D’autres Valley

Juliana Rotich est la fondatrice et directrice d’Ushahidi, une organisation non gouvernementale kenyane, spécialisée dans le développement de logiciels pour la citoyenneté. En 2009, elle était venue présenter Ushahidi à Lift Genève (vidéo). Ushahidi n’avait alors qu’un an. La fibre optique n’arrivait pas jusqu’à Mombassa. « Beaucoup de choses ont changé depuis. Et je vais m’intéresser à ce qu’il se passe quand les barrières à l’innovation s’abaissent. »

Vers la silicon savanne

« L’internet est le plus puissant outil créé par les humains pour connecter, collaborer et comprendre les gens de différentes cultures, races et nations, dit Ethan Zuckerman. L’ouverture est l’héritage d’internet, imaginé dès l’origine par les pères fondateurs du réseau », explique Juliana Rotich. « Et les projets open source comme Open Street Map ou Wikipédia poursuivent cet héritage, qui est notre patrimoine commun, à nous internautes, qu’on vienne d’Afrique ou d’ailleurs. »

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Image : Juliana Rotich sur la scène de Lift, photographiée par Swannyyy, avec, derrière elle, des dizaines d’exemples d’utilisations d’Ushahidi.

En Afrique, l’infrastructure technologique s’est considérablement améliorée depuis septembre 2008. Le continent est désormais relié au réseau via des interconnexions intercontinentales. Les coûts de communications ont chuté. Les débits ont augmenté. Publier une vidéo sur l’internet ne pose désormais plus de problèmes et la connectivité ne va pas cesser de progresser. Aujourd’hui, elle relie jusqu’au monde rural. Depuis 2011, de nombreux nouveaux services en ligne sont apparus : des dizaines de services conçus pour répondre aux besoins de la population locale se sont créés comme comme le montre la carte des services 2.0 africains… Certains sont conçus sur mesure, comme Elma développé par CraftSilicon, un service mobile bancaire, qui est d’ailleurs utilisé par Ikea. D’autres sont effectivement des adaptations aux marchés locaux…

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Image : le web 2.0 africain… Quels services connaissez-vous ?

La couverture mobile s’est améliorée, même dans les régions rurales du Nord du Kenya. 9 Kenyans sur 10 ont un téléphone mobile dans la poche. Les coûts ont baissé et le nombre d’abonnés est passé de 8 à 22 millions en 4 ans. « Ma famille peut m’appeler aux Etats-Unis pour moins cher que je ne l’appelle ».

Reste que tout n’est pas si simple en Afrique, bien sûr. Au Nigeria, les gens doivent porter sur eux plus de 4 téléphones d’opérateurs différents, car les réseaux ne sont pas fiables. L’Afrique n’est pas égale. Le manque de fiabilité des installations électriques rend la connectivité défaillante. « Le coeur de l’Afrique n’est toujours pas connecté ».

Quand on parle de l’Afrique, on évoque souvent MPesa, le service d’argent mobile. Il faut dire que l’adoption a été phénoménale, estime Juliana Rotich. 20 % du produit national brut kenyan passe par le téléphone mobile. Les gens s’en servent pour payer l’école, leurs employés… Les usagers et services du téléphone s’étendent aussi à la santé, l’éducation, le transport, la finance.

En 2009, Ushahidi ne proposait que quelques services. Depuis ceux-ci ont explosé. « Nous avons beaucoup appris depuis 2 ans. Notamment qu’il faut à tout prix travailler en équipe et avec la communauté. Il faut certes fournir les outils, mais aussi permettre qu’ils soient faciles à utiliser et observer comment les gens les utilisent. Via Crowdmap, Ushahidi c’est désormais plus de 15 000 déploiements dans 128 pays. A Nairobi, la capitale kenyane, lors d’une pénurie de carburant, les gens s’en sont servis pour indiquer les endroits où ils trouvaient encore du carburant et là où il n’y en avait plus.

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Image : la carte des utilisations d’Ushahidi dans le monde.

Un tel succès n’aurait pas été possible si le logiciel n’avait pas été disponible en open source et s’il n’avait été disponible qu’en anglais, estime la fondatrice d’Ushahidi. La plateforme et les applications mobiles existent dans 16 langues. « La traduction donne du pouvoir aux gens. » Le partenariat avec Global Voices a permis de créer des ponts entre les cultures.

En Afrique, les grands services mondiaux sont également présents. « Facebook rassemble 7 millions d’utilisateurs en Egypte, 2 millions au Kenya, mais ces « jardins clos » empêchent la générativité. On peut bâtir des choses avec Facebook, on peut l’utiliser, mais il est plus difficile de bâtir une société avec Facebook. C’est un défi pour bien des services africains. Comment intégrer des sources ouvertes dans un monde construit de murailles ? »

En 2010, Ushahidi a voulu rendre à la communauté locale un peu de ce qu’elle lui avait apporté. Elle a ouvert un espace de travail collaboratif, le iHub. Car Juliana Rotich en semble convaincue, l’Afrique peut faire le nouveau Google, en misant sur la générativité et l’open source. Car elle est à un carrefour. « Nous avons une culture d’entreprise », clame l’entrepreneuse, qui espère voir poindre, demain, une silicon savane, pendant d’une Silicon Valley.

L’innovation participative brésilienne

On invite rarement le Brésil à parler d’innovation. Et pourtant… Gabriel Borges, l’un des responsables de l’agence brésilienne Click Isobar, est venu montrer que l’innovation sur le net, ne résidait pas que dans la Silicon Valley américaine.

Le Brésil se transforme. La classe moyenne se développe. Son pouvoir d’achat également. Bien sûr, le pays va accueillir la coupe du monde de football en 2014 et les Jeux olympiques en 2016… « Mais il y a une autre révolution en cours, silencieuse, que peu de monde en dehors du Brésil connait… Au Brésil, les nouveaux consommateurs sont numériques ! » Avec 78 millions d’internautes, le Brésil est le 5e pays du monde en nombre d’utilisateurs d’internet. Pourtant, la pénétration d’internet y est encore très faible : 38 % ! C’est dire s’il y a encore une marge de progression, laisse entendre Gabriel Borges.

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Image : Gabriel Borges sur la scène de Lift, photographié par Pierre Metivier.

Les Brésiliens utilisent intensément les médias sociaux. Ils ont la plus grande communauté MSN du Monde, sont le second public de Youtube. Le Portugais est la seconde langue la plus utilisée sur Twitter derrière l’anglais. Et en terme de réseaux sociaux, le Brésil a la particularité de ne pas tant utiliser Facebook que Orkut, le réseau social de Google. Pour Gabriel Borges, si les Brésiliens se passionnent autant pour les réseaux sociaux, c’est incontestablement parce qu’ils sont sociables par nature. « L’utilisateur moyen d’un réseau social dans le monde a 120 amis. En Amérique latine, il en a 176. Au Brésil, la moyenne est de 231 ! Presque le double de la moyenne mondiale ! »

Alors que se passe-t-il quand on mixte la croissance économique et les réseaux sociaux. Quand on regarde comment la production par les pairs peut-être source d’innovation, de connaissance, de culture… Et Gabriel Borges de nous raconter une incroyable histoire. Qui commence autour d’un groupe de fan d’un groupe de musique suédois, Miike Snow. Ce groupe de fans souhaitait faire venir le groupe au Brésil. Ils ont donc demandé au groupe la somme qu’il fallait réunir pour le faire venir… Les fans ont donc divisé la somme total pour vendre des billets sur l’internet, avec une particularité : les acheteurs des premiers billets permettant d’atteindre la somme nécessaire pour faire venir le groupe seraient remboursés à mesure du succès par les achats supplémentaires. Tant et si bien que la plupart de ceux qui achètent les premiers tickets finissent par venir gratuitement aux concerts. Le succès a été immédiat. Le groupe suédois est venu faire un concert. Depuis, il y en a eu de nombreux autres. Pour Miike Snow, les 280 personnes qui avaient acheté un ticket remboursables l’ont toutes été. Et ceux qui ont acheté les tickets remboursables de 6 des 10 spectacles produits depuis le lancement on pu les voir complètement gratuitement. Aujourd’hui, Queremos « défie le système de l’industrie de la culture au Brésil en mettant en contact fans et groupes de musique, sans intermédiaire ».

Mais ce n’est pas la seule histoire que Gabriel Borges nous rapporte de là-bas. Fiat Brésil a décidé de créer le premier véhicule crowdsourcé, c’est-à-dire pour la conception duquel les consommateurs étaient invités à participer. Via un simple blog sur WordPress, Fiat Mio a rassemblé quelque 17 000 consommateurs qui ont proposés des idées pour améliorer le prototype. L’équipe en charge du projet a décortiqué quelque 11 0000 suggestions durant les 15 mois qu’a duré l’aventure. Les designers de Fiat ont été les mains des utilisateurs. Le site a recueilli quelque 2 millions de visiteurs uniques provenant de 160 pays (au début conçu pour le Brésil en portugais, Fiat a décidé ensuite de traduire le site en anglais pour élargir l’audience). Mais surtout, il a permis de récolter une foule d’idées. Un visiteur par exemple a suggéré que le klaxon devait avoir un contrôle de volume selon la pression qu’on exerçait dessus…

Le prototype final a été exposé au dernier salon de l’automobile brésilien (vidéo promotionnelle des fonctionnalités).

Cette expérience a été riche, estime Gabriel Borges. Elle a montré que les environnements collaboratifs ne reposent pas sur l’anarchie, mais qu’ils nécessitent des leaders et des stimulus. Le projet a commencé par expliquer les règles, comment fonctionnaient les licences Creative Commons sous lesquelles ont été placées les contributions. Elle a permis de faire apparaître quatre grandes catégories d’utilisateurs : les contributeurs, c’est-à-dire ceux qui veulent apporter une idée, les ambassadeurs qui souhaitent promouvoir l’idée, les commentateurs, ceux qui veulent discuter des idées, et les observateurs qui regardent attentivement l’évolution de l’expérience. « Mais tous, à leur niveau, sont engagés, et tous sont importants ». Et ce, même si les motivations de chacun demeurent très individuelles : « il y a des gens qui voulaient juste avoir un retour des experts sur leurs idées dans ce domaine et d’autres qui voulaient obtenir des récompenses à leurs contributions, mêmes symboliques ».

Bien sûr, la voiture créée en collaboration avec les utilisateurs n’a pas ouvert tous les process, comme les dispositifs de sécurité. « C’est plutôt une question d’équilibre entre les utilisateurs et le savoir-faire des experts. Mais ces derniers ont répondu aux demandes des premiers. On a inspiré les gens et ils nous ont inspirés. Les experts ont partagé, même leurs doutes, et cela a profondément stimulé le public. Et surtout, cela a changé le comportement de Fiat au Brésil. Les ingénieurs de Fiat ne veulent plus concevoir à l’ancienne, ils veulent désormais se servir de ce modèle pour créer et innover… Mais on ne sait pas encore de quoi sera faite la prochaine étape. »

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