Technologiser le vivant

Mark Vries est doctorant au département de physiologie et à l’Institut de recherche cardiovasculaire de l’université de Maastricht. Il travaille sous la responsabilité de Mark Post, l’homme qui, cet été, a annoncé avoir cultivé le premier hamburger en laboratoire… Un hamburger de 140 grammes à 250 000 dollars… qui a nécessité 3 mois de fabrication, comme le rapportait LeMonde, et qui a terminé dégusté sur un plateau de télé (vidéo)…

Sur la scène de Lift, tout en nous montrant une vidéo, Mark Vries revient sur combien notre évolution doit à notre régime carné. C’est la consommation de viande qui nous a permis de devenir humains. Mais sa culture a d’importants impacts sur notre planète : sur notre consommation d’eau, de CO², de terres cultivables… Et l’Organisation mondiale de la santé prévoit une multiplication par deux de la production de viande d’ici 2040. « Cette consommation qui nous a définis en tant qu’être humain, désormais nous menace. » Peut-on changer la manière dont on la produit ? Pourrait-on nourrir plus de gens et être plus respectueux de notre environnement si nous étions capables de produire une nourriture plus saine ? Nous pourrions certes tous devenir végétariens, mais il n’est pas certain que cela se passe ainsi à l’avenir… Le taux de végétariens à travers le monde demeure faible, et le temps qu’il va nous falloir pour convaincre tout le monde, notamment les habitants des pays émergents où cette consommation explose, d’abandonner cette habitude risque d’être trop long… En fait, selon une étude récente, nous sommes en train de devenir de plus en plus carnivores.

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Image : Mark Vries sur la scène de Lift 2014, photographié par Lift.

Fabriquer le vivant

D’où l’idée de cultiver de la viande en laboratoire (@culturebeef). Le procédé est simple, bien que long. Les chercheurs de l’université de Maastricht ont récupéré un petit morceau de muscle de vache pour en extraire des cellules souches et les cultiver. Une cellule souche produit 10 puissances 14 cellules… Une cellule permet donc d’économiser environ 300 vaches. Les cellules s’auto-organisent en myotubes, qui s’attachent les uns aux autres en grandissants. Suffit alors de les récolter pour obtenir un tissu de muscle… Il faut juste en produire beaucoup, le mélanger à du gras, pour améliorer son goût et sa texture… En août 2013, les chercheurs de l’université de Maastricht ont prouvé qu’on pouvait cultiver un steak en laboratoire… et le manger.

Pour que ce hamburger devienne une « vraie » solution, elle doit être plus efficace en laboratoire que dans les champs et doit ressembler vraiment à de la vraie viande. Pour cela, les chercheurs travaillent à optimiser le médium, y ajouter et régler ce qu’il faut de sucre, de protéines, de gras… pour le goût et le jus… remplacer les mauvaises graisses par de bonnes… Pour la couleur, les chercheurs utilisent du safran et du jus de betterave rouge. Demain, le burger pourra même devenir un aliment parfaitement sain à la santé, estime Mark Vries.

La culture en laboratoire pourra même s’adapter à d’autres aliments, comme les algues. Reste pourtant à accélérer la production. Pour l’instant, la viande est cultivée dans des incubateurs, en deux dimensions, couche par couche, alors qu’il faudrait la cultiver en 3D, mais pour cela, il faudrait parvenir à nourrir la viande, à l’image de la manière dont le font nos vaisseaux sanguins. Les installations prennent encore beaucoup de place et temps.

Reste à savoir si les gens voudront manger ce steak. Plusieurs enquêtes de journaux faisant suite à la démonstration de cet été ont montré des résultats prometteurs, avec des gens s’exprimant plutôt en faveur de ce type de culture. Pour convaincre, il faut montrer ce que les chercheurs font, insiste le chercheur. Dans la cuisine de l’avenir, peut-être cultiverons-nous notre viande chez nous comme aujourd’hui beaucoup le font de leurs plantes aromatiques… Les chercheurs pourront créer des cellules souches depuis n’importe quel animal et même imaginer des croisements nous permettant de manger du flamangiraffe, du moutonlapin… s’amuse le doctorant. Pour y arriver, il reste encore beaucoup de défis à résoudre. Mais préparons-nous à ce que demain nous ayons le choix entre manger de la viande de laboratoire et de la viande d’élevage traditionnelle (qui sera certainement plus chère que l’autre, notamment du fait des écotaxes qui pèseront sur elles). Bref, préparons-nous à devoir changer de mentalités sur la façon dont on se nourrit.

Certes, reconnaît encore Mark Vries en répondant aux questions de l’assistance. Ce steak est encore cher. Mais avec une modélisation extensive, sans modification majeure de la technologie, juste en procédant à une production à grande échelle, les chercheurs estiment qu’ils pourraient rapidement produire de la viande de culture à quelque 65 euros le kilo. Faut-il la produire à grande échelle, dans des usines dédiées ou pourra-t-on la cultiver chez soi ?… Nul ne le sait encore, mais assurément, la viande cultivée s’apprête à devenir l’aliment de demain.

Faire travailler le vivant

C’est à un tout autre genre de rapport au vivant que nous invitait la plasticienne française Lia Giraud, qui travaille à la frontière des arts visuels et de la biologie, sur « l’image vivante ». L’artiste définit son travail comme une interrogation sur notre rapport à l’image et comment celle-ci peut modifier notre rapport au vivant. Est=ce que nos images peuvent vivre à notre rythme ? A l’heure où elles sont si omniprésentes dans nos vies, peuvent-elles devenir notre nouvel organe ? A la base de ce travail de dilution qui questionne le rapport entre l’imaginaire et la réalité, on trouve l’utilisation concrète du biohacking, c’est-à-dire le détournement du vivant.

Lia Giraud travaille avec des micro-algues pour en faire un médium. Son atelier itinérant s’installe dans des laboratoires scientifiques. Aux origines de son travail, il y a bien sûr le laboratoire photo-argentique, la photo sensibilité qui évoque le lien qu’on a avec la lumière. Il y a aussi un intérêt pour la vidéo, comme révélateur du vivant. Mais que se passe-t-il si on change d’outil ? Quand l’appareil photo devient numérique, qu’est-ce que cela change à l’écosystème de la photographie ? Que transforme la perte du support tangible ?

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Image : Lia Giraud sur la scène de Lift.

En 2001, avec son projet Cultures (vidéo), Lia Giraud met en scène une nouvelle forme d’image : l’image algae-graphique est une photographie vivante…. utilisant des micro-organismes photosensibles qui se dirigent vers la lumière pour former des amas de matières, comme le fait le principe de la photographie argentique… Sauf que le support, les micro-algues, est vivant. Le procédé permet donc de créer, de stabiliser des images en quelques jours, puis, de laisser le support vivre, s’altérer du fait de l’autonomie propre aux organismes. Pour l’artiste, l’algue est le premier capteur de la lumière terrestre, mais c’est aussi le porteur d’un espoir pour demain. L’installation questionne notre évolution, ces images vivantes sont à l’image de notre propre fragilité. Chaque spectateur, par sa présence même, détériore l’oeuvre. Une oeuvre dont l’évolution ne se perçoit au bout d’un temps que par la quantité de boîtes de cultures utilisées… où toute image s’est effacée.

Cultures from lia giraud on Vimeo.

En 2012, avec temps de pose (vidéo), Lia Giraud fait évoluer son installation. Sur un aquarium plein de micro-algues, Lia projette une vidéo d’une caméra de surveillance d’une salle d’exposition du 104. Les algues, ici, sont en solution, libre de s’adapter en permanence à la lumière. Le décor s’imprime dans la solution. Les spectateurs aussi pour autant qu’ils restent un moment immobile le temps qu’ils se révèlent dans la solution… Leur trace s’intègre alors au décor. Mais dès qu’on arrête d’exposer l’image, celle-ci se dégrade puisque c’est la lumière qui la maintient.

En 2013, avec Benoît Verjat, l’installation Exposer/flasher (vidéo), Lia Giraud observe le comportement des algues via un dispositif photographique qui permet de souligner la variabilité de l’image dans le temps, celle-ci ne se formant jamais de la même manière selon le jour, l’heure, leur environnement.

cultureliagiraudImmersion (vidéo), avec Alexis de Raphaelis et Benoît Verjat, est une nouvelle évolution de ces mêmes recherches, qui sera exposée jusque début mars à la galerie de la Cité internationale des arts de Paris, faisant dialoguer un film de fiction et un temporium, son image vivante. Le film parle de l’évaporation, ces sociétés japonaises légales qui proposent à leurs clients de disparaître du jour au lendemain et qui leur propose pour cela un rituel, celui de monter jusqu’au sommet d’un volcan, comme un acte de purification avant de disparaître, de passer à une nouvelle vie. Bien évidemment, le fond ici rejoint la forme, puisque les algues elles aussi modifient leur environnement en créant une image vivante qui prend le relai du film. L’image qui se forme dans l’aquarium influe sur la temporalité même du film.

Les travaux de Lia Giraud interrogent profondément la nature même du numérique, puisqu’avec le vivant, elle travaille à mettre au point à la fois un système de culture, un système de captation de l’image et un système de stockage… Bien sûr, maîtriser les processus vivants n’est pas si simple, comme le montre les systèmes mis en place pour arriver à ces résultats (vidéo), nécessitant de mettre en place des bioréacteurs gérés via des systèmes mécatroniques basés sur Arduino.

Ce travail éphémère, ces vidéos et polaroïds microbiens, souligne à la fois la force et la fragilité d’utiliser le vivant pour faire ce que les bits et le silicium faisaient jusqu’à présent très bien. Comme si l’espace d’un instant, ces ordinateurs biologiques, métaphore des nôtres, en devenant vivants, révélaient non seulement des images altérables, malades, périssables… à l’image de notre propre vulnérabilité, mais plus encore de la propre vulnérabilité de notre système technique.

Le vivant est à nous !

En septembre 2012, sur la scène de Lift France à Marseille, Thomas Landrain (@t_landrain) était venu présenter le premier biohacklab français, la paillasse (@lapaillasse, cf. L’essor de la Diybio). Un peu plus d’un an plus tard, le voilà sur la scène de Lift Genève. L’occasion d’observer avec lui ce qui a évolué…

La structure de l’ADN a été découverte il y a 60 ans, rappelle Thomas Landrain. Depuis, la biologie a beaucoup évolué, et à mesure qu’on comprend mieux ses processus, on peut envisager de les modifier à des fins technologiques. La situation de la biologie rappelle celle des ordinateurs au tournant des années 70. A l’époque, les ordinateurs étaient volumineux et complexes, produits pour fait des tâches particulières. Des amateurs ont créé les ordinateurs personnels pour qu’ils accomplissent n’importe quelles tâches… Le BioHacking ou DIYBio s’apprête à faire la même révolution, lance sans fléchir le prosélyte Thomas Landrain. Partout sur la planète, les biohackers sont des pionniers qui se regroupent dans des espaces dédiés… L’idée que défendent ces lieux, c’est que la biologie nous appartient à tous. Qu’on ne peut la laisser aux mains des seuls professionnels. Qu’il nous faut nous la réapproprier. Alors que l’interdisciplinarité est très difficile à mettre en oeuvre dans le monde académique, les biohackers montrent qu’elle est possible. La biotechnologie montre que chacun doit pouvoir utiliser le langage de l’ADN.

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Image : illustration du graphiste Geoffrey Dorne de Graphism.fr réalisée en direct pendant la conférence de Thomas Landrain à Lift dans le cadre d’eventypo, via son compte Flickr.

Certes, on entend couramment que dans le secteur de la biologie, l’innovation est chère et compliquée. Pourtant, les biohackers ont montré que l’effort collectif, la communauté et l’open source pouvaient être des solutions. Il y a 3 ans, les premiers biohackers se sont réunis et ont produit le premier code d’éthique pour le biohacking.

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Image : Thomas Landrain.

Il y a 3 ans, la Paillasse a été fondée comme une expérience (voir le webdocumentaire que lui a consacré récemment LeMonde.fr). Le premier biohacker lab français s’est installé dans un squat en banlieue parisienne. Il a récupéré gratuitement du matériel de laboratoire pour s’équiper. Il devrait s’installer au coeur de Paris en 2014 dans 750 m2 de locaux au 226 rue St Denis, alors que deux autres biokackers labs devraient ouvrir dans l’année, à Lyon et Bordeaux.

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Image : page d’accueil de La Paillasse.

Quels types d’innovation produisent ces lieux ? Que s’est-il passé d’intéressant à la Paillasse ? A la Paillasse, des ateliers simples proposent aux gens par exemple, de comprendre l’origine de la viande qu’ils mangent… Mais au-delà des ateliers pour les visiteurs occasionnels, la Paillasse fonctionne surtout par projets, et des projets, le laboratoire citoyen en a plusieurs. Il participe par exemple à Amplino, un outil de diagnostic du paludisme construit pour moins de 500 euros, qui va être testé sur le terrain en Afrique cet été. Des ingénieurs travaillent à fabriquer des pièces électroniques biodégradables… Un designer travaille avec des moisissures pour créer des typographies et des graphiques organiques, à l’image du travaille de Suzanne Lee, la designer qui crée des tissus à base de cellulose bactérienne.

« Pour réussir un projet, il faut des outils, des aptitudes, des compétences. A Harvard, au MIT, les chercheurs ont tout ce qu’il leur faut, ce qui permet d’être créatif. A la Paillasse aussi on peut tout faire. Même si les moyens ne sont pas les mêmes, l’endroit permet de travailler avec qui on veut. Alors que les laboratoires universitaires ne sont pas préparés à la perméabilité entre les disciplines et les personnes, la Paillasse se veut un démonstrateur de la force de l’innovation ouverte. Elle est un hub, une zone neutre, qui permet de rassembler des gens venant d’horizons différents, notamment en faisant travailler biologistes, designers et ingénieurs pour créer du matériel de diagnostic à des coûts toujours plus bas, ou pour faire se rencontrer biologistes et utilisateurs, pour développer de nouvelles dynamiques. »

L’un des projets phare de la Paillasse a été de créer un stylo capable de produire sa propre encre. Pour cela, les biohackers ont utilisé une bactérie non pathogène capable de produire ses propres pigments, la liveline, une bactérie d’Amérique du Sud. En deux mois de travail, les habitués de la Paillasse ont pu créer une encre capable de changer de couleur, soluble dans l’eau. Dans un récent atelier à Dublin (vidéo), les participants étaient invités à produire leur propre encre.

Les biohackers sont en train de mettre au point des kits pour que les gens puissent créer leur propre encre chez eux, kits qu’ils devraient prochainement commercialiser. Une manière de montrer que le biohacker lab n’est pas qu’un endroit pour rêver ou s’amuser, mais peut aussi produire des projets très sérieux et même des produits commerciaux. Ce projet défend également une autre vision de l’utilisation du vivant. L’encre produite est biodégradable. Elle n’est pas toxique, alors que le circuit industriel de l’encre aujourd’hui est cher, toxique et polluant…

Un projet qui interroge la place de la bioproduction dans notre société, alors que celle-ci est confrontée à d’importants défis liés à sa manière même de produire le monde. La biologie nous permet d’imaginer utiliser demain dans nos manières de produire des matériaux et des process biodégradables… « La planète est un vaisseau spatial, un espace fermé qu’il nous faut préserver ». Pour cela, il faut donner plus d’autonomie et de responsabilité aux gens, estime Thomas Landrain. « Nous avons désormais le pouvoir pour manipuler les données. Nous pouvons manipuler la matière physique avec les imprimantes 3D. Demain, nous pourrons manipuler la biomasse pour produire ce que nous voulons », conclut-il en présentant un prototype de bioréacteur pour quelques 500 euros. « Il faut récupérer ce qui est déjà à nous : le vivant ! ».

Comment ne pas penser effectivement les biohackers labs comme un outil politique, à l’heure où certaines firmes pharmaceutiques ou agroalimentaires, étendent toujours plus avant leur emprise sur le vivant… Les biohackers, à l’image des faucheurs OGM ou de ceux qui échangent des semences nous rappellent que le vivant nous appartient à tous. Salvateur !

Hubert Guillaud

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