Ce que l’internet n’a pas réussi (1/4) : des rêves des pionniers à un monde post-Snowden

Depuis les révélations sans fin d’Edward Snowden – on s’en afflige à chaque épisode, mais ces révélations en continu ont au moins le mérite de nous tenir éveillés -, l’innovation technologique a la gueule de bois… Et ce qui s’annonce risque d’être pire. Car les promesses que l’internet n’a pas transformées risquent demain de se révéler encore plus douloureuses à porter.

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Image : nous sommes tous Edward Snowden et Bradley Manning, photographie d’une manifestation anti-Prism organisée par le Parti Pirate le 19 juin 2013 à Berlin prise par Mike Herbst.

Alors peut-être est-il temps de dresser le bilan… de nos rêves et espoirs déçus. C’est ce à quoi voudrait s’intéresser ce dossier.

Pour cela, il faut nous intéresser aux legs de la contre-culture, « aux formes politiques qui ont été déposées par les pionniers dans le réseau des réseaux », comme les synthétise le sociologue Dominique Cardon dans sa remarquable introduction au livre de Fred Turner consacré à Steward Brand, Aux sources de l’utopie numérique.

Encore faut-il parvenir à s’entendre sur la nature de ces legs. Quels sont les principes, les valeurs, les rêves qui président aux fondations de cette culture qui a innervé la société tout entière ? Que l’ordinateur personnel et les réseaux numériques sont un outil d’émancipation, d’autonomie, d’expressivité, de partage ? Oui, mais sous quelle forme ? L’injonction à la participation créative que promettait l’informatique et les réseaux était à la fois une manière de se libérer des autorités existantes et une recherche d’égalité, de démocratisation des pratiques.

L’internet a-t-il réussi à casser les inégalités ? Pas vraiment. Nous montrerons qu’elles sont certainement plus fortes qu’elles n’ont jamais été, notamment là où règne l’internet, comme c’est le cas dans la Silicon Valley. Comme le souligne très justement Dominique Cardon, « loin de bouleverser les hiérarchies sociales, comme l’ont tant proclamé Wired et les prophètes du réseau, l’expressivité connectée des engagés de l’internet a sans doute plus transformé les modalités d’exercice de la domination que la composition sociale des dominants ».

Le second leg de la culture des pionniers estime Dominique Cardon, c’est celui de la liberté d’expression et on peut très certainement affirmer que celui-ci a été un succès sans précédent. L’information voulait être libre, elle ne l’a certainement jamais autant été, malgré les enclosures informationnelles, malgré les phénomènes agrégatifs, malgré les censures, malgré les surveillances… même si cela n’a pas toujours été au profit du meilleur, du plus intelligent, du plus juste, du plus égalitaire… Ce droit absolu à l’expression sans limites des internautes tirait sa légitimité de la construction de collectifs auto-organisés. Or, force est de constater que le modèle d’organisation collaborative que cette liberté impliquait, lui, n’a pas vraiment réussi à s’imposer. Pire, à mesure que le réseau a déconstruit nos autorités et nos certitudes par l’un des plus grands relativismes (tout étant disponible sur le net, tout semble s’y valoir, tout s’équivaut), notre besoin d’autorité semble n’avoir jamais été aussi fort. L’intelligence collective n’a peut-être pas réussi suffisamment à faire la démonstration de sa capacité à bouleverser les rapports d’autorité classique, à transformer nos rapports sociaux.

Le troisième legs des pionniers est d’avoir fait de la communauté l’espace légitime pour édicter des règles collectives. L’internet s’est bâti sur un rejet des institutions, sur un rejet de ce qui venait du haut, des autorités, pour préférer ce qui venait de la base, des gens, des internautes, ces astronautes de l’océan informationnel. Par là même, il impliquait le modèle du consensus, de la délibération ouverte… Pourtant, l’internet n’a pas été non plus ce Nouveau Monde, cette nouvelle frontière permettant de tester de nouvelles idées, de nouveaux comportements. Malgré la masse conséquente de connaissance accumulée, malgré sa puissance sans précédent permettant de comprendre, de modéliser, d’expérimenter, internet n’a pas réussi à démontrer sa capacité à organiser, à passer à l’action, à faire évoluer les choses. S’il est un outil indéniablement puissant, il n’a pas vraiment réussi à transformer le monde au-delà de quelques expériences stimulantes, mais marginales, malgré les promesses et les efforts des hackers comme des entrepreneurs… A-t-il vraiment réussi à ouvrir l’esprit des internautes ? Quand on voit la puissance des idées les plus rances sur le net aujourd’hui, on peut en douter. S’il demeure le lieu où les nouvelles idées apparaissent et se répandent, force sera-t-il de constater, qu’elles demeurent marginales. En ajoutant de la complexité au monde, l’internet ne l’a pas rendu plus clair, plus lisible, plus simple.

Depuis l’origine, la technologie représente quelque chose de plus utopique, de plus démocratique qu’un simple groupement d’intérêt. La révolution de l’information est née de la contre-culture des années 60-70 de la Baie de San Francisco, influencée par les fondateurs du Homebrew Computer Club et quelques ingénieurs idéalistes qui ont affirmé que les réseaux numériques pouvaient stimuler notre « intelligence collective ». Depuis sa création par Apple, l’ordinateur personnel a toujours été considéré comme un outil de libération personnel. Avec l’arrivée des médias sociaux, la technologie numérique s’est elle-même proclamée comme une force de progrès mondial prêt à changer le monde. Et c’est seulement aujourd’hui, depuis les révélations d’Edward Snowden et le développement des monopoles des Gafa qu’il nous paraît chaque jour un peu plus l’outil de notre asservissement.

Le monde n’a pas beaucoup changé depuis les premières révélations d’Edward Snowden, pourtant, en huit mois, il ressemble de moins en moins à celui que nous voulions imaginer. Il est peut-être temps de comprendre pourquoi.

Hubert Guillaud

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