Industrie et nouveaux bricoleurs : faire ensemble ?

Y’a-t-il des relations, des connexions, entre les pratiques des très grandes entreprises et celles des makers ? Pour Marie-Noéline Viguié (@marienoeline) directrice de Nod-a (@nodatweet), un cabinet de design qui conçoit des dispositifs créatifs collectifs, et qui fait se rencontrer bidouilleurs et entreprises, les grandes entreprises expriment un intérêt réel pour la culture maker, pour « cet amour du faire ». Les makers, ces « bricoleurs artisans », se définissent souvent avant tout comme des ingénieurs, des inventeurs, des constructeurs. Leur communauté se soude autour de leur amour pour le faire, le concret… C’est cette révolution du faire qui impressionne les industriels, les professionnels, cette façon qu’ont ces amateurs à réinjecter du ludique, de l’esthétisme et de l’amateurisme (au sens où ils ne cherchent pas à construire quelque chose de parfait, tant s’en faut) dans leurs productions. Ce qui intéresse aussi les entreprises c’est le côté social et comportemental des makers, les valeurs qu’ils portent avec eux… Autant d’éléments que l’industrie aimerait parfois pouvoir insuffler à ses propres employés, semble dire en creux Marie-Noéline Viguié, sur la scène de Lift France où elle intervenait (voir sa présentation).


Présentation : La bricole de l’industrie par Marie-Noeline Viguié de Nod-a à Lift via La Fing.

Les initiatives pour faire un pont entre la grande industrie et les artisans bricoleurs existent. A Détroit, Ford a investit dans Techshop, ces laboratoires de fabrication privés qui essaiment à travers tous les Etats-Unis pour permettre aux gens de venir y construire leurs projets. Les résultats ne se sont pas fait attendre. On a constaté 30 % de hausse de dépôts de brevets chez Ford depuis le lancement de ce partenariat et surtout une plus grande acceptation d’idées plus en rupture de la part de la direction de l’entreprise… Pourquoi ? Parce que ceux qui reviennent du techshop, en reviennent avec du concret et plus seulement avec des idées. Sur le même principe, General Electric a lancé ses GE Garages pour proposer aux gens de fabriquer des choses d’une manière plus ludique et collaborative. Google a également lancé son garage… En France, aussi les Fab Lab essaiment en entreprise… Et les ateliers de créativité collective se démultiplient à l’image notamment de ceux auxquels participe ou coorganise Nod-a, comme les célèbres Museomix ou les Make-it Up Festival, qui a travaillé sur le concept d’obsolescence programmée… (voir notre dossier sur les dispositifs créatifs en questions).

« Pour travailler différemment, il faut changer radicalement »

Le problème est que ces initiatives demeurent souvent isolées et qu’elles ne changent pas toujours le quotidien des salariés comme des indépendants. « Pour travailler différemment, il faut changer radicalement », estime Marie-Noéline Viguié… Mais ce n’est pas simple. Le monde de l’entreprise est rempli de consultants, de spécialistes dans l’accompagnement aux changements, mais on voit bien plus de consultants que de changements…

« Le brainstorming ne suffit pas, il faut passer au makestorming », assène la designer qui assure que le prototype, la maquette, soulèvent bien plus l’adhésion qu’une idée affichée sur un PowerPoint.

Et pourtant, même cela ne suffit pas toujours. Récemment, avec Leroy Merlin, plutôt que de faire une étude de marché pour trouver de nouveaux produits, Nod-a a organisé un atelier où de jeunes designers et des employés ont imaginé des prototypes un peu délirants, comme un rouleau à peinture permettant d’imprimer des messages personnalisés… Même chose avec la GameMob organisée avec la Française de Jeux (vidéo promotionnelle). Dans ces moments de créativité, beaucoup d’idées s’expriment alors, mais souvent, pour l’entreprise, il demeure difficile d’en faire quelque chose ensuite. En 2009, EDF avait lancé un grand atelier sur l’internet des objets qui avait donné lieu au formidable projet HomeSense (qu’Alexandra Deschamps-Sonsino était venue raconter à Lift France 2011)… Mais ce projet, aussi stimulant qu’il ait été, n’a abouti à rien d’autre. « Le process de l’industrie épuise les gens et les projets », constate désabusée Marie-Noéline Viguié. Les séances de créativité s’organisent autour de l’objet, mais pas autour de toute la chaîne que celui-ci devra franchir pour exister réellement.

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Image : Marie-Noéline Viguié sur la scène de Lift France, photographiée par la Fing.

Certes, les industries ouvrent des lieux, des makers spaces… Certes, on a besoin d’espaces, mais encore faut-il qu’ils soient bien pensés, encore faut-il qu’on puisse s’y frotter à d’autres cultures, à d’autres que soi… Mais si la rencontre ne se fait pas ou mal entre industrie et makers ce n’est pas qu’une question de lieux… C’est aussi parce qu’on a tendance à séparer l’homme qui fait de celui qui travaille. Or, travailler ensemble demande souvent de casser les rapports d’autorité… ce que l’entreprise a bien du mal à faire.

L’autre chose est de comprendre les motivations qui donnent au mouvement maker son énergie. Et cette motivation, c’est l’intérêt général. La plupart des gens ne pensent pas que les ingénieurs qui travaillent dans l’industrie sont poussés par l’intérêt général, et c’est peut-être cela qui manque à l’industrie : le partage, la culture du partage.

Les makers partagent et les réseaux sociaux sont devenus leurs espaces de production… Et là, même en interne, l’industrie a encore beaucoup à apprendre, estime la consultante. Le manager ne doit plus contrôler et diriger, mais doit animer. L’industrie n’innovera pas si elle continue à manager les hommes de la même manière. Les makers, ces bricoleurs du quotidien, nous montrent comment résister à l’absurdité du quotidien… Ils nous montrent ce que nous devons tous faire ! Créer des « zones de joie » dans le travail pour être mieux à même de faire notre psychanalyse collective de notre rapport au travail.

Maîtriser l’innovation est-ce innover ?

Et effectivement, le travail est un univers beaucoup moins amusant que celui décrit par Marie-Noéline Viguié, nous rappelle Alain Fontaine, responsable de la cellule innovation d’Airbus industrie qui lui succède sur la scène de Lift.

Et Alain Fontaine de rappeler d’emblée la lourdeur des processus de l’industrie aéronautique, qui semblent peut compatibles avec la créativité débridée et alerte de Nod-a. Dans l’aéronautique, les cycles de conception sont longs. Il faut 4 à 5 ans pour concevoir la prochaine génération d’avions et des investissements de 10 à 15 milliards d’euros. La chape de plomb industrielle retombe sur l’audience… « Comment être innovant pour proposer le meilleur avion du monde en le faisant de manière solide et robuste ? » interroge Alain Fontaine, en rappelant la complexité des organisations industrielles et en se moquant des procédés créatifs, comme si quiconque pouvait avoir envie de monter dans un avion en carton open source fait par des geeks. Soyons un peu sérieux, semble dire l’industriel… oubliant peut-être un peu vite les arguments de la présentation précédente en voulant y répondre.

« Le problème dans l’industrie, ce ne sont pas les idées, il y en a trop. Le problème est de détecter les bonnes idées, celles qui s’intègrent à une vision, celles qui vont pouvoir fédérer les gens dans l’entreprise. »

Pour innover, estime Alain Fontaine, il faut d’abord créer un environnement dynamique, positif. Créer un mode de travail où les gens soient biens, notamment les plus jeunes, concède l’industriel, qui en creux, raconte la difficulté de l’industrie traditionnelle à séduire les meilleurs ingénieurs, qui sont tous bien plus attirés par les nouvelles industries que les anciennes…

Chez Airbus, il y a une structure qui regarde comment innover. En association avec le Massachusetts Institute of Technology ou le CEA, elle réalise un travail d’identification des sujets technologiques structurants dans le but d’acquérir les savoirs nécessaires à produire demain le meilleur avion qui soit. Pour réintroduire des dynamiques d’innovation, Airbus utilise de nombreuses méthodes. A la fois des méthodes pour organiser la cohérence de l’organisation, comme la méthode C-K de l’Ecole des mines et des méthodes de développement rapides, comme les sprints utilisés dans le développement logiciel ou les Quick Win. Des méthodes agiles qui ont pour fonction par exemple de développer des prototypes fonctionnels en 100 jours en permettant à de petites équipes de travailler sur de nouveaux concepts, avec des partenaires et des équipes dédiées…

Pour stimuler ses salariés, Airbus a aussi besoin « d’incarnations », c’est-à-dire de leur faire rencontrer des personnes, des leaders, des gourous qui représentent et incarnent la modernité. Cela passe par des cycles de conférence où l’on fait venir des gens inspirants et des exhibitions où l’on montre et touche la modernité… en faisant venir des prototypes et des nouveaux objets en développement, comme les Google Glass. Une évolution vers la personnification de l’innovation qui questionne également la manière dont les laboratoires demain devront peut-être s’organiser autour de personnalités pour obtenir moyens, brevets, investisseurs…

Enfin, l’innovation s’incarne également dans des lieux. Et Alain Fontaine d’évoquer rapidement le « protospace », un hangar de 400 m2 qui se veut l’équivalent d’un Fab Lab, et qui sert à réaliser de nouveaux équipements, à valider des concepts, à expérimenter… Un espace qui n’est certes pas très ouvert, sécurité oblige, mais qui a des relations avec Artilect, le Fab Lab de Toulouse et avec des espaces similaires dans d’autres grandes entreprises pour créer un réseau de bonnes pratiques…

Reste qu’à entendre Alain Fontaine, on avait plutôt l’impression d’entendre un discours de récupération de l’innovation, comme si en l’encadrant suffisamment, on pouvait donner l’impression d’en faire, d’être au goût du jour. Pas sûr que ce discours-là trompe grand monde…

Hubert Guillaud

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