Et si… les machines se disaient « et si… » ?

La créativité automatique a depuis longtemps été débattue dans le milieu de l’intelligence artificielle, même s’il ne s’agit pas du domaine qui a suscité le plus de travaux. Le site d’information Physorg nous apprend qu’un partenariat entre cinq universités (Londres, Madrid, Dublin, Cambridge et Ljubljana) s’attaque aujourd’hui au problème en élaborant le projet « WHIM » (pour What-if Machine). Celle-ci produit diverses idées de scénarios, tous commençant par l’expression « what if ? » Par exemple « Et si des esclaves tremblants étaient libérés de leurs maîtres, partaient voyager et devenaient des héros intrépides ? » Mais la production aléatoire de phrases n’est pas le seul propos de la What-If Machine. Le programme, affirment ses concepteurs, est en mesure d’évaluer l’impact de chaque proposition, de déterminer laquelle sera susceptible de convaincre le lecteur de sa pertinence. Pour ce faire, l’algorithme dispose de « modèles du monde » correspondant à chaque terme utilisé. Ensuite, le programme génère des idées en « utilisant les notions de surprise, de tension sémantique d’incongruité« . Il évalue ensuite leur potentiel en les comparant avec les modèles du monde déjà présent. Enfin, il crowdsource lesdites propositions afin de déterminer celles qui plaisent le plus aux lecteurs, afin de perfectionner l’algorithme de création.

J’avoue ne pas avoir été si impressionné que cela par les résultats de la What-If Machine. Certaines fois, pourtant, des phrases touchaient juste, par exemple celle-là : « Et si les anges perdaient leur pureté, s’entraînaient au combat et devenaient des commandos terrifiants ? » Ce qui est exactement le scénario du film Légion, l’armée des anges sorti en 2010, et de la série dérivée Dominion.

Cette seconde proposition n’est pas mal non plus : « Et si des médecins respectés quittaient leurs hôpitaux, embrassaient la criminalité et devenaient des criminels véreux ? » On n’est pas si loin de Breaking Bad ! Cela dit, la plupart des propositions générées sont tout simplement stupides et dénuées de sens.

En fait, on peut se demander si certaines séries n’utilisent pas depuis longtemps déjà ce genre de techniques aléatoires, par exemple : « et s’il y avait des tortues dotées de compétences d’assassins japonais qui vivaient dans les égouts et mangeaient des pizzas au chocolat ? » dans un épisode de South Park, les personnages découvrent que les gags de la série Family Guy sont produits aléatoirement par des lamantins manipulant des balles avec du texte dessus. Lorsqu’on regarde un peu Family Guy, on doit reconnaître que c’est en effet une hypothèse assez plausible.

De la Beat Generation à la traduction automatique

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Mais l’intérêt n’est pas tant la What-If Machine elle-même que la multitude de recherches qui se développent en association avec le projet. La page d’accueil du site propose un nombre impressionnant de publications sur le sujet réalisées par les membres des différentes équipes universitaires impliquées dans le projet. Parmi eux, l’un deux a particulièrement attiré mon attention, il s’agit de Running with Scissors :Cut-Ups, Boundary Friction and Creative Reuse (.pdf), écrit par un membre de l’équipe irlandaise du projet WHIM, Tony Veale. En effet, la première impression que j’ai eue en lançant la What-If Machine, c’est de n’avoir affaire à rien d’autre qu’un « cadavre exquis » ou un cut-up à la William Burroughs. Mais justement, ce papier montre que les concepteurs étaient parfaitement conscients de cette filiation.

Le cadavre exquis était une technique inventée par les surréalistes qui consistait à faire écrire un morceau de phrase à chaque membre d’un groupe, sans en révéler le contenu, puis à assembler le texte ainsi produit, donnant une phrase des plus étranges. « Le cadavre exquis boira le vin nouveau » fut la première réalisation obtenue grâce à cette technique.

Plus tardif, le cut-up a été popularisé par l’écrivain William Burroughs et le peintre Brion Gysin, (ils ont également tous les deux mis au point la « Dream Machine » dont nous avons déjà parlé). Cela consiste à découper divers documents (articles de journaux, etc.) de façon à séparer les débuts de phrase et leur fin. Puis on réassemble les documents aléatoirement. Burroughs appliqua ensuite le même type de recombinaison à des bandes magnétiques. D’autres célébrités se sont par la suite mises au cut-up notamment dans les milieux du rock ; David Bowie, qui a rencontré Burroughs en 1974, l’a utilisé pour certaines paroles de ses chansons, comme Blackout.

Le plus connu des cut-up (d’ailleurs cité par Veale) est une phrase obtenue alors que Burroughs travaillait sur un article concernant le milliardaire Paul Getty : « c’est une mauvaise chose que poursuivre son père en justice« . Un an plus tard, en effet, Paul Getty était poursuivi par un de ses fils. Pour Burroughs très investi dans l’occultisme (tout comme David Bowie d’ailleurs), le cut-up était bien plus qu’une simple technique littéraire, il s’agissait d’un procédé magique, capable de prédire l’avenir et même, pensait-il, d’agir dessus.

Veale s’inspire de ces travaux artistiques et les met en parallèle avec des algorithmes contemporains, comme l’EBMT (Example-Based Machine Translation). Cette technique de traduction automatique repose sur un corpus de textes bilingues, divisés en petites unités. Lorsque le logiciel effectue une traduction, il va prendre parmi cette multitude d’exemples la traduction qui lui semble la plus pertinente, et ce faisant, va souvent assembler des morceaux de phrases issus de textes différents du corpus. En bref, une espèce de cut-up. Malheureusement, cela crée certaines incohérences d’ordre grammatical, la position des sujets, verbes et compléments ne se retrouvant pas forcément en accord. Cela crée ce que Veale nomme une friction aux frontières. Le programme va alors essayer de réduire cette friction en effectuant des modifications sur la phrase obtenue. Dans un système créatif, insiste Veale, on recherche précisément cette friction, elle ne constitue en rien un défaut. On peut aussi distinguer plusieurs niveaux de friction. Les systèmes de traduction automatique souffrent d’une friction de surface, au niveau grammatical. Celle-ci existe aussi dans les systèmes créatifs, mais elle n’est pas considérée comme importante. En revanche, les techniques créatives encouragent une « friction profonde« , d’ordre sémantique.
A noter que Veale, sans bien sûr adopter les croyances ésotériques de Burroughs, note que des techniques comme l’EBMT, servent aussi, à leur manière à prédire le futur. En effet, elles utilisent des éléments connus pour « prédire » le contenu d’un document encore inconnu. « Lorsque vous coupez dans le présent, il se produit des fuites venues du futur« , rappelle-t-il, citant Burroughs.

Des cut-up « intelligents ?

Le texte continue ensuite en développant la notion de « cut-up de connaissance » et de « mash-up conceptuel ». Il est assez facile d’automatiser le cut-up traditionnel. Veale en donne un exemple avec le twitterbot, @twoheadlines, qui joint de manière aléatoire les Unes de différents médias : « Terminator Genisys remplacera votre batterie dès qu’elle aura atteint 80 % de sa capacité. »

Mais Veale souhaite aller plus loin. Il veut que le système soit capable d’évaluer le contenu de ses cut-ups (donc comme le fait la What-If Machine), et produire des aphorismes possédant une véritable impression de sens. Pour cela, il recourt au principes du web sémantique, en recourant à une base de données fondée sur des triplets. Par exemple le triplet < poet; use; metaphor >. A chaque terme du triplet est associé un ensemble de termes présentant un certain de degré de similarité. Par exemple poètes, philosophes, écrivains, artistes, sont des termes partageant un certain nombre de références communes. Il ne serait ainsi pas faux de dire qu’un philosophe utilise des métaphores. Et le tout est connecté au web, afin d’évaluer la pertinence des triplets : « le cut-up disant que les philosophes utilisent des métaphores est confirmé par une recherche Web trouvant des centaines de documents pour l’appuyer« , précise Veale. A partir de ce système est né le Metaphor Eyes, ainsi qu’un twitterbot le @metaphormagnet qui émet parfois des messages assez étranges, et pas inintéressants, par exemple : « Je pensais être un mentor attentionné encourageant les étudiants. Maintenant je me vois comme un exécuteur sauvage commandité par un tyran« . Ou encore : « #SarahConnor combine le meilleur de #Tarzan et le pire de #Moise : Elle est athlétique et musclée, mais également austère et moralisatrice« .

En fait, le metaphormagnet me semble beaucoup plus convaincant la What-If Machine elle-même. Ces travaux nous montrent en tout cas vers où pointent les recherches actuelles dans ce domaine.

Peut-on dire que les machines deviennent vraiment « créatives » ? Pas forcément. Après tout, l’interprétation qu’en fait le lecteur reste toujours fondamentale. Mais on l’a vu, les artistes ont souvent utilisé l’aléatoire pour débloquer leur inspiration, que ce soit par le cadavre exquis, le cut-up, les Stratégies obliques de Brian Eno et Peter Schmidt, ou même l’antique Yi-Jing, qui fut utilisé par John Cage pour composer certaines de ses musiques ou par Philip K. Dick lorsqu’il écrivit le Maître du Haut-Château. Les artistes de demain recourront-ils à des mash-up conceptuels pour trouver l’inspiration ? Ou au contraire l’architecture algorithmique de ces programmes ne risque-t-elle pas de produire des résultats insuffisamment aléatoires pour susciter un véritable éclair créatif ?

Rémi Sussan

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  1. Voir le site cloem.com: à partir d’un texte initial court sont créées des milliers de variations différentes. Les phrases sont grammaticales et des options de gestion de vocabulaire permettent de contrôler la création de sens (sémantique). Lien: http://www.cloem.com