Les jeux vidéos, entre euphorie et incertitude

En ouverture des dernières Journées Internationales de l’IDATE se tenait le 3e Forum International des Jeux Vidéo, consacré principalement aux « prochains virages technologiques et industriels » du secteur. Dans la foulée de cet événement, nous avons voulu faire le point sur les principaux enjeux qui animent l’industrie du jeu vidéo, et souligner quelques uns des paradoxes qui caractérisent ce marché.

Consoles : nouvelle génération en vue

Une fois de plus, l’industrie du jeu vidéo s’apprête à prendre un nouveau virage, avec l’arrivé sur le marché de consoles de nouvelle génération. Ces consoles, qui feront leur apparition, pour la plupart, au premier semestre 2005, se caractérisent par leur caractère hybride.

Sony PSP Nintendo DS

Sony PSP vs. Nintendo DS

La PSP, 3e console de jeu développée par Sony, est emblématique de ce tournant. Très attendue, cette « PlayStation Portable » se présente comme une console de petite taille (17cm x 7cm, environ), mais incluant de nombreuses fonctionnalités inédites, notamment la capacité de se connecter à l’internet en Wi-Fi, ou d’adjoindre des périphériques via un port USB. Elle sera commercialisée au Japon à partir du 12 décembre (au prix de 20 790 yens, soit environ 150 euros) puis aux Etats-Unis et en Europe courant 2005. La Nintendo DS, elle aussi représentative des nouvelles tendances, est la concurrente directe de la PSP. Elle inclut un module Wi-Fi permettant de connecter 16 joueurs, en réseau local ou via l’internet. Elle comporte également deux écrans, pouvant restituer deux vues différentes d’une même scène de jeu. En outre, l’un de ces écrans est tactile et peut être utilisé, via un logiciel ad hoc, pour dialoguer entre utilisateurs, en temps réel, par le biais de messages manuscrits ou de dessins. La console a été introduite sur le marché américain le 21 novembre (au prix de 150 $), puis au Japon le 2 décembre.

Outre les deux acteurs japonais, de nouveaux entrants entendent également s’inviter à la fête. C’est notamment le cas de Gizmondo, filiale anglaise de la société américaine Tiger Telematics, qui s’apprête à commercialiser une autre console très attendue. La Gizmondo, qui fonctionne sous Windows CE, est dotée d’une carte graphique 3D et intègre surtout un module Bluetooth, un appareil photo numérique et un puce de localisation GPS. Elle peut également se connecter aux réseaux sans-fil GPRS. L’appareil sera disponible en Grande-Bretagne avant la fin de cette année, et aux Etats-Unis au premier trimestre 2005. Enfin, on peut mentionner la société californienne Tapwave, dont le Zodiac, un PDA-console fonctionnant sous Palm OS, également doté de Bluetooth, d’un joystick intégré et d’un écran couleur haute résolution, a été introduit sur le marché américain en juin dernier.

Gizmondo Zodiac

Gizmondo vs. Zodiac

Bluetooth, GPRS, Wi-Fi, photo, chat… En lisant les descriptifs techniques de ces nouveaux terminaux, on peut se demander s’il ne s’agit que de consoles. Et surtout, si nous sommes encore dans le domaine des jeux vidéos. De multiples accessoires sont d’ailleurs déjà prévus, ou ont été présentés, pour élargir encore le champ des possibles. La PSP peut ainsi être complétée par une caméra USB (de type Webcam) ou un module de positionnement satellite GPS. De même, début décembre sera disponible au Japon une carte tuner destinée à la Nintendo DS, et permettant de transformer la console en téléviseur portatif. Quant à Gizmondo, l’entreprise insiste sur le fait que la « console » peut servir à regarder des films, téléchargés à partir d’un PC (et transférés à la console via le port USB) et annonce surtout qu’un service de téléchargement de musique sera prochainement lancé, en partenariat avec OD2, contribuant à transformer l’appareil en baladeur MP3.

Il semble donc clair que ces nouvelles machines ne sont pas uniquement destinées au jeu, et comme le souligne Fred Hasson, Président de TIGA, une association anglaise qui regroupe une centaine de développeurs indépendants, « il ne faut plus parler de ‘jeu vidéo’, mais de ‘centres de divertissement’ pour décrire les consoles de nouvelle génération ». Et, au-delà du simple « divertissement », on peut également arguer que ces appareils constituent de nouveaux outils communicants, permettant de jouer, d’échanger, de se connecter et plus généralement de consommer toutes sortes de services numériques.

Reste à savoir comment réagiront les consommateurs à ces nouveaux appareils, plus hybrides que jamais. Nintendo annonce déjà que deux millions d’exemplaires de sa DS seront vendus avant la fin de l’année, et deux autres millions avant mars 2005.

Pour l’heure, le seul élément d’appréciation provient des résultats relatifs à la N-Gage, un autre appareil hybride, mi-console de jeu, mi-téléphone mobile fonctionnant sous le système Symbian. Introduit sur le marché par Nokia en octobre 2003, l’appareil n’a pas rencontré son public, et le PDG de Nokia, Jorma Ollila, reconnaissait en février dernier que les ventes avaient à peine atteint le quart des objectifs fixées. La sortie d’une nouvelle version en été 2004, la N-Gage QD, 30 % moins chère que la version initiale et encore plus résolument orientée jeu en réseau (mais dépourvue de la fonction baladeur MP3), semble avoir été mieux accueillie. « Un million de N-Gage ont été vendues », assure Xavier Des Horts, Directeur de la Communication de Nokia France. Le chiffre reste faible, au regard des prévisions parfois avancées dans la presse en 2003, faisant état « de 6 à 9 millions de consoles vendues à fin 2004 ». En outre, Xavier Des Horts estime que la plate-forme est utilisée par « 150 000 joueurs en réseau », soit 15 % des propriétaires de l’appareil, pourtant clairement positionné sur le jeu en réseau, mais semble néanmoins confiant et annonce que deux nouveaux titres seront prochainement proposés, qui pourront supporter 1000 joueurs en réseau.

Quoi qu’il en soit, le mélange des genres au sein d’un appareil unique est une tendance forte. Comme le confirme Alain Tiquet, Directeur Marketing de nVidia, leader mondial dans le domaine des processeurs graphiques, « tous les constructeurs de consoles demandent les trois mêmes choses : des processeurs graphiques dédiés, permettant de limiter la consommation énergétique, des capacités de communication étendues, offrant des débits importants et accroissant les possibilités en matière de mobilité, et des logiciels de compression efficaces ».

Les paradoxes de la convergence

Pour autant, la généralisation d’une machine portable unique destinée à la communication aussi bien qu’au jeu et au jeu en réseau doit encore devenir effective.

SnakeL’insuccès de la N-Gage constitue pourtant un paradoxe : les jeux sur téléphone mobile connaissent un succès considérable. Comme le souligne Pierre Carde, Directeur de Lyon Game, la première association française regroupant une cinquantaine d’entreprises du secteur du jeu vidéo, « bien que les jeux pour mobiles représentent une faible part du marché du jeu en termes de montants financiers, il n’en est pas de même en volumes : 200 millions de jeux pour téléphones mobiles ont été vendus, à comparer à 400 millions de jeux pour PC et consoles ». Il prédit également que cette répartition sera inversée dans deux ans. Un avis partagé par Jean-Claude Heudin, Directeur du laboratoire de recherche de l’Institut International du Multimédia au Pôle Universitaire Léonard de Vinci, qui estime que « en 2008, les jeux sur mobiles représenteront 30 % du marché total, soit 8,3 milliards de dollars ». Mais pour l’heure, force est de constater que les jeux sur mobile ne sont pas les mêmes que ceux qui font fureur dans l’univers des consoles. « Le jeu le plus diffusé au monde est le logiciel Snake, popularisé par Nokia et présent sur 350 millions de téléphones mobiles », rappelle Pierre Carde. Snake (ci-contre), un jeu d’adresse très basique (l’utilisateur doit empecher un serpent dont la taille augmente avec le temps de se mordre la queue), ne correspond pas forcément à l’idée que l’on se fait d’un « jeu vidéo »… « Quelle que soit la sophistication des consoles portables de nouvelle génération, il y aura toujours de la place pour des jeux conçus spécifiquement pour de simples téléphones mobiles« , souligne Marc Lefour, Vice-Président de In-Fusio, une florissante start-up spécialisée, précisément, dans le développement de jeux pour téléphones.

La même dichotomie est du reste observable dans l’univers de la télévision interactive. Dans ce domaine aussi, le jeu est parfois extrêmement populaire. Sky Gamestar, la chaîne dédiée au jeu du service anglais Sky compte ainsi 1,2 millions d’utilisateurs, qui consomment des jeux payants sur leur téléviseur (0,95 euro par session, ou 2,50 euros pour un forfait journalier). « La population de joueurs est équitablement répartie entre hommes et femmes, et plus d’un tiers sont des enfants, dont beaucoup de moins de 9 ans », explique Dan Chronnell, Directeur du Développement des Jeux sur BskyB, ajoutant que les services proposés correspondent à du « Back to basic », c’est-à-dire à des jeux volontairement basiques. « Les gens jouent quand la télévision est allumée. Ils jouent moins quand les programmes sont le plus intéressants, à l’heure du prime-time par exemple. Et beaucoup profitent des coupures publicitaires pour faire un jeu qui ne dure que quelques minutes », ajoute Dan Chronnell. Mais, malgré des promesses anciennes, les jeux dont il s’agit ici n’ont pas grand chose à voir avec les jeux vidéos. Les jeux disponibles sur les chaînes télévisées sont le plus souvent des jeux traditionnels, des quizz, ou des adaptations de franchises, de type Monopoly ou « Qui veut gagner des millions ? ». Sky teste depuis juin une formule permettant aux joueurs de s’affronter deux à deux. Mais l’interactivité y est réduite à sa plus simple expression et, par exemple, le chat entre les joueurs s’effectue via des expressions toutes prêtes et pré-formattées, parmi lesquelles on choisit avec sa télécommande. « Le jeu le plus populaire au monde, c’est le solitaire ! », lance Laurent Weill, Vice-Président de l’Association Française des Développeurs, Editeurs et Fournisseurs de Services en télévision Interactive (AFDESI), et Président de Visiware, une agence spécialisée dans le développement de jeux télévisés interactifs. Et d’ajouter : « sur la télévision, les jeux doivent être très simples, immédiats et intuitifs d’accès, sans nécessiter la lecture d’un mode d’emploi. Et ils doivent avoir de l’intérêt, que l’on joue 10 minutes ou plusieurs heures ». « Les deux marchés que sont la télévision interactive et le jeu vidéo vont continuer à diverger », estime-t-il.

Reversi Miss Pearl

Reversi et Miss Pearl, deux jeux sur TV (jeux Visiware)

En somme, on a bien l’impression que les usages se sont scindés en deux. D’un côté des jeux autant sophistiqués qu’exigeants en termes de ressources matérielles et de temps, réservés aux micro-ordinateurs et aux consoles traditionnelles. De l’autre, des jeux « simples », destinés à passer le temps, que l’on peut aisément pratiquer sur l’écran lilliputien d’un téléphone mobile ou avec la télécommande d’un téléviseur. Les consoles de nouvelle génération, en tentant de s’insinuer entre ces deux usages constatés, reposent sur un pari qui n’est pas gagné d’avance. La popularité du haut-débit, du sans fil et du concept de jeu en réseau va probablement servir les constructeurs, mais la nouvelle forme de convergence induite par ces nouvelles consoles paraît sinon forcée, du moins, peut-être, prématurée. « Une console portable induit des usages différents de ceux d’une console de salon. La PSP est sans doute le plus gros challenge auquel doive faire face Sony », estime Geoffroy Sardin, Directeur Général d’Ubisoft France, soulignant « qu’il n’est pas certain qu’il faille aller à tout prix vers la convergence ».

Les affres du marché

A ces incertitudes s’ajoute l’expression croissante d’une certaine morosité, voire d’un « mal être », notamment de la part de beaucoup de développeurs de jeu. C’est du reste, probablement, un autre paradoxe sur un marché florissant, porté par une vaste industrie et caractérisé par des enjeux financiers considérables.

Eric Mallet, Directeur Général de Sixela Productions, un studio de développement français, souligne que « si le rythme d’apparition des consoles est trop rapide, les développeurs ne peuvent pas suivre ». Et Fred Hasson rappelle que « en Grande Bretagne, 23 studios indépendants ont fermé leurs portes en 2003, ainsi que plus d’une vingtaine d’autres depuis le début de l’année 2004 ».

Cet état de fait est l’une des conséquences, sans doute perverse et là aussi paradoxale, de la multiplication des supports permettant de jouer. On pourrait penser que le nombre croissant et la diversité de machines destinées au jeu favoriseraient la création et dynamiseraient les studios indépendants. En fait, ce n’est pas réellement le cas, en grande partie parce que les budgets de production augmentent de façon considérable, qu’il s’agisse de jeux vidéos traditionnels, pour lesquels les budgets moyens se chiffrent en millions d’euros, ou de jeux destinés aux nouvelles plates-formes. Marc Lefour explique par exemple : « Il faut désormais entre 8 et 12 mois pour développer un jeu destiné aux téléphones mobiles, qui doit désormais être testé sur pas moins d’une centaine de téléphones différents. Cela entraîne un budget de production par jeu qui est de l’ordre de 200 000 euros. En 2006, il est probable que ce budget sera de plus d’un million d’euros ».

Il devient donc de plus en plus difficile pour les indépendants de faire face, d’autant que les grands acteurs intègrent de plus en plus des studios de développement en interne. Clairement, ce marché en évolution perpétuelle est aussi en phase de restructuration permanente. « Il y a encore beaucoup d’acteurs, mais la phase de consolidation va se poursuivre et ce pendant encore quelques années », prévient Alain Tiquet.

Et cette consolidation de touche pas seulement les entreprises, mais aussi les titres disponibles sur le marché. « Il n’y a plus de place sur le marché pour 4 à 5000 titres, comme par le passé », estime Romain Poirot-Lellig, Directeur des Affaires Internationales de l’Association des Producteurs d’Oeuvres Multimédia (APOM). Et tous les acteurs s’accordent à prédire qu’il y aura de moins en moins de titres sur le marché, mais que ces titres seront de plus en plus gros, en termes de budget de production notamment. « Il faut clarifier l’offre », estime Philippe Sauze, Directeur de Electronic Arts France. Et Geoffroy Sardin, regrettant « l’incompréhension entre les deux mondes que sont la production d’un côté, la gestion financière et la distribution de l’autre », pressent qu’il va falloir « harmoniser les processus de production, quitte à perdre en créativité ».

En France, Laurent Sorbier, Conseiller technique pour la Société de l’Information et les télécommunications au cabinet du Premier Ministre, rappelle que les deux fonds d’aide à la création, RIAM (Réseau de Recherche et Innovation en Audiovisuel et Multimédia et FAEM (Fonds d’Aide à l’Edition Multimédia) ont servi à financer cette année une trentaine de projets, pour un montant supérieur à cinq millions d’euros. Il confirme également que « le gouvernement est conscient que 2005 est une année critique et charnière pour l’industrie du jeu vidéo », et souligne que la création de la première « grande école du jeu vidéo » témoigne de l’intérêt des pouvoirs publics pour le secteur. Cette école, l’ENJMIN (Ecole Nationale du Jeu et des Médias Interactifs Numériques), ouverte à Angoulême cette année à l’initiative de Jean-Pierre Raffarin, et dont la première rentrée a eu lieu le mois dernier, délivrera dans trois ans les premiers diplômes d’ingénieurs spécialisés, notamment dans la conception et le design de jeux vidéos. Un signe des temps, mais aussi une nouvelle marque de reconnaissance, pour une industrie décidément complexe.

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