dédiés, applications, ou l’excellent Projet Crocodiles – sans compter les innombrables témoignages en ligne sur les blogs ou twitter qui s’agrègent en hastags dédiés comme #harcellementderue ou #payetonuterus et bien sûr aux nouvelles formes de collectifs et de campagne… la fabrique du genre devient un problème urbain qui interroge sa fabrique, la manière dont les autres se projettent, et comment les autres perçoivent ces projections. Notre quotidien étant devenu numérique, c’est assez naturellement que celui-ci est devenu un réceptacle de ces questions, cherchant à la fois, souvent maladroitement, à les résoudre ou à leur donner de la visibilité. Le numérique est devenu parmi d’autres pour faire surgir ces questions, leur donner de l’ampleur ou tenter de les réduire. Et les perspectives de projection de soi que nous esquissons peuvent ici trouver bien de leurs limites…

Le numérique peut-il être une réponse ? A quoi ? Comment ? Peut-il participer à la prise de conscience ? Peut-il aider au développement de « zones zéro relou » ou à créer leur pendant numérique ? Pourrait-on exclure les téléphones masculins d’une zone comme les systèmes de péages urbains excluent certains types de véhicules ? Les capteurs de nos téléphones nous demanderont-ils de moins parler que les femmes dans ce type de zones ? Devrons-nous désactiver nos signes d’appartenance numérique dans ces zones ? Nos statuts Tinder ou nos statuts relationnels sur Facebook changeront-ils quand nous passerons dans certains quartiers ? …

A nouveau, questionner des problèmes difficiles développe plus d’ambiguïtés que des solutions. Le numérique, peut-il aider à rappeler les normes sociales en vigueur plutôt que favoriser l’escalade entre les genres ? Comment peut-il aider à favoriser des réactions adaptées des gens témoins de scènes de harcèlements de rues ? Comment peut-il encourager les gens à s’y opposer ? Peut-il aider les femmes à savoir mieux répondre aux incivilités qu’elles subissent et les hommes à mieux se comporter ?… La réponse n’est certes pas simple, mais le sujet est suffisamment passionnel pour donner naissance à des ateliers de créativité nourris et riches !

Prendre un sujet difficile, forcément conflictuel, permet d’adresser l’un des enjeux qui fonde ce territoire : Dans un monde où le corps outillé va devenir le véhicule d’une expressivité toujours plus diverse et parfois provocatrice – y compris en jouant sur le genre à des niveaux encore inconnus – comment le numérique pourrait-il contribuer à une meilleure acceptation et coexistence des différences, ainsi qu’à une protection de ceux qui se montrent « différents » vis-à-vis de ceux chez qui ces différences provoqueront des réactions violentes ?

Hubert Guillaud et Thierry Marcou

Hubert Guillaud est journaliste, rédacteur en chef d’InternetActu.net et de AlireAilleurs, médias de la Fing. Thierry Marcou est responsable du programme Bodyware de la Fing.

Retrouvez toutes les conclusions du groupe de travail Bodyware de la Fing :

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Notes
1. Tisseron (Serge) Le jour où mon robot m’aimera : vers l’empathie artificielle, Albin Michel, 2015 et L’intimité surexposée, Ramsay, 2001.
2.Gunthert (André), L’image partagée, la photographie numérique, Textuel, 2015. Voir également son excellent carnet de recherche http://imagesociale.fr.
3.Fiévet (Cyril), Bodyhacking, FYP éditions, 2012 et Guillaud (Hubert), , InternetActu.net, 13/07/2012.
4.La question de la polarisation n’est pas tranchée et les études pour l’instant sont encore assez contradictoires : https://www.internetactu.net/2014/09/10/les-reseaux-sociaux-polarisent-ils-ou-elargissent-ils-le-debat-public/ et http://alireailleurs.tumblr.com/post/118678285923/qui-de-moi-ou-de-lalgorithme-filtre-les-posts-de. http://alireailleurs.tumblr.com/post/83074879860/les-big-data-sont-elles-racistes-the-bold : “Quand nous traduisons nos clichés culturels et nos stéréotypes dans des bases de données nous introduisons de la subjectivité dans une discipline qui s’efforce d’être objective. Lorsque nous imprégnons nos données avec des préjugés, nous les projetons dans nos observations ultérieures”. Nos modèles prédictifs risquent surtout de renforcer la polarisation de notre société. Et Cecilia Esther Rabess de souligner que le profilage racial n’est pas le seul problème. Que dire des gens que les Big Data n’arrivent pas à classer ? Ceux pour qui l’empreinte des données est trop petite ou inexistante, ceux qui n’ont ni smartphone, ni internet, ni Facebook. “Les personnes déjà marginalisées par la société continueront d’être marginalisées par les modèles qui les ignorent. Pendant l’ouragan Sandy, les secours ont pu tirer parti de tweets en temps réel pour venir en aide et déployer des ressources là où les gens les appelaient… Mais les plus touchés étaient ceux qui ne pouvaient twitter… Les données ne doivent pas nous donner une excuse pour renforcer nos stéréotypes, mais devraient plutôt nous offrir les moyens de les dépasser… »
5.Quéval (Isabelle), Le corps aujourd’hui, Folio, 2008.
6.Le Breton (David), La sociologie du corps, PUF, 2012.
7.Voir notamment : https://www.internetactu.net/2014/03/18/ce-que-linternet-na-pas-reussi-34-distribuer-lautorite,
https://www.internetactu.net/2014/11/25/la-culture-geek-doit-elle-mourir/
, https://www.internetactu.net/2014/11/19/comment-les-medias-sociaux-se-sont-retournes-contre-les-femmes/, http://alireailleurs.tumblr.com/post/85799102707/internet-est-il-intrinsequement-sexiste-the ou http://alireailleurs.tumblr.com/post/105590715866/quand-les-biais-se-retournent-contre-nous-new
8.Voir le document de restitution de cet atelier : http://fing.org/IMG/pdf/restitutionWSVFinal1.pdf ainsi que son compte-rendu et les projets des élèves présentés par Strabic.fr.
9.La difficulté à caractériser ce qui fait groupe, les appartenances multiples desquelles l’on se revendique ou dans lesquelles on est caractérisé par d’autres est d’ailleurs, en soi, une difficulté dans notre sujet. Groupes, communautés, modes, minorités, styles de vie, tribus… Ce qui distingue les hipsters des amateurs de Metal, les fans de techno des Cosplayer, les geeks des femens ou des multiples communautés LGBT… forment autant de frontières floues qui regardent parfois plus du côté du marketing, de la tendançologie que de la sociologie.
10.Pour faire référence au concept d’Edouard Glissant : http://www.edouardglissant.fr/creolisation.html.

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