Soutenir l’innovation… hétérodoxe

« Nous rêvions de voitures volantes et à la place, nous avons eu 140 caractères » (ceux de Twitter ou du SMS) : cette accroche du “manifeste » d’un fonds de capital-risque américain, résume merveilleusement de qui change dans l’innovation contemporaine – et par conséquent, le défi que la nouvelle tranche annoncée des « Investissements d’avenir » doit relever.

L’innovation dans un monde ultra-connecté devient continue, écosystémique, agile, protéiforme et parfois militante. Des marchés entiers (ceux des « biens culturels », pour commencer) se reconfigurent autour de nouvelles plates-formes qui favorisent à leur tour de nouveaux modèles économiques, de nouvelles formes de consommation. Des appareils qui tiennent dans la poche en contiennent plusieurs dizaines d’autres : téléphone, baladeur, livres, GPS, caméra, boussole, console de jeu, niveau à bulle, lampe de poche… Dans le projet Wikispeed, un groupe d’individus dispersé sur tout le territoire nord-américain a conçu et réalisé en 3 mois une automobile autorisée à rouler aux Etats-Unis, et qui consomme beaucoup moins que ses concurrentes. Wikipedia ouvre quotidiennement à des millions de gens l’accès à des contenus encyclopédiques – et offre à plusieurs dizaines de langues du monde leur première encyclopédie. Des « entreprises sociales » s’efforcent de réinventer le crédit aux plus pauvres, le recyclage, l’usage collectif de véhicules ou d’équipements ménagers…

Nous rêvions de voitures volantes et à la place, nous avons eu 140 caractères
Image : « Nous rêvions de voitures volantes et à la place, nous avons eu 140 caractères », la devise du Manifeste de Funders Fund.

Mais tout cela, nos dispositifs de soutien à l’innovation ne savent pas le voir. Par habitude, par facilité, par conviction parfois, ils privilégient d’une manière presque exclusive des projets dont l’innovation technologique constitue le principe directeur – ce qui n’est le cas d’aucun des exemples qui précèdent, dont, pourtant, on peut difficilement contester le caractère innovant. Personne n’en est vraiment coupable : on fixe des priorités (aujourd’hui « Le numérique, la transition énergétique, la santé, les grandes infrastructures, les nouvelles technologies »), des spécialistes condensent leur vision des enjeux sous la forme d’appels à projets, d’autres jugent les projets qui leur arrivent à l’aune de leurs convictions communes… et tout ce qui sort des clous, les idées en rupture, les « simples » innovations de service ou de modèle d’affaire, leur reste invisible.

A côté de l’innovation technologique, qui demeure bien sûr importante, une autre innovation monte en puissance et c’est bien souvent elle qui change la vie et reconfigure les marchés. Pire, la focale technologique peut empêcher de voir cette autre innovation. Prenons l’exemple de la santé : nos formes habituelles de financement de l’innovation sauront-elles reconnaître l’importance des réseaux de patients, l’émergence de la génomique personnelle, la multiplication des dispositifs individuels de mesure, voire d’autodiagnostic ? Ces projets nous dérangent, parfois pour d’excellentes raisons : du coup nos dispositifs publics choisissent de ne pas les voir, au risque de laisser les ruptures se produire sans du tout les avoir anticipées, sans en être acteurs.

D’où ma recommandation sur l’usage des 10 milliards supplémentaires alloués aux « Investissements d’avenir » : faites comme d’habitude. Mais sur 90 % de cette somme. Réservez-en 10 %, juste 10 %, pour financer des projets hétérodoxes, dérangeants, inattendus, qui n’entrent dans aucune case. Trouvez le moyen d’en financer beaucoup, d’une manière simple et rapide, avec des petits tickets et des clauses de revoyure. Acceptez autant les projets commerciaux que ceux qui produiront des biens communs ou des produits “libres”, dès lors qu’on peut en attendre un effet de levier économique. Osez cela, puis comparez les résultats. On parie qu’ils vous étonneront ?

Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération (Fing).

Cette tribune a été publiée dans le journal Le Monde le 30 mai 2013.

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0 commentaires

  1. Cette approche me paraît d’autant plus pertinente que les thématiques d’innovation s’assimilent aujourd’hui à des objets à vendre, à des thèmes publicitaires à part entière. On vend la thématique, généralement technologique, puis à sa suite les firmes qui les contrôlent, puis à la suite les produits qui s’y rapportent. À ce jeu, se retrouvent face à face l’équivalent du petit commerce et de l’hypermarché, le premier et sa difficulté à être vu, le second assez puissant pour produire jusqu’à des idéologies.
    Avant de nous vendre des données et des mots, Google nous vend l’inéluctable du Big Data ou de l’intelligence artificielle. Sa puissance de persuasion est telle que pour tout le monde, gouvernants comme gouvernés, le progrès devient “çà“ et rien d’autre.
    La ségrégation positive pour les thématiques d’innovation marginales est très certainement une idée à creuser – voire une piste pour “redresser“ les approches prospectives.

  2. Nous revions des connaissances librement partagées et à la place nous avons eu Wikipédia. 😉

  3. Vous avez mis des mots sur ma pensee. La definition de l innovation en France est si restrictive qu elle s en retrouve videe de sa substance. Pour aller plus loin pour les 10 milliards, que sont nos deniers, creons une plateforme publique ou les citoyens decident quel projet merite ou pas d etre finance. Et faisons ainsi confiance a l intelligence collective pour decider l affection de ces fonds…. Plus serieusement, ces 10 milliards ne donneront aucun resultat car ce sont les memes encore et encore qui vont les affectes. Et que nous voyons factuellement aujourd hui leur invompetence notoire, car aucun twitter ou google ou netflix francais n en est sorti!