Révolution sexuelle et libération de l’information : affaiblissement ou renforcement du contrôle social ?

Dans son édito du 12 mars 2009, La vie privée, un problème de vieux cons ?, Jean-Marc Manach s’interroge sur des similitudes possibles entre la libération de l’information, telle que nous la vivons aujourd’hui, et la révolution sexuelle des années 70. Ce lien existe et il peut être argumenté autant théoriquement, notamment avec les travaux de Michel Foucault sur la sexualité, que dans les faits.

Aujourd’hui, celles qu’on appelle couramment les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC) permettent à l’information sans précédent de circuler à une vitesse et une échelle sans précédent dans l’histoire. Il devient possible pour celles et ceux qui n’avaient pas forcément accès à ce privilège de s’afficher, de s’exprimer librement, d’exprimer leurs opinions, de prendre position, et cela, semble-t-il, sans limites.

Tout cela est vécu comme une libération, et en particulier comme un moyen de lutter comme une forme de censure, visible ou invisible, volontaire ou involontaire, et qui voit donc son pouvoir diminuer, pour le bien être de tous et d’une démocratie encore plus démocratique. C’est la libération de l’information. Comme nous l’a rappelé Jean-Marc Manach, d’aucuns ont néanmoins un sentiment de « déjà vu » : notre société n’a-t-elle pas déjà vécu un formidable mouvement de libération, il n’y a pas si longtemps ? Oui, bien sûr, la libération sexuelle des années 70 !

Aussi, qui n’était pas libéré sexuellement n’était-t-il pas coincé, passéiste, conservateur ? On observe une forme de pression sociale paradoxale, le « soyez libre ». Cette bizarrerie (une liberté qui est en même temps une contrainte), on la lit déjà chez Rousseau dans « Le contrat social » (1762) : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale (le peuple) y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre ». Forcer à être libre ? Voilà une idée étrange, mais bien réelle pourtant.

Michel Foucault en propose une clé de lecture dans « La volonté de savoir » (1984), premier tome de son travail sur l’histoire de la sexualité. Il nous rappelle que la libération sexuelle s’est inscrite dans un élan de protestation face à ce qui était présenté comme la répression sexuelle bourgeoise, dont le but aurait été d’interdire au prolétariat le gaspillage inutile sa libido hors des chaines de production. C’est la thèse de Wilhelm Reich, psychanalyste marxiste du début du XXème siècle.

En réalité, selon Foucault, et c’est ce qu’il appelle l’antithèse de la libération sexuelle, cette libération est une ruse du pouvoir qui a rendu obligatoire l’exposition au grand jour de la sexualité. Rapidement et au nom de la lutte contre la censure, il est devenu obligatoire de parler de sa vie sexuelle, puis petit à petit, à plus long terme et de façon plus durable, de se situer sur une échelle de pratiques, quelque part entre le normal et le pathologique ; bref, de dire la vérité sur sa sexualité. Elle devient un enjeu de pouvoir et de gouvernement, un objet de planification sociale, un savoir scientifique qui permet l’établissement de ce que le philosophe appelle le « biopouvoir ».

Dit plus simplement, en pensant nous libérer, nous serions au contraire devenus plus transparents, et donc plus facilement contrôlables. C’est la ruse du pouvoir dont il parle : « l’obligation de l’aveu nous est maintenant renvoyée à partir de tant de points différents, elle nous est désormais si profondément incorporée que nous ne la percevons plus comme l’effet d’un pouvoir qui nous contraint ; il nous semble au contraire que la vérité, au plus secret de nous-mêmes, ne “demande” qu’à se faire jour » (p. 80).

Dès lors, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : ne retrouve-t-on pas aujourd’hui la même dynamique avec la libération de l’information (personnelle, en particulier) ? En étalant sa vie privée sur le net, par exemple, l’utilisateur de Facebook jouit-t-il d’une fantastique liberté d’expression où se soumet-il à un pouvoir d’incitation à l’aveu ? Il s’agit sans doute des deux faces d’une même médaille : l’avantage des nouvelles technologies de l’information est de rendre visible, et son désavantage, ce qui est paradoxal, également de rendre visible. Ainsi, la libération de l’information s’est-elle accompagnée d’une contrepartie, à savoir une injonction toujours plus grande à être transparents, pour le plus grand bonheur d’un pouvoir moderne n’étant plus basé principalement sur la répression et la censure, mais sur la visibilité de tous et le devoir d’être transparents.

Ce pouvoir dont parle Foucault, c’est celui de l’Etat, bien sûr, mais aussi celui de l’économie. Comme le suggère ironiquement Baudrillard dans son célèbre essai « La société de consommation » (1970), « L’homme n’est devenu un objet de science pour l’homme que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu’à fabriquer » (p. 98). En effet, lorsqu’il s’agit de trouver une prise sur les consommateurs pour les inciter à acheter d’avantage, il est primordial d’analyser leurs goûts, leurs préférences, leurs désirs, de façon la plus fidèle possible. On assiste bien à la formation d’un savoir à part entière, largement basé sur la récolte d’informations personnelles, pour laquelle les cartes de fidélité ou encore les sites de réseaux sociaux sont des mines d’or.

Face à tout cela, l’outil juridique privilégié censé nous protéger des dérives de la société de surveillance, le concept de « sphère privée », parait tout à coup bien dérisoire. A-t-il encore un sens ? Un tel concept et son utilisation dans le champ juridique a été érigé en fonction d’un modèle dépassé, celui que l’on peut lire dans « 1984 » de Georges Orwell, où s’opposent un individu en soif de liberté et un système répressif intrusif. Dans ce schéma, la liberté se trouve hors du système, alors que dans la société de l’information, elle semble se trouver DANS le système. Big Brother n’a plus besoin de se montrer menaçant puisque nous nous appliquons à devenir transparents, sans avoir conscience d’obéir à une injonction dans la mesure où celle-ci est sortie du modèle répressif pour devenir extrêmement subtile et indirecte. Libérez-vous, et nous saurons enfin qui vous êtes, car, comme le reconnaissent volontiers la plupart des utilisateurs des nouvelles technologies, « nous n’avons rien à cacher ».

A l’heure des prémisses de l’« Internet des objets », qui sera peut-être la prochaine étape d’une libération des informations puisque même les objets pourront « s’exprimer » librement, la maxime tirée de la sagesse populaire « vivons heureux, vivons cachés » semble s’être transformée en « vivons heureux, vivons connectés ». Vraiment ?

Sami Coll est sociologue des nouvelles technologies à l’Université de Genève.

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Le probleme souleve prouve surtout que tout cela n’a rien a voir avec la liberté
    mais tout a voir avec le droit d’echanger (des desirs pour la sexualite, des données pour l’information). Droit exclusif d’une caste pendant longtemps, privilege qui est donné par le pouvoir a ceux qui ne l’avaient pas sous la pression, la lutte du plus grand nombre contre la caste. Le droit de s’exposer était reservé aux people, il est maintenant commun, n’est donc plus un privilege. Et de meme que les people ont des contraintes associées avec ce droit, les gens du communs subissent les memes contraintes. De nouvelles habitudes se mettent en place. D’ou comme pour les people, la nécéssité de gerer sa visibilite, identite numerique. La liberté est plus dans la capacité de chacun de s’abstenir de s’exposer, de resister au désir de reconnaissance publique. Car pour les communs en général il y a plus de désagréments à s’exposer. Les people ont de grosses compensations sociales aux contraintes. Les gens du communs non. C’est ce dernier point qui est interprete comme allant contre la sois-disant liberté nouvellement acquise. Ce nouveau droit à etre chose publique profite evidemment encore plus a la caste dominante qui en subira peu les contraintes et en maximisera les gains. Inversement pour les gens du commun.

  2. Comment peut-on être libre de s’exprimer, de se déplacer, voire même de penser, dès lors que tout peut se retourner contre vous ? La question se pose tant pour les « people » que pour ceux qui ne le sont pas, mais pas de la même manière :

    Tout le monde n’a pas la (mal)chance d’être un « people »; et si l’on peut comprendre qu’un « people » cherche à protéger sa vie privée, et donc à limiter son temps d’exposition aux moments qui, professionnellement parlant, lui semblent intéressant, pour « les gens », ceux qui s’expriment, sur l’internet, la question me semble bien être celle de la, ou des, libertés.

    Les « people » cherchent à éviter que l’on donne une image d’eux qui ne reflètent pas celle que leur métier leur impose de présenter; « les gens », eux, cherchent à pouvoir s’exprimer, et être entendus -ce qu’ils ne sont pas, a priori; et là est toute la différence, y compris sur ce qu’on entend pas « vie privée ».

  3. @Jean-Marc je pense que l’opposition people individu tient de moins en moins. Chacun cherche à être une marque à l’instar des bloggeurs et la multiplication des réseaux spécialisés permet de gérer différentes facettes de cette identité autant de marque dans le portefeuille individuel de chacun.

    Mais très belle analyse. On tourne en boucle sur foucault et braudrillard depuis l’avènement du web social et je vous invite tous à lire les netocrates. Bard l’avait bien compris en 2000 en en faisant les piliers de son analyse social du nouveau web.

  4. L’analogie, à mon sens, est moins pertinente avec les « people » qu’avec les femmes ou bien les gays, ce me semble.

    Depuis notamment mon article sur la vie privée, un pb de « vieux cons », je pense de plus en plus que la question qui se pose est peu ou prou la même que celle qui prévalait dans les 70’s chez les homos et puis les féministes, qui voulaient pouvoir vivre leur vie sans avoir à se cacher, ou à s’interdire de se montrer, et cesser d’avoir à adopter des codes érigés par d’autres qu’eux.

    Ce qui ne veut pas dire que tout le monde doivent pour autant faire son « coming out », porter des mini-jupes, bronzer les seins nus ou exposer au grand jour sa « différence » par rapport à la « norme », mais que le rapport de force est, et/ou peut être inversé : le problème, ce n’est pas celles et ceux qui s’expriment et se montrent, mais le regard torve que d’aucuns peuvent poser sur eux.

    Ce pour quoi je pense que ce n’est pas un problème de « vie privée » (comme c’est le cas pour les « people »), mais bien de libertés.