Vers un nouvel écosystème artisanal ?

On a tendance à constater que, dans le domaine logiciel, le numérique favorise la concentration et la domination de nouveaux systèmes techniques, tout comme, dans celui des produits, la globalisation et l’automatisation ont favorisé la concentration industrielle et manufacturière. A l’heure de la production standardisée et globalisée, reste-t-il encore un espace pour une nouvelle forme d’artisanat ? Le modèle de l’innovation distribuée qu’a apporté le numérique peut-il s’appliquer au monde réel, comme le suggérait Chris Anderson dans Makers ? L’innovation dans le monde de la production, du matériel, de l’industrie, des « atomes » peut-elle fonctionner de manière aussi ouverte, décentralisée et agile qu’elle le fait parfois dans le monde du logiciel, des « bits » ?

C’est à ces questions qu’ont tenté de répondre Tanya Menendez et Olivier Mével sur la scène de Lift France 2013 qui se tenait à Marseille le 15 octobre 2013 sur le thème « Produire autrement ».

Tanya Menendez (@makertanya) est la cofondatrice de Maker’s Row (@MakersRow) qui se présente comme une usine d’approvisionnement pour artisans. Le projet de Maker’s Row est simple : référencer des usines et ateliers américains prêts à travailler avec des designers, des artisans, des créatifs. Cet annuaire de la production industrielle américaine taillée pour les petites séries et la créativité cherche à apporter des réponses à la difficulté à trouver des partenaires pour concrétiser ses idées. Dans sa courte présentation distante (vidéo), Tanya Menendez évoque Nicholas Cox un skater qui s’est mis à créer des vêtements de sport et des tee-shirts équipés de poches pour y glisser un smartphone ou un baladeur avec un trou pour y faire passer les écouteurs. Ingénieux. De cette idée toute simple, Nick a lancé une ligne de produits qu’il vend en ligne« Il y a encore quelques années pourtant, cela aurait été impossible », estime Tanya Menendez. Or, Nick, a été capable, grâce à l’internet, de construire son marché et vendre ses produits.

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Image : Page d’accueil de Maker’s Row.

Mettre en relation concepteurs et fabricants

« Le mouvement maker n’est pas nouveau. Les hommes créent et fabriquent des choses depuis l’âge de pierre. Ce qui est nouveau, ce sont les outils et la possibilité qu’ils offrent de passer à l’échelle ».

Les gens ne veulent plus des choses à « taille unique » comme le propose la fabrication en grande série, estime peut-être un peu rapidement Tanya Menendez, ils veulent créer des solutions individualisées. Le mouvement DIY (Do it yourself, fais-le toi-même) permet aux individus d’être au service des besoins de chacun, ce qui permet de s’adapter aux besoins spécifiques de communautés entières qui les encouragent en retour, à la manière des communautés innovantes que décrit von Hippel. Les plateformes et événements dédiés comme les sites de financement participatifs à la Kickstarter ou les nouvelles foires artisanales comme les Maker Faire permettent de soutenir ces projets à la fois financièrement et socialement et de rendre cet écosystème interconnecté toujours plus accessible.

Mais Tanya est plus intéressante encore quand elle évoque le succès de certains projets qui sont passés par Maker’s Row. C’est le cas de Black & Denim, lancé par Roberto Torres, un projet visant à relancer la production textile à Tampa, en Floride. Choisir de produire toute leur gamme de vêtements aux Etats-Unis leur a permis de pouvoir jouer du label « Made in America » explique Torres sur le blog de Marker’s Row et le catalogue de Maker’s Row leur a permis de trouver les fournisseurs qu’ils cherchaient avec difficulté. Tanya évoque encore une danseuse qui a créé une gamme de vêtements pour danseurs. « C’est parce qu’ils connaissent leurs cibles, leurs clients, que de nouveaux concepteurs peuvent créer des solutions adaptées ». Reste qu’il n’est pas si évident visiblement pour les fournisseurs de répondre à ces nouvelles demandes, qui supposent de trouver des solutions adaptées, de produire en petites quantités… Et Tanya d’évoquer SJ Manufacturing, une société textile qui longtemps n’a travaillé qu’avec de très grandes marques, ou Baikal, un fabricant de sac implanté à Manhattan par exemple, qui sont devenues capables de fabriquer des prototypes et des petites séries pour s’adapter à ces nouveaux marchés. Car c’est certainement là la difficulté principale que rencontrent les nouveaux artisans : trouver des fournisseurs qui seront capables de travailler avec eux !

Olivier Mével qui succédait à Tanya sur la scène de Lift, ne disait pas autre chose. Olivier Mével (@omevel) est le fondateur d’une des premières web agencies françaises, avant de confonder Violet, de créer la lampe Dal (qui n’a été produite qu’à 50 exemplaires), puis le lapin Nabaztag (qui lui a été produit à 150 000 exemplaires). Depuis 2009, il est à la tête de 23deEnero, une petite entreprise qui conçoit des objets connectés pour des grands groupes, ainsi que ses propres objets à l’image des ReaDIYmate, ces kits de robots de papiers personnalisables et connectés.

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Image : Olivier Mével sur la scène de Lift France 2013, photographié par Nicolas Nova.

Autant d’expériences qui montrent la difficulté à produire des objets connectés, estime Olivier Mével. Ces dernières années, notamment via Kickstarter, la plateforme de financement participatif, ont vu l’explosion de la créativité dans un domaine souvent peu innovant, celui de l’électronique grand public, qui a longtemps été une chasse gardée des grands industriels de l’électronique, un secteur difficile d’accès, car le niveau de financement à l’entrée y a toujours été élevé notamment du fait des investissements nécessaires et des volumes à produire.

Le nouvel écosystème du matériel électronique

Pourquoi en est-on arrivé là ? Pourquoi est-il désormais si facile de proposer des produits électroniques à la vente ? D’abord, parce qu’il est devenu plus facile de créer. Arduino et les services d’impression 3D comme Shapeways ont rendu le passage du prototype au produit plus facile. Le financement participatif a injecté de l’argent dans ces projets qui en ont besoin pour lancer leur production, permettant d’accélérer le passage du prototype à la fabrication et de valider la présence d’une demande.

Ce nouvel écosystème produit également de nouveaux distributeurs. Jusqu’à présent, le modèle de distribution de l’électronique grand public était celui d’achat d’énormes quantités avant les fêtes de fin d’années. Désormais, les modèles qui passent par l’internet sont plus adaptés aux objets de niches et aux faibles volumes, à l’image de Grand Street, qui ne propose qu’une dizaine d’objets à la vente simultanément et uniquement dans la limite des stocks disponibles.

D’autres acteurs sont venus s’installer dans ce nouvel écosystème, comme les accélérateurs de fabrication matérielle, à l’image de Haxlr8r… Ce type de structure accueille vos idées de produit et, en 3 mois, vous amène à les construire dans toutes ses dimensions technique, logicielle, marketing… jusqu’à la porte de l’industrialisation. Du fait de l’expérience acquise, Haxlr8r, cofondé par le français Cyril Ebersweiler, présent à San Francisco et Shenzhen, a beaucoup de succès avec les produits qu’il lance sur Kickstarter, confie Olivier Mével.

Au final, c’est tout un écosystème qui s’est mis en place, tant et si bien qu’on parle de la longue traîne du matériel (Long Tail Hardware faisant référence à longue traîne de la distribution de produits) pour évoquer l’explosion des objets électroniques ou encore de Hardware renaissance.

Pour produire un blockbuster « matériel », le plus souvent on le fabrique en masse dans des usines en Chine. Cela demande beaucoup d’investissements, des logistiques d’importation et de distribution assez lourdes… Certes, le coût unitaire est imbattable, mais cela ne fonctionne vraiment que si vous construisez au moins 30 à 100 000 pièces, explique Mével. A l’autre bout du spectre de la fabrication, il y a le monde du DIY, des makers, tels qu’on le voit sur Make Magazine ou Instructables. « Mais bien souvent, ceux qui savent construire des objets électroniques, le font pour construire leurs propres objets, pas nécessairement pour les vendre », rappelle Olivier Mével. Et entre les deux, il y a tout un espace de production où il faut apprendre à fabriquer des produits électroniques en petites quantités, « ce qui n’est pas si simple… »

Imaginons que vous ayez réussi votre Kickstarter, propose Olivier Mével, que vous ayez levé 25 000 $ de quelque 200 investisseurs individuels. Ce financement devrait vous permettre de produire environ 500 exemplaires de votre produit, c’est-à-dire de quoi fournir ceux qui vous ont soutenu et de quoi vendre ensuite les exemplaires restants. Sur ce produit, imaginons qu’il ait une coque en plastique. Ce n’est pas le plus difficile à fabriquer localement. Il existe en France de nombreuses entreprises d’injection plastique capables de fabriquer quelques centaines de pièces, à l’image de la coque du Fliike, ce compteur Facebook réel lancé par Smiirl.

Pour l’électronique, il faut une carte, des composants et des machines à souder… En France, il existe une industrie de la petite électronique qui sait faire ce type de commande pour 100 ou 500 pièces, sans que le coût soit rédhibitoire.

Le problème que rencontrent la plupart des concepteurs d’objets électroniques c’est l’assemblage, c’est-à-dire toute la suite du processus de fabrication comprenant l’assurance qualité, les tests, le packaging, l’assemblage du produit, son expédition… Le premier réflexe des jeunes entrepreneurs est de le faire soi-même. On assemble les produits un à un. L’avantage est que vous maîtrisez la fabrication, que vous pouvez modifier le design rapidement. L’autre avantage est que la production demeure locale… Mais cette méthode a aussi des inconvénients. D’abord, cela prend beaucoup de temps. Un temps qui n’est pas utilisé pour avancer sur le développement logiciel, sur l’animation de la communauté… L’autre inconvénient, c’est l’angoisse de la deuxième fois. Car une fois que vous avez assemblé vos 500 pièces et qu’il vous faut le refaire 6 mois plus tard, beaucoup se découragent, tant ce moment finalement, se révèle lourd à gérer, immobilisant.

La réindustrialisation en question

Pour ReaDIYmate Olivier Mével a travaillé avec Seed Studio, un facilitateur de production électronique basé à Shenzhen, en Chine. Une société innovante et réactive, qui produit et distribue ses propres produits ainsi que ceux de la florissante industrie de la copie que l’on trouve dans cette région. Seed Studio a développé une offre packagée pour fabriquer de petites séries. Quand Olivier Mével est arrivé avec ses modèles, son prototype de boitier contenant une électronique qui n’était pas terminée, il a fallu 6 mois au facilitateur pour faire passer le produit du stade de prototype à celui d’un produit industrialisé qu’ils ont expédié à ceux qui les avaient financés sur Kickstarter. La prestation de ce type de facilitateurs s’avère très proche de ce que l’on trouve dans la fabrication de masse. D’un point de vue financier, les 240 pièces précommandées sur Kickstarter ont rentabilisé les 500 produites…

« L’industrie asiatique produit déjà tous les blockbusters de l’électronique grand public. Avec de telles offres, vont-elles aussi récupérer la production de niche ? », s’inquiète Olivier Mével. « Et ce d’autant que, dès que vous soumettez un projet sur Kickstarter comme sur la plupart des plateformes de financement collaboratif, vous recevez immédiatement des dizaines d’offres d’entreprises chinoises vous proposant de fabriquer votre produit pour vous… » Comment peut-on faire pour proposer une offre de ce type aux concepteurs en France alors que nous avons toute l’industrie nécessaire pour capter ce type de marchés ?

Ce qui manque, estime Olivier Mével, c’est une offre packagée pour les startups du matériel. Or, on constate plutôt l’existence d’une véritable « fracture numérique » entre les startups hardware, leurs idées improbables et le réseau traditionnel des sous-traitants de l’électronique et de la plasturgie… qui vous demandent vos trois derniers bilans avant d’envisager peut-être pouvoir travailler avec vous. Pour arriver à faire la longue traîne du Made in France, il y a besoin que ces deux univers se rencontrent. Vite ! Vite avant qu’il ne soit trop tard…

En fait, précisera encore l’entrepreneur et designer, si la production de ce marché de niche se fait en Chine, ce n’est pas une question de coût… « Mais c’est vraiment une question de culture, d’accompagnement. Ce n’est pas une question de savoir-faire, mais bien une question d’agilité, d’enthousiasme. » Si l’on en croit Olivier Mével, la « réindustrialisation » est avant tout une question d’ouverture à l’innovation plus que de compétitivité économique.

Hubert Guillaud

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