Bodyware : santé disruptive

bodywareDurant toute la durée du groupe de travail Bodyware de la Fondation internet nouvelle génération, nous avons été confrontés à des questions sur l’innovation dans le système de santé (alors que notre enjeu était plus de s’intéresser au corps qu’à la santé), notamment parce que la médecine est certainement l’un des plus riches territoires d’innovation qui soit. Nous avons donc voulu esquisser une réponse un peu frontale sur la « disruption » dans le système de santé, en montrant qu’elle ne devrait peut-être pas se situer là où tout le monde l’attend et en pointant les limites de celle qui arrive.

Après la question du corps au travail, de de l’augmentation ordinaire, de l’évolution des apparences, intéressons-nous à l’innovation dans le domaine de la santé. Où se situe l’innovation, où agit-elle, où doit-elle agir ?

L’intuition : où se situe l’innovation ?

L’innovation dans le domaine de la santé est surtout une innovation « officielle », industrielle, provenant des grands équipementiers, des grands acteurs de la pharmacie, de la recherche et de la médecine, épaulées plutôt que challengées par d’innombrables startups pilotées par des médecins et des chercheurs en médecine, en pharmacie, en biologie…

Quand on parle de santé, on parle d’un système de santé très organisé et institutionnalisé. Un secteur où l’innovation se porte très bien. Où les soins ne cessent de se technologiser, de se spécialiser, de se complexifier.

Mais ce système a ses limites que la crise économique, le vieillissement de la population, le développement des maladies chroniques et l’augmentation des coûts de santé avivent : son modèle social, sa prise en charge. L’innovation dans la santé semble ne pas être là où elle devrait être : s’intéressant plus à améliorer la santé que son modèle économique, que son système. Or, aujourd’hui, c’est bien plus l’innovation dans le système de la santé qui est en berne que l’innovation de santé. Les systèmes de santé sont partout en crise, confrontés à leurs lourdeurs, à des problèmes de financement, de déficit, d’explosion des coûts… La technologisation agissant partout comme un effet rebond

Conséquence : le modèle de prise en charge s’étiole, passant de prise en charge totale à des prises en charge de plus en plus partielles et de plus en plus lourdes financièrement. Le risque, bien connu, est de nous laisser, nous usagers, face à un système qui s’écroule ou à une médecine à plusieurs niveaux, qui peine à aider chacun à avoir accès aux soins les plus simples comme les coûteux, les plus chroniques comme les plus critiques…

Dans l’univers de la santé, la « disruption » ne semble pas être là où elle devrait.

Pourtant, le monde de la santé ne cesse de se transformer : comme partout ailleurs, l’optimisation et la logicielisation [1] sont en passe de le transformer en usine. Le patient est de plus en plus invité à se rendre dans des usines médicales, où les process sont repensés en termes industriels, mais qui reste en bute avec des métiers et des pratiques qui, elles n’ont pas forcément évolué en regard de cette transformation.

Si l’e-santé permet de dresser des diagnostics à distance, le soin, lui, peine à se déporter, malgré les appels au développement de la médecine à domicile. L’hôpital cherche à accueillir de moins en moins de public. Le système veut soigner les gens chez eux, mais sans parvenir réellement à s’organiser pour cela… Le soin à domicile coûte cher. Et à mesure que la médecine se spécialise et se complexifie, de nombreux traitements n’y ont pas leur place. Chimio et rayons contraignent de plus en plus de patients de faire des dizaines de kilomètres chaque jour pour recevoir leurs traitements. Contrairement au diagnostic qui peut-être de plus en plus distant, le soin, lui, peine à se déplacer.

Face à ces transformations, l’enjeu demeure de mettre à jour le système de santé, non pas pour le libéraliser, comme on nous le présente si facilement, mais pour permettre que le système de soin très égalitaire, « seule alternative crédible à l’américanisation de la médecine mondiale » [2], tout comme notre système de protection sociale, perdure et s’améliore.

Problématique : médecine curative, préventive, prédictive, la fin des frontières

A mesure que la médecine se développe, les questions de santé envahissent des champs qui n’en relevaient pas. La médecine critique a fait place à la médecine curative, elle-même s’apprêtant à faire place à la médecine prédictive et préventive (alors même qu’il devient de plus en plus difficile de tracer les frontières de chacune). Et à mesure qu’elle se déplace, elle devient de moins en moins collective et publique, et de plus en plus individualisée et privée. En France, soulignait Olivier Desbiey de la Cnil, « sur 100 euros dépensés en matière de santé, 97 euros sont utilisés de manière curative, et seulement 3 euros pour la prévention ».

Ce qui relève de la médecine se déplace également. Ce qui tenait du développement personnel, du bien-être, commence à concerner la médecine. Les injonctions normatives (souvent contradictoires, à l’image des 10 000 pas que nous sommes sommés de faire quotidiennement ou de l’injonction à manger 5 fruits et légumes par jour alors que leurs qualités nutritionnelles se dégradent) qui évoluent encore selon des modes montrant la difficulté à définir la « bonne santé ») ne cessent de nous être adressées [3], alors que la mesure de leur impact sur la santé est encore incertaine et dont les méthodes de régimes et d’alimentation, comme les pratiques d’hygiènes et sportives contradictoires ne sont que le reflet. Reste que cette « prévention » qui ne fait pas toujours consensus scientifique n’est ni prise en charge ni financée et semble une friche où prolifèrent aujourd’hui les acteurs privés, entre médecine, fitness, développement personnel et médecines alternatives… Elle semble demeurer une affaire personnelle, comme si le système de soin, déjà sous perfusion, ne pouvait ni ne devait s’en préoccuper. Comme si les économies que pourrait générer la prévention n’étaient finalement pas recevables.

L’acteur public devra-t-il prendre en charge la prévention, quand le financement des soins est déjà si lourd ? Comment ? Entre un système conçu pour soigner et un autre conçu pour éviter de se soigner, nous sommes confrontés à deux systèmes différents par essence et dont les enjeux se parlent peu. Comment faire cohabiter le système de soin organisé pour soigner les malades et le système normatif/prédictif/préventif/… qui vise à éviter d’être malade qui s’annonce ?

« Nous sommes dans un brouillage entre médecine et santé, entre soin et prévention. La montée des questions de développement personnel et de bien-être vient perturber la médecine, en apportant en contrepoint du modèle social du soin la question de l’autonomie individuelle. »

Hubert Guillaud, « Applications de santé (2/3) : bienvenue dans la jungle, InternetActu.net, 27/01/2015 : https://www.internetactu.net/2015/01/27/applications-de-sante-23-bienvenue-dans-la-jungle/

La question de la médecine prédictive vient constituer un autre brouillage alors que la statistique médicale ne cesse de s’affiner, de se personnaliser, prenant en compte via le Big Data, de plus en plus de critères, et des critères de plus en plus personnels (analyse génomique par exemple). Prévention et prédiction se confondent à leur tour appelant des cohortes d’âges ou de patients ayant reçu tels traitements ou présentant telles dispositions à subir des batteries d’examens préventifs parce qu’ils entrent dans une population statistique à risque. C’est ainsi tout le champ de ce qui relève de la médecine qui se brouille sous nos yeux et qui transforme notre rapport à la maladie et à la santé.

En Occident au moins, on ne meurt presque plus de maladies infectieuses. On meurt de polypathologies, de maladies systémiques, chroniques (diabètes, cancers, maladies vasculaires, dégénératives…). Ces affections de longues durées (ALD) transforment notre système de soin : l’enjeu n’est plus tant de soigner les maladies que de vivre en « relative bonne santé » avec ses maladies, avec son diabète ou son cancer. Confrontée à des malades chroniques, la médecine doit donc de plus en plus s’occuper de malades « bien portants ».

A l’inverse, la mesure permanente et les objets connectés nous invitent à vivre en malade avec notre bonne santé : la surveillance conduit au stress, se mesurer en permanence, c’est s’inquiéter en permanence.

Cette double injonction transforme notre rapport à la maladie et à la santé. La santé est désormais un capital qu’il faut entretenir, rappelle Isabelle Queval dans Le corps aujourd’hui. Mais quels sont les acteurs de la bonne santé et qu’est-ce que la bonne santé ? Faut-il laisser ces questions aux tenants du développement personnel ? Qui sont les opérateurs de bien-être, quand les injonctions normatives ne cessent de se modifier ?… Les injonctions au régime, au sport, à la nutrition semblent appartenir à autant de chapelles et de modes qui referment chaque jour un peu plus sur chacun d’entre nous le panoptisme sanitaire et normatif… qui va du moralisme, au paternalisme, à l’hygiénisme jusqu’au Buen Vivir d’une « santé décroissante » [4].

La médecine demeure mal à l’aise avec ces nouvelles questions, elle est là pour soigner plus que pour prévenir. Comment intégrer ces nouvelles injonctions, ces perspectives, ces nouveaux enjeux technologiques qui vont la transformer en profondeur ?

Controverses et pistes

Les travaux de l’expédition ont pointé plusieurs controverses et pistes d’exploration qu’il nous semble intéressant de relever. C’est là que se situent les points de difficultés que l’innovation et la réglementation devront lever à l’avenir.

A quoi la santé connectée est-elle une réponse ?

La médecine soigne la maladie, mais ne connaît pas le bien-être. Si la calculabilité du corps s’est développée, avec force données, celles-ci se révèlent toujours incomplètes. L’humain n’est pas réductible à sa mesure. Nous développons tous des grosseurs, des polypes, des excroissances, des tumeurs. Qu’elles soient bénignes ou malignes (cancéreuses), cela ne signifie pas pour autant qu’on va développer un cancer. Or, voir et mesurer le corps d’une manière toujours plus précise ne permet pas forcément d’être catégorique. On repère des tumeurs de plus en plus petites que l’on soigne de plus en plus tôt, et de plus en plus souvent « trop tôt ». Quand on cherche une maladie, on finit toujours par la trouver. Le développement de la prévention, de la mesure en continu, produit plus d’angoisse que de soins. Faudra-t-il imaginer une limite à la mise sous surveillance en continu des corps, des flux, des taux, des analyses ?

Les médecins le répètent pourtant : l’analyse en continu n’est pas utile dans la très grande majorité des cas. Or il se produit avec la santé ce qu’il se produit avec les individus dans leurs relations au travail : les outils de la médecine ne sont pas ceux du citoyen, comme le smartphone qu’ils ont rapporté de chez eux n’est pas l’outil sécurisé du réseau de l’entreprise. Ce Byod (bring your own device), introduit dans la médecine, apporte avec lui le fantasme du temps réel, de la donnée continue, même imprécise, même inutile. Les patients n’ont pas besoin de tableaux de bord monitorant leur santé en temps réel. Fitbit ou Withings ne vont pas transformer la médecine : connaître son poids en permanence ou le nombre de pas que l’on fait à toute heure du jour ne va pas aider à développer une meilleure médecine.

Cela n’empêche pas la médecine de ne cesser de s’informatiser. Comme toute industrie, elle repose déjà sur une informatisation forte, dotée de data monumentales que les hommes ne peuvent plus analyser par eux-mêmes. Tous nos parcours de soins sont tracés, enregistrés, conservés. Quand on arrive à l’hôpital, on nous remet des étiquettes de codes-barres, pour montrer qu’on intègre un système. Le système de soin est aussi une usine qui se robotise, s’optimise, s’analyse, dans une tension permanente entre la médecine et sa gestion.

L’informatique est le lieu où s’exprime cette tension entre le système de santé et les soins, entre la comptabilité de votre parcours de santé et les soins dont vous avez bénéficié. L’informatique est le réceptacle de cette ambivalence entre le médical et l’économique, entre le scientifique et le social. Et c’est l’ensemble de ces ambivalences qui créent de la confusion.

Le monitoring permanent que propose la santé connectée promet de mieux gérer les maladies chroniques. Mais ce discours solutionniste et performatif tient pour l’instant beaucoup du discours, sans évaluer l’angoisse postmoderne que la mesure continue de soi et ses désenchantements génèrent. La surmesure génère surtout du surdiagnostic.

La libéralisation de la médecine ne passera pas par un utilisateur plus autonome et plus isolé, chargé de se surveiller lui-même pour mieux maîtriser les coûts de santé qui l’accablent… La surveillance continue, le monitoring permanent de notre état de santé n’est ni souhaitable ni gérable. Elle est la plupart du temps contreproductive. Elle génère de la surmédication et du surdiagnostic. Si nous sommes constamment monitorés, nous serons constamment malades.

Les ingénieurs qui conçoivent ces systèmes semblent oublier que les données ne font pas tout. Qu’elles ne mesurent et enregistrent que certaines valeurs. Qu’un bilan ophtalmique peut se révéler très bon et ne pas voir que la circulation veineuse ne se fait pas bien. De même, la généralisation de la mammographie semble avoir surtout eu pour incidence le surdiagnostic et la mutilation en masse plus que la réduction de la mortalité [5], à l’image d’Angelina Jolie [6]. Les systèmes de détection automatisés et généralisés s’avèrent bien souvent inefficaces pour les cas plus complexes. Les données ne font pas tout rappellent bien des médecins, soulignant par là le rôle central de la discussion, de l’examen et de la palpation. Les bilans, les taux, les mesures sont certes utiles pour confirmer ou dénoncer un diagnostic. Mais ils peuvent être facilement faussés par des critères non pris en compte.

La précision des outils de mesure ne cesse pourtant de s’améliorer, déportant à chaque progrès ce qu’ils ne mesurent pas un peu plus loin du regard du médecin, à l’image de Skinvision [7], cette application de détection de mélanomes qui se dit aussi forte qu’un dermatologue. Quand bien même cela finirait par être le cas (à l’heure des machines apprenantes, les algorithmes ne vont cesser de s’améliorer), c’est oublier que nous sommes beaucoup moins indulgents pour les erreurs des machines que pour les erreurs humaines, certainement parce qu’un diagnostic, un jugement, sans discussion, justification ou compassion, n’est humainement pas acceptable.

La question de la fiabilité des capteurs, de leur précision, de leur certification devient un vrai enjeu, à l’heure où ils se développent partout et qui est démultipliée par l’ensemble des dispositifs matériels et logiciels, indépendants les uns des autres et qui ont chacun leurs spécificités et capacités.

« La plupart des microcapteurs n’inspirent que méfiance aux spécialistes, qui utilisent eux des capteurs plus puissants, plus précis et des modélisations ad hoc, qui reposent sur la qualité du matériel, sur la rigueur des protocoles d’usage et des protocoles scientifique, sur des échantillonnages, sur le rétrocalcul pour vérifier voire corriger les calculs effectués.

La précision est un idéal inatteignable qui recule à mesure qu’on s’en approche. La réponse des scientifiques à cette imperfection essentielle de toute mesure, c’est la mesure de la mesure (la métrologie), l’accumulation des mesures, des modèles, et la mesure de leurs variations. Derrière toute mesure se dissimulent des modèles, des représentations. Dont l’enjeu n’est pas tant de mesurer, que de mesurer des écarts par rapport à des modèles.

Ces protocoles sont loin de l’empowerment et de l’émancipation que prônent les promoteurs des applications, qui souvent proposent d’améliorer le modèle en marchant, avec les utilisateurs. Enfin, si les modèles existent pour mesurer la maladie, ils sont bien plus fragiles à mesurer le bien-être, c’est-à-dire les variations de la norme elle-même…

La précision des mesures n’est pas agnostique aux usages. Et ces questions viennent en concurrence avec celles des utilisateurs qui cherchent des outils simples, capables de leur apporter le plus d’information pour un coût minimum, peu sensible finalement à ces questions de fiabilité qu’ils pensent acquises ou suffisantes, mais confus eux-mêmes entre leurs demandes, leurs besoins et leurs espoirs. Et que la complexité de l’offre ne vient pas éclairer, notamment parce sous couvert de simplicité, elle n’est pas suffisamment claire sur ses possibilités et ses limites. »

Hubert Guillaud, « Applications de santé (1/3) : que captent les capteurs, InternetActu.net, 22/01/2015. https://www.internetactu.net/2015/01/22/applications-de-sante-13-que-captent-les-capteurs/.

Les outils de santé connectés demeurent pour l’instant des outils pour les gens en bonne santé cherchant à repousser toujours plus l’entrée dans la maladie chronique à laquelle nul n’échappera. Pourtant, si l’espérance de vie progresse encore, l’espérance de vie en bonne santé, elle, diminue [8]. L’avenir des objets de santé connectés est certainement de s’adapter à un public de gens qui ne sont pas bien portant, à dépasser le stade du jouet, à chercher à améliorer sans cesse, via de nouvelles technologies, la précision des mesures. Encore faudra-t-il que ses promoteurs démontrent que la surveillance continue d’indicateurs de santé peut-être utile à la chaîne du soin, ce qui pour l’instant, dans la plupart des cas, est loin d’être le cas. La surveillance continue n’est qu’une mauvaise réponse à nos angoisses.

Les promesses et limites de la Watsonisation de la santé

Nous ne sommes pas tous égaux devant les maladies : mieux identifier les populations à risque et les facteurs de risques repose sur une meilleure compréhension et un meilleur traitement des données. C’est tout l’enjeu de l’analyse massive de données de santé telle que le propose (parmi d’autres), Watson d’IBM, l’emblème des machines apprenantes, qui promettent de pousser l’informatisation de la médecine à un niveau de complexité d’analyse nouveau : celle qui n’est plus accessible à l’être humain, comme le trading à haute fréquence créé des échanges qui ne sont plus accessibles à l’homme. Les connaissances, l’information, les données deviennent si nombreuses et dans un nombre si divers de champs que leurs analyses ne sont plus maîtrisables par des hommes. Les médecins ont désormais besoin de l’assistance de machines. Voici l’heure de la santé pilotée par les données (data driven health) ou la watsonisation de la médecine, qui nous promet que Watson deviendra notre docteur – même si, fort heureusement son patron s’en défend : la machine ne servant qu’à chercher à améliorer sans cesse la prise de décision humaine…

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Fouille et sélection de données, diagnostic assisté, optimisation des traitements comme des urgences… Le potentiel de Watson à faire parler des données hétérogènes semble sans limites. Le traitement des données va concerner autant l’optimisation et la rationalisation du process opérationnel, comme le montre la gestion des urgences à Chicago, la recherche de corrélations pour les symptômes et leurs traitements, et s’appliquer autant à la recherche fondamentale, qu’à la médecine du quotidien.

Faire parler les données, trouver sens dans leur masse, dans leur contradiction comme dans leur cohésion… Watson illustre bien l’enjeu de l’accès aux données de santé. Un enjeu qui ne sera pas si trivial à lever, tant l’accès est fort justement réglementé (les données de santé sont parmi les données personnelles les plus sensibles qui soient) et cadenassé par la propriété intellectuelle et la vigilance réglementaire. Pour que la watsonisation de la santé soit possible, il sera nécessaire de s’attaquer à la question de l’accès aux données et mieux borner la propriété intellectuelle par des exceptions de recherche, d’analyse… Mais la perspective d’une science plus ouverte n’est pas nécessairement le scénario d’avenir qui se dessine, hélas.

Le développement d’une médecine prédictive toujours plus précise pose enfin des questions éthiques et des questions de société qui sont loin d’être levées. Comment le développement de la médecine prédictive et de l’optimisation algorithmique de son organisation prendront-elles place dans le corps social ? Comment réguler cette watsonisation qui, si on pousse son principe à son maximum, sera un jour, peut-être, capable de prédire la date de décès de chacun ? La perspective froide des résultats du Big Data a de quoi faire frémir si elle n’est pas rééquilibrée en faveur de la société et des gens. Quelles contreparties et garanties apporterons-nous à la société en réponse au nécessaire besoin de préservation de notre libre arbitre ?

La watsonisation de la médecine pose enfin une autre question : celle de mieux comprendre l’avenir de la médecine. Comme nous y invitait le chirurgien Laurent Alexandre dans une tribune au Monde, ces perspectives nécessitent que la médecine s’intéresse à son avenir. La médecine doit s’intéresser à la prospective, parce qu’en regardant demain, on peut éclairer les choix d’aujourd’hui. Le futur trace des routes claires sur les choix à prendre qui permettent d’orienter l’action publique plutôt que faire des lois toujours en retard sur les évolutions de la société. L’impact du séquençage ADN que prend le chirurgien en exemple, ce diagnostic génomique que nous allons pouvoir faire bien avant la naissance, va poser des questions éthiques majeures auxquelles il sera plus simple de répondre si nous comprenons mieux l’évolution à venir de la médecine, plutôt que de devoir réagir à chacun de ses progrès, toujours plus rapides… C’est également le cas de toutes les percées qui s’annoncent dans l’analyse des données et dans nombre d’autres domaines. Plus que jamais, la médecine doit se préparer à toutes les formes de disruption qu’elle va connaître… Pour cela, elle doit tenter de dresser la carte des évolutions à venir, de regarder à long terme, comme nous y invitait Laurent Alexandre. Une perspective qui, malgré les inexactitudes, est certainement plus accessible que jamais, et qui permettra de mieux répondre aux défis de société que ces évolutions vont poser.

Limites de la technologisation médicale

Sous l’effet de la robotisation, de l’informatisation, de la mise en réseau et de l’optimisation comptable, la médecine, comme tous les pans de la société, s’industrialise. Mais, comme partout ailleurs, cela ne se fait pas sans tensions.

Sur son blog, le professeur en entrepreneuriat et innovation, Philippe Silberzhan relatait une anecdote qui illustrait très bien les changements à l’oeuvre : celle d’une visite chez un ophtalmologiste, montrant combien celle-ci a changé en quelques années grâce à l’automatisation des tâches et le recours à des machines que font fonctionner d’autres personnes que le médecin. Passons sur l’analyse très libérale qu’il en dresse nous invitant à supprimer le médecin au profit de seuls techniciens – que les commentateurs recadrent en soulignant l’importance du travail de ce dernier, même libéré de certaines tâches d’analyses – pour en conserver l’illustration des transformations en cours, montrant l’évolution des pratiques et des métiers à mesure que l’industrialisation révolutionne la manière même d’être médecin. Demain, lors d’un rendez-vous chez le médecin, devrons-nous choisir entre le voir ou ne voir que ses assistants selon le problème qui nous y amène ?

Dans un autre billet, remarquable, sur l’évolution des tests de grossesse, Silberzhan montre combien l’innovation technologique a pour but d’encapsuler la connaissance des experts sous une forme utilisable par des non-experts :

« Avec le test individuel, des millions de tests peuvent être faits sans intervention de l’expert (on apporte la solution au ‘problème’) : une condition qui nécessitait une expertise humaine très importante et très chère, un médecin, un technicien de laboratoire et toute une batterie de technologies, est désormais traitée par un petit objet coûtant trois euros que la patiente peut utiliser seule.

Les conséquences sociales sont donc réelles : pour un domaine donné, l’expert est de moins en moins nécessaire au fur et à mesure que l’on franchit les étapes de ce processus. En médecine, ce qui nécessitait l’intervention d’un spécialiste est peu à peu pris en charge par un médecin généraliste, puis par une infirmière, puis par l’individu lui-même. On a donc une démocratisation progressive… »

Cette vision de croire que la technologie remplace l’expert et le rende inutile semble oublier que l’expert ou l’outil qui le remplace n’est pas qu’un outil d’analyse, mais il est aussi à la base d’une relation. Or, celle-ci ne peut pas être remplacée par la mesure.

Si la technologie effectivement permet d’optimiser le processus et de rendre la médecine toujours plus accessible, l’automatisation totale du processus demeure une illusion. Même à la fin d’un test ophtalmique ou après un test de grossesse, nous avons tous besoin de voir un humain, quelqu’un qui a une vue surplombante et générale, qui remet du sens à la relation, du contexte à ce qui nous arrive. Le technicien ne peut remplacer le praticien en tout, ni l’ingénieur, le généraliste. L’analyse des données ne suffit pas et n’est pas une fin en soi. Reste que la question de l’évolution des compétences, leur transfert dans le dédale des compétences médicales ne peut pas se résoudre par des blocages autour des attributs des fonctions de chacun, mais bien par leur évolution constante.

En fait, face à la démultiplication d’innovation technologique, la médecine souffre d’un manque d’innovation sociale, comme le montre très bien les chroniques de Martin Winckler pointant les manques et lacunes d’humanités des relations médecins-patients à l’image du rapport entre les gynécologues et leurs patientes qui s’est révélée avec la diffusion du hastag #payetonuterus [9]. La relation patients/médecin demeure le maillon faible d’une innovation trop technologique et trop rationaliste. Si le processus de production de médecine peut effectivement toujours être amélioré, industrialisé et rationalisé (« optimisé, smartisé, logicielisé… »), il nécessite en retour de s’ouvrir et de s’humaniser (d’être plus transparent, capacitant, distribué, collaboratif… en travaillant les questions de socialisation, d’entraide et de care). La santé, n’est pas qu’un processus technique [10], c’est aussi une manière de vivre, de se socialiser, de créer de la relation et de la connaissance… Dans la transformation organisationnelle que la technologie perturbe, il est plus que nécessaire de rétablir du liant humain. Face au développement technique, la médecine et les médecins doivent aussi apporter des réponses qui se situent au niveau de la relation qu’ils établissent avec les patients.

Préserver le modèle en développant l’innovation sociale

Notre système de santé repose également sur un modèle économique fragilisé par l’explosion des coûts. Tous les systèmes de soins publics sont en crise, et ce, alors que l’augmentation de la technicité des traitements fait que leurs coûts ne peuvent être pris en charge que par un système organisé. Face à la seule option de la privatisation et de la libéralisation, que l’innovation numérique tend à renforcer, fort est de constater qu’il y a peu d’innovation dans le modèle économique. L’amélioration de la prise en charge et de son modèle économique devient pourtant une réponse à apporter. Comment améliorer la prise en charge dentaire par exemple à laquelle de plus en plus de Français renoncent du fait de son coût ?

Là encore, l’innovation médicale a besoin d’innovation sociale pour répondre à ces défis et inventer de nouvelles structures de soins et d’entraide que la rationalisation ne sait pas imaginer. Tout l’argent de l’innovation médicale va à la technologie qui renforce l’asymétrie de la médecine au détriment du patient. La transformation de la relation patient/médecin introduite par le numérique via les réseaux de patients (comme Doctissimo ou PatientsLikeMe) n’a été qu’une étape qui ne s’est pas développée faute d’argent, d’innovation et de soutien. L’enjeu du financement, de la gouvernance et du développement des initiatives alternatives n’est pas à la hauteur de l’innovation technologique. Le niveau de développement d’alternatives à l’hospitalisation à domicile, aux maisons de retraite, aux Ehpad et hôpitaux pour accueillir les personnes âgées, qui sont toutes des réponses très coûteuses au vieillissement de la population souffre d’un manque chronique d’investissement. Où sont les réponses pour développer de nouvelles formes de vie communautaire, de cohabitation, de colocation – intergénérationnelles ou pas -, de communautés ou d’utopies d’habitats groupés… Les initiatives demeurent très ponctuelles, avec des investissements limités des pouvoirs publics, des partenaires sociaux, des investisseurs… Sans parvenir à passer à l’échelle, sans réussir à favoriser toujours une grande diversité de réponses. Hormis les territoires ruraux qui ont été forcés d’innover, les réponses aux défis de santé souffrent d’un manque de réponses sociales, certainement par manque d’encouragement du corps médical comme de la puissance publique.

Défendre notre modèle de santé, l’égalité et la qualité d’accès aux soins nécessite une innovation qui ne soit pas que technologique. Elle nécessite un choc d’investissement social et public, une innovation qui soit d’ordre économique et social. Pour rétablir l’équilibre de la surenchère technologique qui mine notre système par les coûts qu’il génère, il faut développer d’autres formes d’innovation capables de répondre à la demande d’autonomisation, de capacitation, « d’empouvoirement » que formulent les individus, qui est plus une demande d’une nouvelle relation, plus symétrique, avec la médecine.

La révolution de l’Open

La médecine est un territoire de brevets, de propriété intellectuelle et de surveillance réglementaire. Mais on voit se développer de plus en plus des approches alternatives, invitant à faire de la recherche autrement, à développer des dispositifs toujours plus accessibles : low techs, ouverts, réplicables, libres de droits… A l’image de la recette du gel hydro-alcoolique qui a été libéré [11], du projet d’échographie open source low cost EchoPen incubé à la Paillasse ou du projet de prothèse Bionico (pour ne prendre que ceux-ci parmi des milliers d’autres)…

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Image : EchoPen, le projet d’écho-stéthoscopie open source et à bas coût.

L’enjeu est autant de développer l’accessibilité de la médecine et pas seulement la performance, que de trouver de nouvelles formes de garanties et de validation pour les dispositifs ouverts (qui garantira de la qualité du médicament que j’imprimerai sur mon imprimante 3D ?).

Cette nouvelle forme de médecine « geek » qui innerve la culture scientifique, ouverte, libre, inclusive qui vise à coproduire autrement des systèmes de soins demeure pour l’instant souvent marginale, malgré son caractère éminemment stimulant. Comment accompagner ces outils, ces modèles, pour les faire passer à l’échelle, pour les labelliser, les soutenir, les développer… ?

Il y a là un enjeu primordial que nous voulions mentionner à défaut de le développer plus avant.

Scénarios et démonstrateurs

Que faire pour lever ces controverses et explorer des pistes d’innovation ? Sans vouloir être exhaustif, nous proposons 3 démonstrateurs/expérimentations permettant de s’attaquer d’une manière plus systématique à ces questions, encourager et libérer les initiatives..

Sociale Médecine : We are patients

Un accélérateur de projets d’innovation sociale pour la médecine

L’innovation sociale est aujourd’hui la branche oubliée de la médecine. Pourtant, pour répondre à la technologisation, à l’explosion des coûts de santé, la médecine doit aussi et d’abord inventer de nouvelles réponses dans le champ économique, social et relationnel. Il est nécessaire de pousser des formes d’innovation « nouvelle génération » comme nous le proposions dans le référentiel publié avec la Banque publique d’investissement qui ne soit pas tant technique que sociale pour améliorer l’accès et la qualité des soins. L’enjeu ici est à la fois de stimuler l’innovation sociale de la santé et de la soutenir financièrement, économiquement et institutionnellement.

Nouveaux modèles économiques assurantiels, service pour développer et faire évoluer la relation patient/médecins, développements de nouveaux modèles de réponses pour améliorer l’accès et la qualité des soins et leur passage à l’échelle… L’enjeu est de lancer une réflexion sur un accélérateur de projets d’innovation sociale pour la médecine, de stimuler des projets, de soutenir et récompenser pour améliorer leur financement, leur développement et leur passage à l’échelle.

CNDPM : Commission nationale du débat sur la prospective médicale

Mieux comprendre les évolutions à venir de la médecine pour aider la société dans les choix auxquels elle va être confrontée

Pour répondre à la technologisation de la médecine et au développement de la médecine prédictive qui s’annonce, il devient primordial que la médecine soit plus à même de comprendre et de partager l’avenir que son progrès nous adresse.

En éclairant les progrès qu’elle est appelée à connaître, la médecine peut permettre à l’action publique et au régulateur de mieux éclairer les choix à faire. Les découvertes médicales à venir posent les problèmes éthiques de demain. Plutôt que de tenter de répondre aux enjeux éthiques passés et proposer des lois souvent en retard sur les évolutions de la société, il semble plus que nécessaire d’éclairer les choix des évolutions à venir de la médecine. Montrer le futur et les différents scénarios auxquels nous sommes confrontés est un moyen de renouer le dialogue science-société.

Que ce soit sous la forme d’un groupe de travail pour dresser la cartographie des évolutions futures de la médecine ou sous la forme d’un organisme plus pérenne, plus que jamais, la médecine doit se préparer et nous préparer à toutes les formes de disruption qu’elle va connaître… Pour cela, elle doit dresser la carte des évolutions à venir [12], car ces évolutions vont transformer la nature des réponses que la société doit apporter à ses évolutions. Une perspective qui est certainement plus accessible que jamais, et qui permettra de mieux répondre aux défis de société que ces évolutions vont poser.

PredSecu : la Sécurité sociale prédictive

Comment intégrer le préventif et le prédictif dans le système de santé ?

Le système de santé ne sait prendre en charge ni la prévention ni la prédiction. Comment développer un système assurantiel équitable et égalitaire mieux à même de prendre en charge ces questions. Peut-on inviter un premier groupe de travail à s’intéresser à ces questions pour échafauder des pistes de réponses d’ordres économiques, sociales, budgétaires ?…

Hubert Guillaud et Thierry Marcou

Hubert Guillaud est journaliste, rédacteur en chef d’InternetActu.net et de AlireAilleurs, médias de la Fing. Thierry Marcou est responsable du programme Bodyware de la Fing.

Retrouvez toutes les conclusions du groupe de travail Bodyware de la Fing :

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Notes

1.Deux des 7 leviers que le numérique active pour transformer le monde. Cf. « Transitions : les 7 leviers de la révolution numérique », InternetActu.net, 29/04/2015 : https://www.internetactu.net/2015/04/29/transitions-les-7-leviers-de-la-revolution-numerique/ et Fing, Transitions, Questions numériques 2015, cahier d’enjeux et de prospective, Fing, 2015.
2.Selon l’économiste de la santé, Jean de Kervasdoué. Le système de santé français a été caractérisé selon l’étude « Rapport sur la Santé dans le Monde 2000 – Pour un système de santé plus performant » de l’Organisation mondiale de la santé en 2000 comme le plus performant en termes de dispensation et d’organisation des soins de santé : http://www.who.int/whr/2000/media_centre/press_release/fr/.
3.Pour le sociologue Claude Grignon, les comportements normatifs demeurent liés à des visions de la société, elles-mêmes liées à des prises de position idéologiques et politiques… En distinguant norme impérative et norme indicative, le sociologue pose la question de la norme, du normal et de la normalité… et insiste sur l’arbitraire des normes dans le domaine du bien-être et de la santé. Voir notamment : « Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ? », La Vie des idées, 27/01/2015 : http://www.laviedesidees.fr/Une-sociologie-des-normes-dietetiques-est-elle-possible.html.
4.Notamment : Acoasta (Alberto), Le Buen Vivir, Utopia, 2014 et Ariès (Paul), La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, La découverte, 2011.
5.Voir notamment l’étude longitudinale sur 16 millions d’Américaines : http://archinte.jamanetwork.com/article.aspx?articleid=2363025 ; le site d’information Cancer Rose et les propos critiques de plusieurs médecins comme Marc Zaffran/Martin Winckler : https://www.facebook.com/marc.zaffran/posts/10153421413653150.
6.La double mastectomie préventive d’Angelina Jolie est effectivement un cas d’école de la transformation de l’information médicale comme le souligne le Dr Gayle Sulik puisque la décision de la célèbre actrice a été prise sur un taux de risque…Voir également :https://www.internetactu.net/2013/12/10/la-genomique-personnelle-dans-la-tourmente-12-23andme-contre-lamerique/.
7.Voir notamment : http://www.ibtimes.co.uk/skin-cancer-detection-app-skinvision-now-accurate-dermatologist-1501804 . L’outil de détection et d’analyse des mélanomes par l’image n’est pourtant pas plus « parfait » qu’un dermatologue humain, mais il permet de créer un historique de l’évolution de ses grains de beautés.
8.Voir notamment : https://fr.wikipedia.org/wiki/Esp%C3%A9rance_de_vie_en_bonne_sant%C3%A9 et http://www.franceculture.fr/emission-science-publique-pourquoi-l%E2%80%99esperance-de-vie-en-bonne-sante-diminue-t-elle-2013-05-31.
9.Voir par exemple : http://madame.lefigaro.fr/societe/payetonuterus-revelateur-des-miseres-gynecologiques-211114-82745, http://ecoledessoignants.blogspot.ca/2014/11/pourquoi-tant-de-gynecologues.html et http://www.metronews.fr/blog/ovidie/2015/09/29/pour-en-finir-avec-la-maltraitance-gynecologique/.
10.L’échec des projets très technologiques de Dossier médical personnel ou l’approche top-down de la Silver économie peuvent certainement être également analysées sous cet angle des limites de la technologisation médicale…
11.Voir Thierry Crouzet, Le geste qui sauve, 2014 : http://tcrouzet.com/le-geste-qui-sauve/.
12.De nombreux groupes de travail produisent régulièrement des scénarios et cartographies de prospective autour des évolutions de la médecine, à l’image de celles produites par l’Institut pour le futur américain – http://www.iftf.org/our-work/health-self/health-horizons/healthcare-2020/ – ou l’Institut des futurs alternatifs – http://www.altfutures.org/publichealth2030

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