Le cerveau, objet technologique (8/8) : La politique du cerveau

On a beau en savoir un peu plus qu’avant sur le cerveau, le peu que de connaissance que nous en retirons fait déjà de la matière grise une mine commerciale, politique ou militaire.

Au premier plan, les entrepreneurs espèrent bien tirer tous les bénéfices de cette exploration de nos facultés mentales. Ainsi, Willem Verbeke, professeur de neuroéconomie de l’université Erasmus d’Amsterdam a déclaré récemment que d’ici cinq ans, on pourra recruter un collaborateur après examen du scan de son cerveau. Selon Verbeke, il serait possible de repérer si un cadre de haut niveau possède ou non des tendances psychopathes ou autistiques, par exemple. Reste à savoir ce qu’on entend par psychopathe ou autiste, surtout lorsqu’on examine des gens qui ne sont pas considérés comme des cas « cliniques » (le cas de l’autisme, comme on le verra plus bas, étant particulièrement complexe). On ne peut surtout que s’inquiéter de jugements qui pourraient se faire sur la base d’un savoir incomplet ou fortement sujet à interprétation subjective. On a déjà vu à quel point les analyses IRM s’apparentent parfois à l’astrologie, (ou également, plus loin du cerveau, comment l’analyse des gènes servait parfois de prétexte scientifique) et on peut s’inquiéter que demain des recruteurs s’appuient sur des technologies imparfaites pour se rassurer et justifier leur choix – à leurs propres yeux mais aussi à ceux de ceux qui les emploient. Même si, hélas, c’est déjà souvent le cas avec l’analyse graphologique, la fouille de données et même parfois – à ce qu’on raconte – l’astrologie elle-même…

Quand l’armée et la justice en veulent à notre cerveau

L’armée, bien sûr, est la première cliente des recherches sur le cerveau. A l’été 2008, deux rapports sont sortis des tiroirs de l’armée américaine analysant les conséquences des neurosciences sur le champ de bataille de demain. Les militaires s’intéressent bigrement au « soldat augmenté », qui ne dort pas, a ses perceptions et sa capacité d’action multipliées. Des armes neurologiques sont également envisagées, telles des mines incapacitantes générant des drogues modifiant le comportement ou inhibant l’action. Au menu, quelques autres trouvailles croustillantes mentionnées par le Guardian : par exemple, nous explique-t-on, « le concept de torture pourrait se retrouver altéré par des nouveaux produits issus de ce marché. Il est possible qu’un jour on développe une technique pour extraire l’information d’un prisonnier sans pour autant provoquer de conséquences durables ». Nous voilà rassurés.

Un cerveau avec son parasite, cliché de Jim Fischer pris au musée Meguro à Tokyo
Image : Un cerveau et son parasite au Musée Meguro à Tokyo par Jim Fischer.

L’armée observe aussi de près à la stimulation magnétique transcraniale qu’on retrouve décidément partout. Il serait possible en effet, sous son influence de rendre plus difficile et plus longue l’énonciation d’un mensonge.

Dans la série « nous avons les moyens de vous faire parler », les futurs détecteurs de mensonges intéressent bien sûr aussi les services de police et de justice. Toujours selon le même rapport, il n’est pas envisageable à court terme de lire dans les pensées des gens, mais il sera bientôt possible de voir voir si une personne est anxieuse à un poste de douane, par exemple (cf. Sommes-nous proches d’une société à la Minority Report ?).

Certains essaient de faire entrer ces nouvelles technologies dans les cours de justice avec plus ou moins de bonheur.

L’une des premières tentatives impliquait l’usage du P300, cette onde qui est émise par le cerveau en cas de « surprise ». Elle est utilisée dans certaines expériences de robotique pour piloter un robot par la pensée.

Cette technique a sauvé un prisonnier accusé de meurtre, Terry Harrington. Les tests conclurent que son cerveau ne contenait pas les données qu’il aurait dû posséder s’il avait commis le crime dont il était reconnu coupable. Par la suite, l’unique témoin à charge se rétracta et Harrington fut libéré. Mais en 2004, cette technologie nommée le « brain fingerprinting  » (« empreinte digitale du cerveau ») par ses aficionados et son principal créateur, le Docteur Lawrence Falwell, ne sauva pas de la mort Jimmy Ray Slaughter, condamné pour le meurtre de son ex-petite amie et de sa fille. Pourtant, selon Falwell : « Jimmy Ray Slaughter ne savait pas dans quelle pièce avait eu lieu le meurtre. Il ne savait pas ou était allongé le corps de la mère, quels étaient ses vêtements lorsqu’elle fut tuée… » et de conclure : « Ce que je peux dire du point de vue scientifique, c’est que le cerveau de Jimmy Ray Slaughter ne contient pas d’enregistrement des détails les plus importants du meurtre dont il est accusé. » Malheureusement, cela n’a pas suffi à convaincre la Cour…

Ce genre de polémiques continue aujourd’hui. En 2008, en Inde, Aditi Sharma a été condamnée à la prison à perpétuité pour meurtre après avoir été dénoncée par des scans de son cerveau obtenus par une technique particulière d’electro-encéphalogramme (nommée « test de signature des oscillations électriques du cerveau »), qui mesure quelles zones du cerveau « s’allument » lorsqu’on décrit le crime devant le suspect.

Et tout récemment en Californie, les avocats de la défense on tenté (avant de retirer leur demande) de déposer des scans IRM de leur client accusé de viol sur sa fille afin de prouver sa bonne foi.

Naturellement, ce genre d’outil est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes des neurosciences qui restent dubitatifs quant à la capacité de ces techniques à dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité…

Qui défendra nos libertés cognitives ?

La couverture du New York Times Magazine sur la NeuroLawEn face d’un pouvoir économique, politique ou judiciaire trop heureux de profiter des découvertes sur le cerveau pour asseoir son influence, divers mouvements se développent pour réclamer la maitrise du contenu de notre boite crânienne.

Les « transhumanistes » qui cherchent à dépasser la condition humaine s’intéressent naturellement aux techniques d’augmentation de la cognition. A noter cependant que pour bon nombre d’entre eux, les techniques d’intelligence artificielle ou la fusion homme-machine joueront un rôle plus important dans le futur que la simple amélioration des performances cognitives de notre cerveau biologique.

Assez proche des transhumanistes sur certains points, le Centre des libertés cognitives, fondé par Richard Glen Boire et Wrye Sententia, retrouve certaines revendications de la contre-culture des années 60.

Les membres du Centre des libertés cognitives revendiquent pour l’individu la liberté de pensée, au sens le plus profond, neurologique, du terme. Leur mission est de s’assurer à la fois que nos pensées restent privées et que toute tentative de pénétrer dans notre cerveau soit explicitement autorisée. Mais les membres du Centre défendent aussi le droit pour chacun de modifier sa cognition, ou de ne pas le faire, et ce sans intervention d’autorités policières ou judiciaires. Un coup d’oeil sur les « membres honoraires » du Centre nous permet d’avoir un aperçu de cet étonnant (pour nous Européens) mélange de contre-culture et de scientisme futuriste : on y trouve ainsi, à côté d’un bon nombre de spécialistes de la psychiatrie, des neurosciences ou du droit, la signature de quelques pointures de la contre-culture telles Ralph Metzner, compagnon de Timothy Leary et Richard Alpert (voir la 7e partie de ce dossier) Douglas Rushkoff l’un des plus fameux interprètes de la « pop culture », John Perry Barlow, ex-parolier du groupe de rock Grateful Dead et cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, ou encore Alexander Shulgin, le chimiste qui étudia le premier les effets du MDMA (ou ecstasy). En 2003, le concept de liberté cognitive connut son premier triomphe lors de l’affaire « Sell vs US », au cours de laquelle il fut établi qu’un accusé atteint de troubles mentaux ne pouvait pas être obligé de prendre des neuroleptiques afin d’être en mesure d’assister à son procès. Un épisode de la populaire série judiciaire The Practice semble d’ailleurs s’inspirer de cette affaire.

Plus radical encore que la notion de liberté cognitive, les adeptes de la neurodiversité vont encore plus loin. Ils affirment le droit de tout un chacun à s’épanouir avec sa propre structure neurologique, même si elle est considérée comme « pathologique » par la société ou l’institution psychiatrique. Ce mouvement a été lancé par des personnes atteintes du syndrome d’Asperger, une forme de « haut niveau » de l’autisme qui n’implique pas de retard mental ou verbal. Pour ces militants, de telles conditions ne doivent pas être considérées comme des pathologies, mais comme des formes différentes de cognition. Au-delà de l’Asperger, cela s’applique aussi à d’autres « troubles » comme les troubles de l’attention ou la dyslexie, mais aussi, pour certains, à des syndromes plus graves, comme l’autisme de bas niveau (avec retard mental). La question étant : ce qui pourrait s’appliquer aux Asperger est-il valable pour les autres formes d’autisme, celles qui affectent ceux qui sont incapables de s’exprimer verbalement et de s’intégrer dans la société ? Pour un Jim Sinclair, qui ne parla pas avant 12 ans, la réponse est oui, mais peut on considérer qu’une personne qui apprend à parler à 12 ans peut comprendre le point de vue d’une autre qui n’apprendra jamais à s’exprimer correctement ?

Les partisans de la neurodiversité, penserait-on, devraient se trouver en opposition totale avec le clan des transhumanistes à la Kurzweil, qui insistent eux, au contraire, pour augmenter la cognition. Mais les choses sont plus compliquées que cela. En témoigne le parcours d’une Anne Corwin, atteinte du syndrome d’Asperger et un temps membre du bureau directorial de la World Transhumanist Association, avant finalement de se séparer de ce mouvement. En fait, les « neurodiverses » partagent avec les transhumanistes le rejet de l’image de l’humain « normal » envisagée comme parangon de la création et modèle indépassable. Les deux groupes revendiquent le droit à développer leurs modes d’approche cognitive, même si ces modes sont radicalement différents. Ajoutons à cela que les deux populations partagent en commun une forte implication dans le domaine des technologies de l’information (on a même parfois appelé le syndrome d’Asperger le « geek syndrome »).

Les paradoxes de la neuropolitique et de la neuroéthique

Lorsqu’on aborde le problème des aspects politiques et moraux des découvertes en cognition, on se trouve pris dans une régression, à l’infini : en effet, qui prend les décisions sur les modifications à opérer sur le cerveau, sinon le cerveau lui-même, avec les limites inhérentes à cet organe ? Comment dans ce cas séparer l’observateur du phénomène à observer ? Ce paradoxe est bien illustré par le terme neuroéthique, qui possède en fait deux définitions. D’un côté, la neuroéthique, à l’instar de la bioéthique, réfléchit sur les bonnes décisions à prendre dans le domaine des neurosciences. Mais la neuroéthique est aussi le nom d’un nouveau champ d’application des neurosciences qui étudie comment le cerveau prend des décisions, éthiques justement.

Après la neurothéologie, on ne s’étonnera pas que les scientifiques recherchent dans notre cerveau les fondements de la morale. Ces dernières années, les neurones miroirs ont été mis en vedette pour expliquer pour une bonne part notre comportement envers autrui. Ces cellules ont pour fonction de nous permettre d’imiter nos congénères et de comprendre leur comportement : elles permettent l’apprentissage et font de nous des êtres naturellement sociaux. Les neurones miroirs pourraient servir à reconstruire la sociologie de demain, en établissant une neurobiologie de l’empathie. Si toutefois, leur rôle n’a pas été un peu exagéré, comme certains, irrités par la mode dont ils sont l’objet, commencent à le penser.

Mais neurones miroirs ou pas, il va nous falloir abandonner une vision trop naïve de l’éthique ou la politique comme le pur fait d’agents rationnels. Dans un monde ou les types de cognitions se multiplient, chacune avec son propre système de valeur, comment établir un consensus ? Faudra-t-il, lors des débats parlementaires, diffuser de l’ocytocine afin d’accroitre la confiance et l’affection entre les participants ? Cela constituerait-il une tricherie, ou au contraire cela augmenterait-il la compréhension mutuelle ? A moins qu’il ne faille au contraire réduire leur émotivité et augmenter leur concentration ? Et sans aller jusqu’à la neurochimie, quel serait l’environnement qui profiterait le mieux à la conduite des débats… ? Quelle sera la couleur de la salle ? L’ambiance sonore ? Faudra-t-il ou non les faire précéder d’un rituel ?

Au final, le monde de demain que nous dessinent les neurosciences nous apparaît bien plus étrange que bien des rêves futuristes de nanotech ou d’intelligence artificielle. C’est peut-être de cette masse de gelée grisâtre de moins de deux kilogrammes que surgiront les principaux bouleversements de demain. En attendant, les petits aperçus que nous avons du futur ne nous autorisent ni à l’utopie bêlante ni à la dystopie catastrophiste. Les visions paradisiaques ou infernales ont pour point commun de nous rassurer par la simplicité de leurs certitudes. Mais c’est bien l’incertain que nous promettent les sciences cognitives, ni le meilleur, ni le pire : peut-être quelque chose entre les deux, ou même les deux à la fois.

Rémi Sussan

Merci à ma fille Chloé Sussan-Molson pour toutes ses précieuses informations sur le mouvement pro-neurodiversité

Retrouvez l’intégralité du dossier « Le cerveau, objet technologique » :
1. Hacker le cerveau
2. Le plus complexe non-ordinateur du monde
3. Deux cerveaux pour une décision
4. De nouvelles façons de parler… et de penser
5. Faut-il exercer son esprit pour en avoir ?
6. Drogues, ondes et lumières…
7. Et Dieu dans tout ça ?
8. La politique du cerveau

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0 commentaires

  1. …assez affaré par l’image, après recherches, non, ce n’est pas un cerveau.. yark anyway

  2. Il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à quelque substance ou technologie que ce soit pour manipuler les cerveaux. Cette article démonte quelques mécanismes qui bien que très traditionnels n’en restent pas moins puissants:

    « Le cerveau, ultime terre de liberté d’un hexagone qui se berlusconise à tout va ? Que nenni. Lui aussi est aux prises avec un adversaire de taille, truc visqueux et polluant qui s’immisce partout. Médias, communicants et politiques vandalisent notre imaginaire à la manière Sarkozy » Mona Cholet

    http://www.article11.info/spip/spip.php?article358

  3. En tout cas, superbe dossier ! Merci Rémi 🙂

    L’état des lieux a été bien posé, décidément Malraux avait bien raison de ne concevoir le XXIè siècle que comme spirituel (et pas « religieux », d’ailleurs… ce qui n’a rien à voir).

    Nous voilà à l’aube d’une ère passionnante… 😉

    Scalino

  4. M. Rémi Sussan,

    Le chemin que vous avez pris me fascine. L’exploration que vous nous partagez dans le dossier “Le cerveau, objet technologique”, me rejoint dans mes fibres. Le questionnement et les pistes de réponses sont porteurs d’espoir.

    Il ne peut pas y avoir de porteurs d’espoir sans chercheur d’espoir ! Comme élève de la vie je suis chercheur d’espoir et ne demande pas mieux qu’à être informé, stimulé et engagé à des projets citoyens et «spirituel». Ce dossier est une main tendue pour être un acteur dans ma spiritualité. C’est un geste très noble de votre part et vous en remercie.