La loi d’airain du numérique

Le projet européen Whyless.com s’est conclu il y a quelques mois mais les publications européennes viennent à peine d’en rendre compte. Son objet paraît de prime abord plutôt technique : il s’agissait d’explorer la manière dont un nouveau protocole de communication sans fil, UWB (UltraWideBand) pourrait permettre d’imaginer la construction « de proche en proche », par la fédération d’initiatives décentralisées, de grands réseaux mobiles offrant des performances supérieures à celles des réseaux 3G, avec une couverture géographique équivalente et des coûts significativement inférieurs.

La perspective est intéressante en elle-même. Mais l’intention des promoteurs du projet est de s’appuyer sur ces percées techniques pour repenser la logique même – et l’économie – des réseaux mobiles. « Les opérateurs mobiles ressemblent beaucoup aux anciens monopoles du téléphone », explique Heinz Lüdiger, responsable du projet et associé du cabinet d’ingénierie allemand IMST. « Ils veulent tous posséder la société de l’information (…) La stratégie que nous proposons consiste à séparer l’infrastructure de l’information qui circule dessus, afin de permettre aux fournisseurs de services d’accéder aux infrastructures existantes, à la demande et de manière non-discriminatoire. Les infrastructures de réseau, et à terme le spectre radio-électrique, pourraient devenir des « matières premières » (commodities) qui s’échangeraient en permanence sur des marchés (…) De cette manière, des segments entiers de la chaîne de valeur pourraient être exploités par plusieurs acteurs nouveaux, même de petite taille, ce qui stimulerait la concurrence entre services et entre réseaux (virtuels). »

Mais encore ? Qu’est-ce qui transforme cette information en édito d’Internet Actu ?

Les communications mobiles apparaîssent aujourd’hui comme un paradis de marketeur : des coûts d’entrée très élevés, des chaînes de valeur – des infrastructure aux services aux terminaux – très intégrées ou au moins organisées, une relation client dans laquelle tout se paie, et cher (à l’exception du mobile, mais le consommateur accepte une contrepartie en terme de durée d’engagement) et au final, des bénéfices enviables. On comprend que les acteurs du secteur s’emploient à pérenniser la situation et désignent volontiers comme un « écosystème » les relations entre différents participants de la chaîne de valeur, ce qui laisse entendre qu’il s’agirait d’un système relativement équilibré et stable.

Se peut-il donc que les communications mobiles échappent durablement à la loi d’airain de l’écrasement des coûts et des marges, qui est à l’oeuvre dans les moindres recoins du monde numérique ? Plusieurs signes nous conduisent à en douter. En vrac : la place des techniques de transmission « alternatives » (Wi-Fi, WiMAX, UWB, etc.) croît régulièrement ; IP se généralise ; la téléphonie IP gagne les mobiles ; la messagerie instantanée concurrence le téléphone et le courriel concurrence les SMS-MMS ; les technologies de diffusion (DVB en particulier) revendiquent à bon droit économique leur place dans la diffusion vidéo vers les mobiles ; les architectures sans-fil « de pair à pair » (réseaux dits ad hoc) mûrissent et les communications de mobile à mobile (Bluetooth, etc.) se développent ; l’ordinateur fixe demeure un échangeur très efficace pour « mobiliser » des contenus ou au contraire, les archiver à partir d’un baladeur ou autre photophone ; les opérateurs mobiles virtuels frappent à la porte…

Qu’on l’approuve ou la redoute, la vision très libérale des promoteurs de Whyless.com donne une forme de cohérence à cette accumulation de signes. Elle exprime très simplement la manière dont fonctionne, dans les appartements voisins du monde numérique, notre « loi d’airain » : une nouvelle technologie transforme un système cher et complexe et un assemblage simple et banalisé ; du coup, les chaînes de valeur traditionnelles se désagrègent, les acteurs installés comme de nouveaux entrants s’efforçant alors de les recomposer de manières différentes, en procédant par essais-erreurs ; et le paysage qui en résulte est très différent, beaucoup plus concurrentiel, moins coûteux, moins profitable et pourtant (souvent) plus innovant.

Cette vision deviendra-t-elle réalité ? Que le chemin final soit, ou non, celui qu’imagine Heinz Lüdiger, on serait tenté de répondre : pour quelle raison en irait-il autrement ?

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0 commentaires

  1. DE la même manière que les opérateurs mobiles ont supertaxé ce qui ne leur coûte rien (les sms), on peut les voir à l’oeuvre dans les rapports avec l’Administration (conf. la décision de l’ART de mise aux enchères des licences WIMAX) afin de barrer la route aux nouveaux entrants.
    Il est hors de question pour les opérateurs puissants de laisser se séparer ceux qui oeuvrent dans le contenu de ceux qui oeuvrent dans le contenant.
    il serait naïf de croire qu’il en irait autrement.
    Toute lecture moderne de l’Histoire (genre Howard Zinn) le démontre. Les gros opérateurs, pour ne pas être en première ligne, favorisent une sorte de classe moyenne-supérieure (les experts et les PME de vente en ligne) mais ne promeuvent que des logiques monopolistes (assimilation systématique du P2P au piratage).

  2. Du business et de l’éthique du service public, il est des réalités qui font paradoxe !
    Je vous recommande de faire une recherche du projet « teledec » via un moteur de recherche et vous pourrez constater que France Télécom maîtrise le P2P de communication vidéo mobile par multipléxage de canaux depuis 1999, techno qui prévoit la portabilité à d’autres réseaux filaires, satellites, etc. Leurs tests permettaient alors de supporter l’échange-relais de données MMS de très haute densité à des niveaux de qualités ne souffrant pas l’approximation !

  3. N’est il pas envisageable que nos opérateurs mobiles ressemblent de plus en plus à nos constructeurs automobiles…? Marché(s) semi vérouillé(s), posture libérale dans un marché qui reste para public, fort coût d’accès au marché et long retour sur investissement, un marché qui reste un marché de main d’oeuvre (centre d’appel) flexible et externalisable….

    Alors certes, les coûts vont baissés, les produits mobiles ne cessent de devenir moins chers dans une société où les services eux augmentent considérablement (et tout les néophites en quelques chose savent à quel point le service est utile quand on ne sait pas). D’autre part, la qualité perçu par le client final repose à mon sens de moins en moins sur la qualité technologique du produit et de son prix que sur les services qui lui sont ou non associés (et le coût de ces derniers, le professionnalisme..).

    Pour une partie importante du public (exemple les clients de FT/wanadoo qui payent trés chers leurs abonnements internet..) les comportements sont aussi structurés par autre chose que le prix et la technologies : la maîtrise du risque, l’habitude (tout le monde ne souhaite pas vivre dans un monde d’incertitudes permanentes)….

    Lorsque vous dîtes « le paysage qui en résulte est très différent, beaucoup plus concurrentiel, moins coûteux, moins profitable et pourtant (souvent) plus innovant. »… je ne suis pas vraiment d’accord :
    Bcp plus concurrentiel : bof… a t’on vraiment accès à la concurrence ? l’explosion d’offres qui croisent énnormément de critères ne permet pas vraiment un choix éclairés
    Moins coûteux : Bof… exemple :mon prix d’abonnement baisse mais je téléphone de plus en plus souvent à mon call center et le temps qui m’est facturé en attente est largement supérieure aux gains précédent (j’ai fais le test avec qq amis sur nos factures respectives..).
    Moins profitable : sur ce point et vu les marchés de masse dont nous parlons je suis certain du contraire (d’ailleurs on parle de quoi : profit sur l’objet lui même, profit sur le service, profit global ?).
    Souvent plus innovant : c’est vrai mais pas du fait de la technique … massivement du fait des usages et de l’accès pour tous à ces technologies.

    Alors pourquoi en serait il autrement ?

    Parce que nous sommes déjà dans des marchés mondialisés semi monopolistiques … et ce n’est malheureusement que le début.

  4. Saco : vous avez raison dans vos commentaires, mais quand vous décrivez des tarifs délibérément complexes, des « services à valeur ajoutée » difficiles à comprendre et coûteux, etc. – vous décrivez (selon moi) la situation d’aujourd’hui, pré-banalisation.

    Bien sur, mon analyse rapide aurait besoin d’être affinée. Tous les marchés numériques (ceux de la bureautique notamment) ne sont pas devenus hyper-concurrentiels et à faible marge. Mais la tendance me semble au moins vérifiée dans les télécoms (et le sera, je crois, dans les « contenus », tant qu’ils ne se seront pas transformés en services). De ce point de vue, je continue de croire que le secteur des communications mobiles n’échappera pas à la banalisation.

    Dans un autre ordre d’idées, à propos du « triple play » souvent considérée comme la voie grâce à laquelle les fournisseurs d’accès internet pourraient échapper à la tendance, je citerai le court billet de Techdirt ( http://www.techdirt.com/articles/20041203/0942230_F.shtml ) : « Il est peut-être temps de repenser le concept de triple play. Ca ne peut pas vouloir dire ‘la voix, la vidéo et les données’. La voix et la vidéo sont des données. Il s’agit de fournir de la connexion et de laisser les données s’occuper du reste. » (la traduction est de moi…)

  5. J’ai trouvé votre analyse trés intéressante, je crois cependant que l’intégration de nouveaux services (l’intéropérabilité grandissante, les usages du e secteur,la domotique surtout etc…) nous « conditionne » dans une ére de pré banalisation qui risque de durer.

    Pour le triple play je trouve la citation trés bonne.