Par Caroline Lancelot-Miltgen, doctorante en marketing, centre de recherche DMSP (Dauphine Marketing Stratégie Prospective).
Sur Internet, plus encore qu’ailleurs, l’individu a fréquemment, pour ne pas dire systématiquement, l’obligation de s’identifier. Alors qu’il ne nous viendrait pas à l’idée d’indiquer notre date de naissance lorsqu’on va faire ses courses au supermarché, sur Internet il est courant de trouver ce type d’information à fournir, y compris lorsque cela ne parait pas foncièrement nécessaire.
Qu’il s’agisse de passer une commande, de s’inscrire sur un site ou de participer à une loterie en ligne, les exemples sont légion où les internautes doivent répondre à des questions d’ordre personnel. Le choix leur appartient toutefois de fournir les informations demandées ou de renoncer au service souhaité.
Sur quelle base cette décision se prend-elle ? Quels sont les éléments susceptibles d’inciter ou au contraire d’empêcher l’individu de répondre ? Comment se gère l’identité en ligne ?
Une enquête menée sous l’égide de la FING, en partenariat avec l’Université de Paris-Dauphine, offre des réponses aux différentes questions que l’on peut se poser à propos de la gestion de l’identité numérique. Réalisée fin 2004 auprès de plus de 1300 internautes, elle avait pour but de recenser et de quantifier les pratiques de transmission de données personnelles ainsi que les usages en matière d’anonymat. Il s’agit de la première étude de ce type réalisée en France. Après un traitement statistique approfondi (cf. Méthodologie de l’enquête), les principaux enseignements que l’on peut tirer de ce travail sont présentés ici 1.
Méthodologie de l’enquête
L’enquête a été administrée en ligne fin 2004.
Un questionnaire en 5 parties (profil d’internaute, gestion de l’identité, utilisation de pseudonymes, place accordée au respect de la vie privée, données sociodémographiques) était proposé.
Un lien vers le questionnaire était disponible depuis les sites fing.org et secuser.com.
Au total, 1364 internautes se sont connectés pour répondre à l’enquête, dont 78 % d’hommes. La majorité des répondants est âgée de 20 à 60 ans (87 %) et 81 % ont fait des études supérieures. Ce sont de grands utilisateurs de l’Internet (en moyenne depuis 5 à 6 ans) et des acheteurs en ligne (83 %).
Comparé à l’ensemble des internautes français, l’échantillon est donc plus masculin et plus technophile.Des analyses univariées ont été réalisées sur les critères utilisés par les internautes pour gérer leur identité.
Une classification, par la méthode des nuées dynamiques a ensuite été menée, sur un effectif valide de 1017 répondants. Des différences de moyennes et des tests de chi deux ont permis d’identifier le profil des individus appartenant aux différentes classes obtenues.
Valeurs, croyances et pratiques
Sans surprise, lorsqu’ils sont confrontés à un formulaire comportant des données à caractère personnel, tous les internautes ne réagissent pas de la même manière (cf. graphique 1). Si certains sont prêts à mentir pour obtenir ce qu’ils souhaitent (14 % des internautes interrogés le font souvent voire systématiquement), d’autres cherchent à conserver une part de secret, en omettant par exemple les champs facultatifs. Une autre solution consiste à recourir à un pseudo. La moitié des répondants préfèrent ainsi l’utiliser plutôt que de fournir leur « véritable identité ». Très répandu de nos jours sur le web, le pseudonyme constitue donc désormais une véritable identité numérique, qui tend parfois à surpasser l’identité « réelle ». Il est en effet considéré comme un moyen de demeurer, au moins en partie, anonyme, tout en participant aux activités proposées sur la toile. Un peu comme un passant qui choisit de se perdre dans la foule.
* « Fournir » le strict nécessaire correspond au fait de ne pas remplir les champs facultatifs
86 % le font souvent voire systématiquement, 8 % parfois et 6 % jamais ou rarement.
Face à cette diversité des comportements, la question se pose de savoir comment se prend la décision de fournir ou non les données personnelles demandées. Quelle est la part de la personnalité, des valeurs et des convictions individuelles qui font que, dès le départ, une personne va se dévoiler plus ou moins facilement ? En quoi la volonté de protéger sa vie privée vient-elle orienter le choix ? Quel est l’impact du contexte dans lequel les renseignements sont demandés, tel qu’il est perçu par l’individu, sur la décision de dévoiler une partie de son intimité ?
Sur Internet, le respect de la vie privée semble encore plus fragilisé qu’ailleurs. Il n’est qu’à voir le nombre d’emails non sollicités reçus quotidiennement dans notre boite aux lettres électronique pour s’en convaincre. Les préoccupations quant à la protection de son intimité semblent dès lors en mesure d’orienter les choix en matière de gestion de l’identité. On observe pourtant, pour certains d’entre nous au moins, un écart entre le discours, qui se veut catégorique, et la pratique qui s’avère beaucoup plus souple. Ainsi, quand 87 % des répondants déclarent demander systématiquement aux entreprises de ne pas transférer leurs données personnelles à des tiers, ils semblent beaucoup moins nombreux à agir de cette manière dans les faits. De même, la quasi totalité des répondants estime que les risques encourus sont élevés voire très élevés, mais un tiers d’entre eux fournit généralement sa véritable identité en ligne. Enfin, alors qu’ils sont plus de 90 % à vouloir être informés des raisons de la collecte, de l’utilisation prévue des données collectées, du type de données contenues dans les fichiers et de la durée de conservation de celles-ci, beaucoup d’entre eux sont amenés à fournir des informations parfois très sensibles, y compris sur des sites peu soucieux d’une quelconque éthique dans ce domaine. Comme quoi, on peut être prêt à tout pour obtenir ce que l’on souhaite, même à bafouer ses convictions les plus profondes.
Cet écart entre les croyances et les pratiques, entre le déclaratif et le réel, rend d’autant plus difficile l’appréhension du comportement de l’internaute confronté à une sollicitation de données personnelles. Ainsi, au-delà des convictions personnelles et de la valeur accordée par tout un chacun au respect de sa vie privée, la gestion de son identité amène souvent l’individu à opérer des arbitrages et à se décider au cas par cas, en fonction de la situation dans laquelle il se trouve. C’est l’apanage du situationnel !
Les principaux critères d’arbitrage
Face au choix de fournir ou non des données personnelles sur Internet, les principaux critères d’arbitrage utilisés par les consommateurs français pour emporter la décision sont de 3 ordres.
Le premier critère est le contexte dans lequel les données sont sollicitées, autrement dit l’occasion au cours de laquelle on se trouve confronté à un formulaire en ligne . En effet, on n’a pas la même envie de fournir des données selon qu’il s’agit de commander en ligne ou de discuter sur un forum (cf. tableau 1) . Intervient ici la question de la légitimité perçue des informations demandées. Ainsi, alors qu’on trouve normal de fournir son adresse pour pouvoir être livré, cette donnée apparaît peu utile pour chatter.
Le contexte est aussi, et peut-être surtout, un révélateur de l’intérêt porté au service ou au gain susceptible d’être obtenu en échange des données. Ainsi, toutes les contreparties proposées par les sites n’ont pas le même poids aux yeux des internautes ( cf. graphique 2) . Avant toute chose, pour accepter de se dévoiler, une majorité de cyberconsommateurs attendent des garanties de confidentialité des informations divulguées et de sécurité en cas de transfert des données. Ces garanties constituent tout à la fois un préalable, un pré requis, une assurance et s’avèrent donc indispensables à l’établissement de la confiance. Viennent ensuite des avantages de nature utilitaire tels que des réductions de prix, un meilleur service ou des offres davantage personnalisées. Ce type de bénéfices peut constituer, pour certains internautes au moins, une contrepartie intéressante, susceptible de les encourager à répondre. En revanche, les récompenses monétaires sous forme de cadeaux ou d’argent sont globalement peu plébiscitées, voire carrément stigmatisées. Pour une grande majorité d’internautes en effet, le fait d’être payé ne les inciterait pas à donner davantage d’informations.
* Avantages et garanties pouvant inciter (plutôt oui) ou non les internautes à fournir des données personnelles en ligne : un gain de temps, un meilleur service, une réduction de prix, une garantie de confidentialité, davantage de personnalisation, des cadeaux, de l’argent, le sentiment de rendre service (BA), des garanties de sécurisation.
Ainsi, 78 % des répondants estiment que des garanties en termes de confidentialité peut les encourager à répondre tandis que pour 22 %, cela ne serait pas incitatif.
Sans pour autant invalider complètement le principe de marchandisation des données qui est parfois proposé comme une alternative à la réglementation, ce constat amène toutefois à réfléchir à l’opportunité de mettre en place ce type de modèles en France. Alors qu’ils fonctionnent depuis un certain temps déjà Outre Atlantique, où la question n’est plus de savoir si les consommateurs sont enclins à délivrer des informations personnelles mais plutôt à quel prix, leur implantation semble beaucoup plus délicate dans l’Hexagone. A part le cas particulier des sites de loteries, de type Bananaloto, il est en effet peu courant de se voir proposer une contrepartie purement monétaire, en échange d’informations personnelles. La conception d’un droit à la vie privée comme un objet de commerce ne semble donc pas prête de débarquer en France, qu’on se le dise !
Le deuxième critère sur lequel se base l’individu pour décider de fournir ou non les données concerne le type de site ou d’organisation à l’origine de la demande. Au-delà de l’organisme public auprès duquel on semble se dévoiler facilement et de l’association qui bénéficie d’un a priori positif, la question concerne plus particulièrement les sites marchands et le type de relations que les internautes entretiennent avec eux. Dans ce domaine, au-delà de l’aspect rassurant que confère la notoriété de la marque ou du marchand, qu’il soit click&mortar ou pure player , il semble que l’existence d’une relation passée ait un caractère incitatif encore plus prononcé. La seule réputation ne suffit donc pas pour encourager l’individu à répondre, il faut aussi une familiarité. La confiance ne se décrète donc pas sur la seule foi d’un nom célèbre, elle se construit, transaction après transaction, jusqu’à ce que l’incertitude ait complètement disparu et que l’individu puisse se dévoiler sans crainte aucune.
Ce constat de l’importance de la familiarité a une incidence managériale majeure : il convient d’adapter les formulaires au niveau de la relation existant entre les partenaires. Ce faisant, on rétablirait l’équité de l’échange, tout en réduisant le caractère parfois intrusif de la sollicitation. En effet, pourquoi demander l’adresse ou le numéro de téléphone d’un internaute qui vient pour la première fois sur le site et qui souhaite simplement obtenir davantage d’informations ? Comment ne pas imaginer qu’il perçoive cela comme une intrusion dans son intimité et qu’il y voie avant tout une démarche purement commerciale ? Pourquoi ne pas se contenter dans un premier temps de l’adresse email ? Il sera toujours temps, une fois la relation instaurée, d’aller plus loin dans l’établissement de son identité et de lui demander ses goûts et ses préférences. Il y a fort à parier qu’il trouvera alors cela tout à fait normal. Une telle démarche, qui procède avant tout du bon sens, aurait l’avantage de rationaliser le processus de collecte de données clients et d’empêcher ces derniers de recourir à une stratégie d’évitement (en dire le minimum) ou pire, d’affrontement (donner des réponses volontairement erronées) [2].
En lien avec les deux premiers, le dernier critère évalué par les internautes pour juger de l’opportunité de compléter un formulaire en ligne concerne le type et surtout le niveau de sensibilité des données demandées. On est ici, non pas dans l’irrationnel, mais dans le subjectif. Une donnée n’est pas forcément sensible en soi, elle l’est selon la valeur qu’on lui accorde, selon les conséquences que sa diffusion peut entraîner, selon l’image qu’elle renvoie de nous-mêmes. Deux individus peuvent ainsi avoir une vision complètement différente d’une même donnée : pour l’un d’eux, elle peut constituer une part de son intimité alors que l’autre peut la considérer comme étant quasi publique. De plus, à la subjectivité individuelle, il faut ajouter l’aspect situationnel : une donnée peut être considérée comme sensible dans des contextes particuliers (par exemple l’achat en ligne) mais pas dans d’autres.
Prenons l’exemple de l’adresse email. Bien que certains individus la considèrent toujours comme une information sensible, dans l’ensemble, elle est désormais communiquée facilement. Ainsi, quand 82 % des internautes qui ont répondu à l’enquête déclarent la donner s’il s’agit d’un site peu connu, ils sont plus de 95 % à le faire si c’est un marchand avec lequel ils ont déjà été en contact au préalable. Sur la toile, l’email acquiert ainsi, petit à petit, ses titres de noblesse et tend à remplacer le nom de famille comme premier critère d’identification. Les internautes, au moins les plus aguerris d’entre eux, ont pris l’habitude de voir ce champ sur les formulaires en ligne et ont adapté leur stratégie en conséquence. Puisqu’il est difficile, voire compliqué, de mentir sur ce type d’information (procédés de vérification immédiate, obligation de saisir une deuxième fois l’adresse) et parce que certains craignent toujours les sollicitations commerciales ultérieures, une majorité d’entre eux se sont créés plusieurs adresses, dévouant chacune d’elle à un objectif particulier. Au-delà des emails personnel et professionnel apparaissent alors les adresses « newsletters », « messagerie instantanée », voire « poubelle » [3]. Au final, même s’il est difficile de contrôler la véracité de leurs dires, certains internautes déclarent ainsi posséder plus de 20 adresses. On peut d’ailleurs douter que chacune d’elle soit véritablement utile. Toutefois, qu’il est plaisant et rassurant de pouvoir se créer une « nouvelle identité » à chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Cette démarche n’est pas non plus sans conséquences en matière de lutte contre le spam. Le fait que les internautes avouent désormais communiquer facilement leur email pose à cet égard plus de questions qu’il n’en résout. Sont-ils devenus blasés pour les uns ou pragmatiques pour les autres ?
A l’opposé, parmi les renseignements considérés comme intimes, on trouve le numéro de carte bancaire et le numéro de téléphone, tous deux en raison des conséquences que leur divulgation peut occasionner. Pour une très grande majorité de cyberconsommateurs toutefois, la donnée la plus sensible est et reste le numéro de téléphone. Ainsi, alors que l’email est communiqué facilement, le téléphone reste très secret. Force est de constater qu’on se trouve là devant une situation quelque peu paradoxale. En effet, tous deux peuvent être considérés comme des données de « joignabilité » (l’email ayant aussi une fonction d’identification). C’est la raison pour laquelle il apparaît préférable de raisonner en termes de sensibilité plutôt que de types de données, les frontières « naturelles » entre les différents types (identification, sociodémographique, joignabilité, ..) apparaissant comme particulièrement perméables, d’un individu et d’une situation à l’autre.
Face à ces constats, l’internaute apparaît comme un individu polymorphe qui butine de site en site à la recherche d’informations et de produits/services adaptés à ses besoins. Il peut ainsi, par exemple, fournir un grand nombre de données de nature personnelle, y compris les plus sensibles d’entre elles, sur un site de rencontre et refuser, dans le même temps, de donner son adresse email à un marchand, même réputé, par crainte de recevoir des propositions commerciales. Tout cela rend l’évaluation et la prévision de son comportement particulièrement délicates.
Malgré tout, il est possible d’identifier, au sein de la cyberpopulation française, 4 groupes d’internautes, qui diffèrent quant aux avantages qu’ils attendent et/ou recherchent en échange de leurs données. La « récompense » ou contrepartie apparaît en effet comme le moteur de la décision puisqu’elle est à l’origine de la motivation conduisant l’individu à accepter, ou non, de se dévoiler. Il s’agissait donc d’un critère « idéal » pour établir une telle typologie.
Les quatre familles d’internautes français
Réalisée pour la première fois Outre Atlantique par Alan Westin en 1995, la typologie présentée ici est la première du genre en France. Elle pourrait donc faire date dans la connaissance des tenants et aboutissants de l’identité numérique dans notre pays. Bien que fondée sur une logique descriptive, elle se veut aussi à visée explicative voire prédictive, comme un moyen d’identifier la manière dont les individus sont susceptibles de réagir face à une sollicitation de leurs données personnelles, selon la catégorie à laquelle ils appartiennent.
Alors que les américains se segmentent traditionnellement en 3 groupes (les fondamentalistes pour 25 %, les pragmatiques pour 55 % et les non concernés pour 20 %), la population des internautes français semble, pour sa part, se diviser en 4 classes distinctes, qui présentent des profils contrastés au niveau sociodémographique, expérientiel, attitudinal et surtout comportemental.
Les quatre classes identifiées ont été appelées : les Désintéressés, les Réticents, les Négociateurs et les Bienveillants. Elles représentent respectivement 31 %, 24 %, 25 % et 20 % des internautes qui ont répondu à notre enquête.
En s’appuyant sur la description des avantages recherchés dans chacun des cas, il est possible de décrire ces catégories de la manière suivante (cf. tableau 2).
Les Désintéressés ne sont prêts à partager leurs informations que si cela ne les implique pas de façon trop importante. Ils sont peu friands des avantages susceptibles de leur être concédés en échange de leurs données et se montrent avant tout demandeurs de sécurité et de confidentialité. Surtout, ils sont contre toute marchandisation de leurs données personnelles, refusant catégoriquement de remplir un formulaire contre une rétribution sonnante et trébuchante. Dans l’ensemble, ils ne sont donc pas dans une optique d’échange d’information intensive.
Les Réticents ont une attitude ferme et définitive, ils donnent les notes les plus faibles à tous les avantages susceptibles de leur être offerts. La gestion de leur identité les conduit donc à un comportement systématique d’évitement. Même les garanties affichées par un site en matière de sécurité et de confidentialité ont peu de chances de les influencer puisque leur position de principe est de ne pas délivrer d’information, quelle que soit la contrepartie proposée.
Les Négociateurs adoptent une position de donnant-donnant. Ils sont prêts à délivrer des informations en contrepartie d’avantages de nature utilitaire comme : un meilleur prix, un cadeau, une meilleure personnalisation. Ils ne délivrent pas systématiquement leurs données personnelles mais ont pris conscience du fait qu’elles représentent une valeur d’échange, qu’ils sont enclins à faire jouer lorsque la transaction proposée les intéresse.
Les Bienveillants sont caractérisés par le fait qu’ils délivrent facilement des données personnelles, quelles que soient les circonstances, à condition qu’ils obtiennent des garanties en termes de confidentialité et de sécurité. Ils se distinguent aussi par le fait de voir dans la fourniture d’informations personnelles un bénéfice hédonique : en répondant, ils ont ainsi le sentiment d’être utiles, voire de rendre service.
Ces résultats, basés sur les avantages recherchés, se reflètent aussi dans les comportements habituellement adoptés par ces différents types d’internautes. Ainsi, les Négociateurs et les Bienveillants ont tendance à donner volontiers leur véritable identité alors que les Désintéressés et les Réticents ne donnent que le nécessaire, tapent n’importe quoi ou bien ne répondent tout simplement pas aux requêtes des sites.
On trouve également des différences entre les classes en ce qui concerne le nombre d’informations délivrées aux différents types d’interlocuteurs possibles. Quel que soit le type de site (organisme public, entreprise réputée mais non familière, entreprise familière, entreprise peu connue ou association), la hiérarchie est toujours la même. Les Bienveillants sont ceux qui en donnent le plus, suivis par les Négociateurs et les Désintéressés. Les Réticents sont de loin ceux qui délivrent le moins d’informations.
Qui sont-ils ?
Au niveau signalétique, les individus des différentes classes présentent des profils distincts en termes de niveau d’étude, d’ancienneté sur Internet, d’expérience de surf et d’achat. On n’observe par contre aucune différence significative en ce qui concerne le sexe, l’âge, la profession et le type d’habitat (urbain/rural), indiquant par là que les internautes appartenant à ces 4 catégories ne se distinguent pas sur ces critères.
En termes de niveau d’étude, les répondants de niveau supérieur à bac+2 sont particulièrement présents dans la classe des Désintéressés alors que les répondants dont le niveau est inférieur à bac+2 sont sur-représentés dans la classe des Bienveillants. Il semble donc que, plus on soit éduqué, moins on donne facilement des informations de nature personnelle.
Au niveau de l’ancienneté d’usage d’Internet, il apparaît que les internautes les plus anciens appartiennent aux classes 1 et 2, à savoir les Désintéressés et les Réticents. Leur expérience les a-t-elle conduit à être blasés, pour les premiers, ou au contraire méfiants, pour les seconds, suite à certaines mésaventures ?
Concernant les pratiques de navigation, on constate que les Désintéressés et les Réticents surfent légèrement moins (une à deux heures par jour au maximum) que les Négociateurs et les Bienveillants (plusieurs heures par jour). On peut donc conclure à une tendance à plus d’ouverture en matière de partage de données personnelles pour les surfeurs les plus acharnés. Enfin, les Négociateurs sont les plus gros acheteurs en ligne.
Pour conclure
Pour la majorité des entreprises, les conclusions issues de cette enquête ont un côté rassurant : elles indiquent qu’il est possible d’amener les internautes, y compris les plus réticents d’entre eux, à remplir ces formulaires à condition de respecter certaines règles de base. Celles-ci peuvent se résumer en 4 points principaux : pertinence et faible sensibilité des données sollicitées, respect de la confidentialité des informations divulguées, intérêt des contreparties offertes en échange.
Au-delà de cet aspect global, la distinction de différentes classes d’internautes suggère que la question de l’échange de données personnelles en ligne doit être abordée avec nuance.
A l’évidence, toute solution générale pour contrer les craintes relatives au respect de la vie privée sur Internet aura peu de chance de fonctionner. Les sites concernés par le recueil de données sur leurs visiteurs et par la validité de ces informations doivent donc se doter de stratégies adaptatives. Ils doivent notamment réfléchir aux moyens d’encourager les internautes à se dévoiler, sans pour autant dépasser un certain seuil de tolérance, de peur de faire fuir ces derniers. Pour ce faire, ils doivent déterminer à quels groupes appartiennent leurs différents publics afin d’adapter au mieux leur demande aux exigences des catégories ainsi identifiées. Le point technique et éthique le plus délicat réside, nous semble-t-il, dans la notion de catégorisation. Pour préciser ce point, d’une manière un peu paradoxale, un examen approfondi des parcours de navigation de l’internaute sur le site permettrait de fournir des règles d’affectation à l’une des classes. Ainsi, afin de mieux respecter la vie privée en ligne, il serait nécessaire, dans un premier temps, d’accumuler des informations détaillées sur chaque internaute, pour, dans un second temps, mieux respecter ses attentes. Les défis d’une meilleure gestion de la vie privée en ligne demeurent présents !
Caroline Lancelot-Miltgen
Pour aller plus loin
Lancelot Miltgen C. (2003), Vie privée et Internet : influence des caractéristiques individuelles et situationnelles sur les attitudes et les comportements des internautes face à la collecte de données personnelles, Actes du Congrès de l’Association Française du Marketing, Tunis, Mai 2003, Cahier de recherche DMSP n°317, Université Paris Dauphine, http://www.dmsp.dauphine.fr/DMSP/FRENCH/CahiersRecherche/CR317.pdf .
– Lancelot Miltgen C. et Volle P. (2005), « Préoccupation des clients pour le Respect de la Vie privée et réponse à une sollicitation portant sur des données personnelles », Actes du Congrès de l’Association Française du Marketing, Nancy, Mai 2005, Cahier de recherche DMSP n°341, Université Paris Dauphine, http://www.dmsp.dauphine.fr/DMSP/FRENCH/CahiersRecherche/CR341.pdf .
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1. Notons que l’échantillon ne peut pas être considéré comme représentatif : il se compose d’internautes actifs et motivés, voire de professionnels du domaine. L’analyse des réponses fournit donc des résultats exploitables, des dominantes, mais ne permet pas de tirer des conclusions sur l’ensemble de la population des internautes. C’est la raison pour laquelle on trouvera peu de pourcentages dans cet article.
2. Lire à ce propos l’article discutant des différentes stratégies de réponses d’un consommateur face à une sollicitation de ses données personnelles, publié sur le site cecurity.com : http://www.cecurity.com/site/html/article_consequences_inattendues.php
3. Terme employé par les internautes eux-mêmes au cours d’entretiens qualitatifs réalisés sur ce thème. Consulter le résumé des résultats issus de cette étude qualitative sur le site du CREIS : http://www.creis.sgdg.org/Prix%20du%20CREIS/resume%20memoire%20Dea%20Caroline%20Lancelot%20Miltgen.htm
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Non, « le respect de la vie privée » n’a pas grand chose à voir avec le « nombre d’emails non sollicités reçus quotidiennement dans notre boite aux lettres électronique ». Et non, l’internaute n’a pas « fréquemment, pour ne pas dire systématiquement, l’obligation de s’identifier », sauf à réduire l’internet aux seuls sites de commerce électronique.
A vous lire, on dirait que l’internet n’existe qu’au travers d’un prisme marketing, avec comme point de mire le fait d’aider les marchands à faire de sorte que leurs fichiers clients soient bien remplis; et votre étude ne tient guère les promesses de son intitulé (« Vous et votre Identité Numérique »), sauf à limiter le Net à un supermarché de type minitel.
Par ailleurs, si je vous suis lorsque vous écrivez qu' »à l’évidence, toute solution générale pour contrer les craintes relatives au respect de la vie privée sur Internet aura peu de chance de fonctionner », j’ai beaucoup plus de mal à comprendre votre conclusion : « Ainsi, afin de mieux respecter la vie privée en ligne, il serait nécessaire, dans un premier temps, d’accumuler des informations détaillées sur chaque internaute, pour, dans un second temps, mieux respecter ses attentes ». En quoi une traçabilité accrue permettrait-elle de « mieux respecter la vie privée » ?
Enfin, j’ai du mal à croire qu’il existe des gens qui « donnent » des informations personnelles par plaisir, pour « rendre service », à la manière de ceux que vous qualifiez de « Bienveillants » et qui « se distinguent par le fait de voir dans la fourniture d’informations personnelles un bénéfice hédonique : en répondant, ils ont ainsi le sentiment d’être utiles, voire de rendre service »…: pourrait-on en savoir plus ?
Grosso modo, mêmes réactions que JMM ;-{
;-}
Votre enquête commence mal. On peut mentir et ne répondre qu’au strict nécessaire en même temps. Et puis allez savoir, ceux qui remplissent tous les champs le font peut être dans un but d’apparaitre. Tout le monde se croit l’élu, à notre époque inpersonnelle. C’est leur tribut, mentalement; ils sont quelqu’un.