Humanités et sciences cognitives (3/4) : Machines à écrire

Quand la littérature sera produite par les machines

typewriterL’idée d’une « écriture machinique » obsède et effraie. Si demain les ordinateurs se mettent à écrire romans et poésies, ne sera-ce pas le dernier pré carré de l’humanité qui s’en ira ? Pourtant, l’idée d’une littérature autogénérée, indépendante de la personnalité d’un auteur, fascine, et pas seulement les informaticiens. L’écriture combinatoire a ainsi passionné des écrivains comme ceux réunis au sein de l’Oulipo, qui tentaient de concilier mathématiques et littérature. Le fameux ouvrage de Raymond Queneau, 100 000 milliards de poèmes, est un exemple fameux d’une telle « littérature combinatoire ». Plus récemment, Jean Pierre Balpe s’est illustré par la création de multiples écrits poétiques générés par des systèmes algorithmiques.

Ramon_Llull_-_Ars_Magna_Fig_1Et de fait, l’idée d’une « écriture automatisée » (à ne pas confondre avec l’écriture automatique chère aux surréalistes, consistant, elle, à écrire jusqu’à ne plus être conscient que l’on écrit) n’est pas neuve. Elle est même franchement médiévale. Au XIIIe siècle, le philosophe Raymond Lulle avait déjà mis au point un « générateur automatique » de propositions philosophiques. Son « ordinateur » était un système de roues concentriques, chacune comprenant des sections représentant diverses notions philosophiques. En faisant tourner les roues, on obtenait différents aphorismes, tel « la bonté de Dieu est mystérieuse ». Prétexte à de nombreuses méditations sur les « Attributs du divin », Lulle espérait que sa « machine » aiderait à convertir les infidèles à la foi chrétienne.

Le système de Lulle allait avoir une influence majeure sur Leibniz (.pdf), inventeur du binaire, et dont la pensée reste toujours révérée par des chercheurs comme Stephen Wolfram ou Selmer Bringsjord dont on va reparler plus bas. Il nous montre en tout cas qu’il ne faut pas associer systématiquement le rêve d’une « machine à écrire » avec l’essor des techniques informatiques, et que l’idée d’une méthode algorithmique d’écriture n’est pas forcément liée au réductionnisme le plus matérialiste : il a pris naissance dans les hautes sphères de la théologie !

Automates littéraires et romanciers virtuels

Donner aux ordinateurs la capacité de s’exprimer est l’une des tâches les plus complexes envisagées par l’intelligence artificielle (IA), mais également l’une des plus anciennes. Eliza, l’un des premiers programmes d’IA de l’histoire, mettait en scène un psychiatre virtuel. Il fut plus tard suivi par Parry, qui lui, était une simulation de personnalité « paranoïaque ». Depuis les débuts de l’IA, le nombre de chatterbots (« robots parleurs ») s’est multiplié, il existe même chaque année un prix Loebner qui récompense le programme le plus crédible. Il est très différent de programmer un « assistant virtuel » qui aura pour but de guider un utilisateur dans un magasin en ligne d’accessoires photo, et un autre qui doit incarner Hamlet. Des « tentatives littéraires » de création de chatterbot n’ont pas manqué depuis les dix dernières années : essentiellement elles ont consisté à tenter de reproduire la personnalité de diverses célébrités, comme John Lennon, Jack l’Eventreur, voire Dieu. A chaque fois, l’intérêt disparait très vite. Une fois de plus, est-il nécessaire de démonter, l’intelligence artificielle n’est pas à la mesure de ses promesses.

Mais n’abandonnons pas cependant immédiatement ce champ ! On trouve des travaux tout à fait passionnants dans le domaine. Au MIT par exemple, on a travaillé sur la création automatisée d’histoires. Le programme se nomme Makebelieve, un système de création d’histoires reposant sur la reconnaissance du sens commun. Pour cela, les chercheurs du MIT ont utilisé OpenMind Common Sense, la base de données d’IA du MIT, qu’on a déjà présenté dans ces colonnes. Toutefois, c’est un projet assez ancien, qui ne semble pas avoir été mis à jour depuis bien longtemps.

Les recherches les plus intéressantes dans ce domaine sont peut-être celles de Selmer Bringsjord (l’intelligence artificielle au service du mal, c’était lui). Ce chercheur mérite qu’on s’arrête sur ses travaux pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’il est un des seuls à s’être attaqué de front au problème de la création littéraire par des machines. Il est l’auteur d’un des livres les plus complets sur le sujet, malheureusement assez ancien (1999). Ensuite parce que sa démarche, fortement inspirée de la logique et de la philosophie classique, le place directement dans la continuité de Lulle ou Leibniz.

En effet, pour Selmer Bringsjord, la logique n’est pas l’antithèse de la créativité, elle en est au contraire son support indispensable. Bringsjord est donc un « classiciste » de l’IA, qui se situe aux antipodes d’approches aujourd’hui plus en vogue telle l’IA connexioniste, basée sur les réseaux de neurones, voire de l’IA « incarnée » « sans représentation » sur laquelle travaillent des chercheurs comme Rodney Brooks.

Pour lui, on se trompe complètement sur la manière d’évaluer l’intelligence artificielle. Le jeu d’échecs c’est trop facile (.pdf), clame-t-il dans un ancien article pour la Technology Review. En revanche, précise-t-il, le test de Turing, lui, est trop difficile. Cette idée du pionnier des ordinateurs consistait, rappelons-le, à suggérer qu’un ordinateur capable de se faire passer pour humain lors d’une conversation pourrait raisonnablement être considéré comme « intelligent ». C’est ce test de Turing que cherchent désespérément à passer les chatterbots, la raison d’être du prix Loebner. Blingsjord propose un nouveau test : le « test de Lovelace (.pdf)« , en hommage à Ada Lovelace, fille de Lord Byron, pionnière victorienne de l’informatique avec Charles Babbage, et qui affirmait que les machines pourront être considérées comme intelligentes le jour où elles pourront créer des histoires. Bringsjord a essentiellement travaillé sur un « automate littéraire » nommé Brutus, un « romancier virtuel » spécialisé dans l’invention d’histoires touchant un domaine précis : la trahison. Lorsqu’on sait qu’il a par la suite conçu E, le premier « psychopathe artificiel » de l’histoire de l’informatique, on est libre de se demander si Bringsjord n’aurait pas lui-même des tendances un peu étranges ! Mais non, son choix se tient tout à fait : pour créer un menteur et un traitre, il faut posséder une bonne maitrise de la « théorie de l’esprit ». Or, comme on l’a vu dans la première partie de ce dossier, la capacité de gérer les complexités de la théorie de l’esprit se trouverait au fondement d’une bonne part de la littérature.

Dans un récent article écrit en collaboration avec d’autres chercheurs (.pdf), Bringsjord développe sa théorie pour l’usage de chatterbots dans les mondes virtuels. L’échec de programmes comme Alice ou Ramona est la conséquence de l’adoption d’une théorie psychologique totalement dépassée : le behaviorisme. Le chien de Pavlov, vous connaissez ? Le behaviorisme part du principe que toute réaction psychologique peut être formalisée sous la forme de stimuli, d’informations envoyées au cerveau (le chien reçoit une stimulation électrique, entend une cloche), auxquelles il répond sous la forme de réaction (le chien salive, le chien mange, le chien a peur de la décharge). Tout ce qui se passe entre les deux oreilles est non-mesurable et finalement sans valeur ni importance. Cette théorie a été abandonnée depuis bien des décennies. Pourtant, c’est exactement ainsi que fonctionne un chatterbot aujourd’hui. Il reçoit des « entrées » sous la forme de texte écrit par l »utilisateur, qu’il couple avec des « sorties » : la réponse la plus appropriée. Entre les deux il n’y a rien, il n’existe pas de vie intérieure, encore moins de théorie de l’esprit. L’ensemble des travaux de Bringsjord consiste donc à donner aux futurs chatterbots une telle intériorité. Application récente de ses travaux, après Brutus et E, la création d’Eddie, un gentil celui là, puisqu’il s’agit d’un enfant « virtuel » d’environ deux ans apprenant à vivre dans Second Life.

Raconter des histoires… stéréotypées

La première constatation qu’on peut faire, c’est la relative ancienneté des programmes, ou plus exactement la lenteur avec laquelle les progrès se font dans ce domaine : les chatterbots ne progressent guère depuis Eliza, Makebelieve semble arrêté, tandis que Blingsjord travaille sur le sujet depuis les années 90. Cela seul devrait suffire à nous convaincre que les robots ne sont définitivement pas prêts de prendre notre place dans les rôles les plus créatifs. Pourtant, il existe déjà des « storytellers » professionnels qui risquent de mettre au chômage une certaine catégorie d’auteurs. Des « programmes journalistes » se montrent en effet en mesure d’écrire des news diverses et variées : Stats Monkey, créé au laboratoire sur l’information intelligente de la Northwestern University est ainsi capable de compiler les résultats d’un match de baseball et d’écrire une news sportive. Le même labo propose News at seven, un générateur automatique de journal télévisé, nous précise un article du Monde.

Mais assiste-t-on à un véritable progrès de l’IA ? La rédaction de dépêches n’en est-elle pas arrivée à un tel degré de formatage qu’il ne reste plus grand-chose à faire pour l’automatiser complètement ? Apparemment, la méthode employée par l’ensemble des logiciels créés par cette équipe consiste en une compilation de données en ligne, suivie par une synthèse à partir de formules stéréotypées. Du reste, l’article du Monde précise bien, à propos du « style » de Stats Monkey : « il va puiser son vocabulaire dans une base de données contenant une liste de phrases, d’expressions toutes faites, de figures de style et de mots-clés revenant fréquemment dans la presse sportive ». Le père de la réalité virtuelle, Jaron Lanier critique souvent les programmes d’intelligence artificielle en affirmant qu’ils ne réussissent que « parce qu’ils nous rendent plus bêtes qu’eux »


Vidéo : News at Seven, des critiques de films lues par des machines habillées d’avatars.

Des programmes d’aide à la création… qui n’écrivent rien !

L’intelligence artificielle appliquée à la création d’histoire reste du domaine de la recherche pure. En revanche, on peut imaginer, à l’instar de l’expérience de Kasparov avec le jeu d’échecs, la possibilité d’utiliser le tandem homme/ordinateur pour créer quelque chose qui soit au dessus des capacités des deux.

On peut aider l’ordinateur à écrire – ou on peut s’aider de l’ordinateur pour écrire, comme on préfère ! C’est le rôle d’outils expérimentaux comme Wide Ruled. Parmi les créateurs de ce programme, on notera la présence de Michael Mateas, coauteur de Facade dont nous parlerons dans le prochain volet de ce dossier.

Wide Ruled est donc un outil d’aide à l’écriture, disponible en freeware qui se base sur un très vieux programme du genre, Universe, mis au point par Michael Lebowitz en 1984 (.pdf)

Un logiciel comme WideRuled « n’écrit » rien. Ce n’est pas un programme d’intelligence artificielle, mais bel et bien d’un système Lullien, un « art combinatoire ». On entre l’ensemble du texte dans la base de données (on peut donc le faire en français !), et le programme les assemble selon des règles qui ont été définies par l’auteur ou par le lecteur. Avec Wide Ruled, on peut recréer sans cesse le même roman policier, où le coupable sera à chaque fois un personnage différent. On peut aussi créer des histoires interactives, donc des jeux, mais la création d’histoires linéaires multiples semble bien être le point fort de Wide Ruled.

Au Medialab du MIT, on a aussi planché sur la génération automatique d’histoires en créant Storied Navigation, un programme qui peut choisir et assembler différentes séquences vidéo en fonction d’instructions scénaristiques de l’utilisateur : ce dernier écrit une phrase en langage naturel et à partir de ce synopsis, le système propose un « montage » des différentes sources disponibles.

Le Storytron de Chris Crawford ressemble à Wide Ruled, mais son ambition est plus grande encore. Chris Crawford, en voilà un vieux de la vieille : il a écrit son Art of computer game design en 1982, à peu près à l’époque des premiers Atari ! Pourtant, la réflexion de Crawford sur la nécessité de créer de nouvelles règles pour une histoire interactive est déjà à l’époque tout à fait formée. Il s’est depuis lancé dans sa quête du Graal : la conception d’un logiciel auteur adapté au nouveau mode de rédaction des histoires. Il a d’abord créé l’Erasmatron, qui depuis est devenu le Storytron. En gros, ce logiciel est un système de création de personnages et de situations interactives. Le Storytron a également une approche business intéressante : Crawford encourage les lecteurs utilisant son programme à publier leurs histoires sur son site. Mais si dans Wide Ruled l’interaction était une possibilité offerte au lecteur, elle se trouve au coeur du Storytron. Crawford est véritablement à la recherche d’un nouveau type d’art.

Au-delà des « machines à écrire », il faut donc maintenant parler des nouveaux auteurs, bien humains ceux-là, qui utilisent les nouvelles technologies pour rénover complètement le vieil art du conteur et proposer à leurs lecteurs des expériences littéraires d’un type nouveau.

Rémi Sussan

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