Révolutions et nouveaux médias

La lecture de la semaine, il s’agit d’un texte paru sur le site de l’agence de presse russe Novosti, mais sous la plume d’un éditorialiste français du nom de Marc Saint-Upéry, qui vit en Equateur depuis 1998, et qui assure depuis là-bas une vigie intellectuelle sur nombre de questions qui ne touchent pas particulièrement à Internet. Mais ce texte concerne directement nos problématiques et donne un point de vue intéressant sur les révolutions dans le monde arabe et les nouveaux médias.

« Bonne nouvelle pour tous ceux qui pensent que les révoltes tunisienne et égyptienne sont les premières « révolutions Facebook ou Twitter » : la Tunisie est le premier pays africain à s’être connecté à Internet en 1996, et les blogueurs tunisiens furent les pionniers de la cyberdissidence dans le monde arabe. Donc, tout devait forcément commencer là-bas, non ?

Mais pour refroidir ces excès de « technophilie », sachez aussi que la première Ligue de défense des Droits de l’Homme en Afrique et dans le monde arabe fut fondée en Tunisie en 1980. Deux faits qui ne peuvent pas être lus indépendamment l’un de l’autre.

Notons que le taux de pénétration d’Internet (la proportion des usagers par rapport à l’ensemble de la population) est plus élevé en Arabie saoudite, à Oman et au Koweït qu’en Tunisie (34 %) ou en Égypte (21,2 %). Il l’est encore plus dans les Émirats arabes unis.

moubarakprotest

Le débat fait rage. Au premier rang des sceptiques, Malcolm Gladwell, auteur de best-sellers de vulgarisation scientifique, signale avec dédain que bien des gouvernements ont été renversés avant même qu’Internet soit inventé : « Les opprimés trouveront toujours un moyen de communiquer entre eux. »

On a aussi des visions franchement pessimistes, comme celles du chercheur américain d’origine biélorusse Evgeny Morozov, qui étudie « le versant obscur de la liberté d’Internet ». Les régimes autoritaires peuvent apprendre à utiliser les nouveaux médias à leur avantage, et la possibilité de suivre la trace électronique des activistes est un outil très apprécié par les polices secrètes du monde entier. »

Qu’en est-il vraiment ? se demande Marc Saint-Upéry. « Voyons les deux principaux réseaux de militants à l’origine des premières manifestations du 25 janvier au Caire. Le Mouvement du 6 avril (Wikipédia) doit son nom à la date d’une grève générale convoquée par les ouvriers du textile de Mahalla en 2008. La grève fut un échec ; la mobilisation était trop faible et dispersée, les mesures de répression préventives trop fortes. Mais le réseau informatique de solidarité avec les travailleurs, lui, attira des dizaines de milliers de sympathisants. De manière similaire, la page « Nous sommes tous Khaled Saïd » fut créée en hommage à un jeune entrepreneur torturé et assassiné par la police en juin 2010. Ces deux réseaux se recoupaient en partie et certains de leurs fondateurs se connaissaient mutuellement.

Les nouveaux médias électroniques n’abolissent pas miraculeusement les lois de l’univers politique. Ils créent de nouvelles synergies, mais ils n’inventent pas, ni ne recombinent à volonté, le répertoire de la protestation sociale. Les jeunes cybermilitants égyptiens en étaient bien conscients. Galvanisés par les évènements tunisiens, ils savaient qu’ils ne pouvaient pas uniquement s’appuyer sur leur réseau virtuel pour conquérir la démocratie à coups de « tweets ».

Ils savaient aussi qu’il y avait « quelque chose dans l’air », comme l’écrivait dès le mois d’octobre le blogueur Hossam Hamalawy, bon interprète de la rue égyptienne : « Personne ne sait quand l’explosion aura lieu, mais tous les gens que je croise ces jours-ci pensent qu’elle est inévitable. »

Une fois choisie la date appropriée, nos apprentis révolutionnaires formèrent des petits groupes pour faire de l’agitation dans quelques quartiers populaires stratégiques du Caire, le genre d’endroit où presque personne n’a entendu parler de Facebook ou de Twitter. C’est ainsi qu’ils réussirent à rassembler les premiers milliers de manifestants dont la détermination désespérée déclencha la révolte. Leurs principaux outils ? Des tracts, de solides paires de chaussures et de bonnes cordes vocales.

Le débat sur les nouveaux médias a une autre dimension. Les téléphones portables à caméra numérique intégrée et les chaînes satellitaires jouent sans doute un rôle bien plus important que le taux de connexion à Internet. Les premières images des victimes du régime dans les hôpitaux de la petite ville tunisienne de Kasserine furent prises par des amateurs. Elles circulèrent très rapidement à l’extérieur et à l’intérieur du pays, déjouant la censure féroce de Ben Ali.

En Égypte, explique la chercheuse Sarah Ben-Nefissa, le facteur clé fut la « démonopolisation du champ médiatique » à partir des années 1990. Plus encore que Al-Jazira, il faut mentionner les chaînes satellitaires basées au Caire telles que Dream TV. Depuis 2004, on assistait à un nombre croissant de protestations sociales. Ouvriers, médecins, juges, habitants des bidonvilles, et jusqu’aux collecteurs des impôts locaux, organisaient des sit-in devant leur lieu de travail ou devant une administration et appelaient à la rescousse des journaux privés comme Al Masri al Youm, Al Shourouk ou Al Doustour. La présence des reporters et des photographes était souvent suivie par une invitation à un talk-show vu par des millions de téléspectateurs.

C’est de la même façon que les violences policières commencèrent à être médiatisées. Les nouvelles technologies de la communication n’engendrent pas des mouvements sociaux comme par magie, mais elles élèvent considérablement le coût de la répression en augmentant sa visibilité. Quant aux activistes de la Toile, on paraphrasera Marx en disant qu’ils « font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 28 février était consacrée à Penser la société de l’écran avec Divina Frau-Meigs (blog), professeur à l’université Sorbonne nouvelle, sociologue des médias qui vient de publier un livre sur ce sujet et à Julian Assange en compagnie de Flore Vasseur, auteur, consultante, chroniqueuse et auteur de la préface à l’édition française d’Underground de Julian Asssange et Suelette Dreyfus.

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0 commentaires

  1. Bonjour,
    merci de cette lecture de la semaine qui met les points sur les i concernant le rôle mythifié parfois de facebook notamment. Puisqu’il est question du rôle des vidéos mobiles dans la révolution tunisienne, je me permets de signaler une petite étude que j’ai commise à ce sujet par ici : http://www.mobactu.fr/?p=166
    D’autres billets de ce blog suivent concernant l’usage des anciennes technologies, du téléphone fixe et du mobile comme couteau suisse pour l’Egypte ainsi que les efforts faits pour que la répression en Libye sorte du pays via des réseaux de communication filtrés et bloqués. Ce sont de petites notes de veille et de synthèse en temps réel. Bonne lecture!