Humanités et sciences cognitives (4/4) : Fiction interactive et collaborative

Si les théories sur l’écriture numérique se multiplient, si les outils sont maintenant disponibles, qu’en est-il de la pratique ? Qu’est-ce qu’écrire aujourd’hui ?

Qu’il s’agisse d’un jeu vidéo ou d’une fiction interactive, il existe aujourd’hui une nouvelle forme de littérature qui utilise l’informatique comme médium pour élaborer des histoires et des personnages crédibles. Le but des nouveaux écrivains n’est pas de faire passer le test de Turing à leurs créations, ou de réfléchir sur la logique des comportements, mais de fournir au lecteur une narration crédible et opérationnellement engageante.

Fiction interactive

La fiction interactive accompagne l’informatique personnelle depuis ses débuts. Malgré la sophistication technique des jeux vidéo d’aujourd’hui, le genre continue d’attirer de nouveaux adeptes. Selon Chris Crawford, dont nous parlions dans le volet précédent de ce dossier, ce sont les jeux vidéos qui sont morts, qui ne témoignent plus d’aucunes créativité, tandis que l’histoire interactive a encore de beaux jours devant elle.

La fiction interactive ne consiste pas uniquement à écrire des « aventures dont vous êtes le héros » comme on peut le croire trop rapidement. Les modes d’interactivité sont bien plus variés.

Pour François Coulon (prix de la Scam en 2002 pour sa fiction interactive Pause), et plus récemment auteur du Réprobateur : « On peut voir dans la littérature interactive l’arrivée d’un relief, qu’on pourrait comparer à la polyphonie : il ne s’agit pas seulement d’écrire plusieurs lignes mélodiques, mais aussi les relations qu’elles entretiennent, littéralement la façon dont elles s’accordent. Il y a cette dimension supplémentaire, qui joue sur les associations, les variations. Cette esthétique de la relation n’a d’ailleurs rien de spécialement conceptuel, en tout cas pas davantage que l’orthodoxie du linéaire. Je la vois même comme plus instinctive, plus incarnée… entre mes premiers travaux et Le Réprobateur, il y a une évolution consciente du rôle du spectateur, qui a d’abord été de modifier le cours d’une histoire et qui maintenant est davantage une exploration des points de vue, des relations visuelles ou thématiques entre les scènes. »

Si la fiction interactive est fille du roman, Façade, le jeu expérimental d’Andrew Stern et Michael Mateas, se rapprocherait plutôt du théâtre. Dans Façade, le joueur, invité à une soirée chez un couple d’amis, Grace et Trip, se retrouve plongé au beau milieu d’un Qui a peur de Virginia Woolf ? interactif, obligé d’assister en direct à la dégradation d’un mariage et se retrouvant participant malgré lui à la scène de ménage (qui n’a pas vécu au moins une fois ce genre de situation pénible ?).

J’ai joué plusieurs fois à Façade. L’histoire marche. Elle peut suivre différents scénarios, et il est arrivé fréquemment que mon intervention fasse dévier la conversation vers de nouvelles directions (mes demandes réitérées de Martini ont eu le don d’énerver prodigieusement Grace). Comme tous les chatterbots, les personnages de l’histoire ne réagissent pas de manière systématiquement cohérente aux interventions du joueur. Mais n’est-ce pas le cas de tout couple en train de se déchirer ? Enfermés dans leur relation, ils ne tiennent pas compte des interventions extérieures, sauf, si, pour une raison ou une autre elles alimentent leur argumentation et leur plainte. C’est toute la malice de Façade : ce qui pourrait apparaitre comme une limitation technique lors d’une discussion « normale » avec un chatterbot, tend à épaissir encore la situation dramatique et accroitre, au lieu de diminuer, la crédibilité du scénario.

Ecrire à deux, à 100, à 1000…

Symptomatique du Web 2.0, l’écriture collaborative n’est pas non plus un phénomène nouveau, loin de là. Les surréalistes s’amusaient déjà avec le « cadavre exquis », dans lequel chacun des participants devait écrire un morceau de phrase caché aux autres constituant au final un texte des plus délirants.

Cette forme d’écriture se distancie de l’écriture interactive plus traditionnelle. Pour François Coulon, son travail « relève clairement d’une école de l’écrit, de l’édition, alors que, sans jugement de valeur, on pourrait placer des œuvres génératives ou en réseau davantage dans une tradition orale. »

S’il est une forme d’écriture collaborative qui met en scène des milliers d’auteurs, c’est bien celle du jeu de rôle massivement multijoueurs (MMORPG), qui doit organiser la créativité de milliers de participants gérant chacun leur personnage. De plus, l’auteur (le scénariste) partage sa création avec une large équipe. Ainsi, lorsque j’ai demandé à David Calvo (qui cumule les métiers d’écrivain « classique », publié, et celui d’auteur pour Dofus) s’il était le seul « auteur » du jeu, il a préféré me répondre « disons que je suis le seul à écrire des mots ».

Un tel type d’écriture collective peut tendre à favoriser certains éléments narratifs. Pour Matt Daniels, principal auteur pour Warhammer Online, il n’est pas étonnant que la guerre soit un moteur d’action fréquent dans les mondes en ligne. C’est un bon moyen de mobiliser simultanément des milliers de joueurs, mais également de les plonger dans un contexte : un ennemi déjà là, une progression facile des personnages du simple « troufion » combattant des adversaires assez simples au héros se heurtant à l’élite des ennemis. Enfin, la guerre fournit un contexte généralisé à tout un semble d’activités pour le joueur : combattre, mais aussi assurer le ravitaillement, fabriquer des armes, etc.

Mais le plus gros problème du MMO, explique-t-il, demeure qu’en réalité l’auteur n’écrit pas pour une collectivité, mais pour chaque joueur séparément. Il n’écrit pas pour un jeu « multijoueurs », pour des milliers de jeux « en solo ».

Écriture collaborative et Fanfics

Aujourd’hui, l’écriture collaborative s’exprime par une multitude de phénomènes, comme celui des « Fanfics » (pour Fan Fiction, c’est-à-dire une fiction écrite par un fan à partir de l’univers ou de personnages issus d’une oeuvre qu’il apprécie) qui déferle sur le net. Là encore, rien de neuf. De nombreux auteurs se sont attaqués à réécrire Lewis Carroll, Sherlock Holmes, etc. La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore est un exemple d’un travail mettant en scène la plupart des grands personnages de la littérature du XIXe siècle : Alan Quatermain, Dracula, Robur le conquérant ou Dr Jekill/ Mr Hyde…

Dans les années 30, par exemple, tout un groupe d’auteurs a utilisé comme base de leur travail le Mythe de Cthulhu élaboré par HP Lovecraft. On peut voir dans ce mythe la première tentative d’écriture collaborative à grande échelle.

La seule différence avec les Fans Fictions étant qu’à l’époque les « fans » étaient eux-mêmes des écrivains devant passer sous les fourches caudines d’un éditeur : du reste, la plupart des « fans » du mythe de Cthulhu sont eux-mêmes devenus des écrivains réputés. Aujourd’hui, les Fanfics se développent anarchiquement, sans contrainte éditoriale, de manière démocratique.

Le moins qu’on puise dire, c’est que ces oeuvres amateurs, qui reprennent les personnages et les univers d’auteurs plus connus, ne font pas l’unanimité. Certains romanciers, comme l’auteur de Fantasy Robin Hobb, avouent les détester purement et simplement. D’autres ont plus de sympathie pour le phénomène. Jonathan Lethem (oui, le même qui a écrit le neuroroman Les orphelins de Brooklyn) a ainsi été le premier écrivain à encourager les fans à le « slasher ». Cette expression propre au monde des Fanfics désigne des productions ou deux personnages (ou auteurs) masculins entretiennent une relation, disons très intense, qui bien sûr ne figure pas dans les oeuvres originales. Jonatham Lethem s’avouait très curieux de savoir avec quel partenaire les fans allaient l’apparier…

Mais comment gérer le chaos du Fanfic pour obtenir un nouveau type d’oeuvre littéraire ? C’est l’entreprise à laquelle se sont attaquée une équipe intégrant notamment deux très fameux auteurs de science-fiction Greg Bear et Neal Stephenson avec Mongoliad. Greg Bear est un des représentants les plus connus de la « hard science », cette forme de SF se basant avec rigueur sur les données scientifiques. Plus échevelé, Neal Stephenson est un touche-à-tout qui s’est frotté au roman historique (la trilogie baroque, Cryptonomicon) comme au « cyberpunk » : de fait, Stephenson est l’inventeur du concept de metavers, les univers virtuels à la Second Life. On ne s’étonnera pas de le voir à l’initiative de cette tentative « cyber ». En effet nous explique un article de la revue Io9, Stephenson, passionné d’escrime et lui même adepte de ce sport de combat, s’était rendu compte que les scènes de combat de ses romans « d’époque » auraient probablement gagné en réalisme s’il avait pu bénéficier de la participation de spécialistes du domaine.

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Image : Mongoliad, le prochain titre de Neal Stephenson et Greg Bear.

Comment fonctionnera Mongoliad ? Tout d’abord, ce sera pas vraiment un livre, mais une application pour mobile :« Lorsque vous lirez un chapitre du livre, vous aurez la possibilité d’ouvrir une discussion interactive pour y rédiger une note ou entamer une conversation », nous explique-t-on. « Vous pouvez ajouter des éléments au contexte historique dans la « pedia » (l’encyclopédie collaborative intégrée). Et vous pouvez noter tous les éléments du livre, évaluer toute page sur une échelle contenant cinq étoiles ».

Encore plus intéressante est la façon dont l’organisation globale sera gérée.

« Nous utilisons le concept de « canonicité », explique le programmeur en chef de Mongoliad, Jeremy Bornstein. Si nous aimons une intervention, nous la « taguons » comme faisant partie du « canon »… ainsi certaines personnes pourront nous aider à élaborer le canon, et nous resterons les arbitres ultimes ».

Voilà qui redonne une nouvelle définition à l’auteur, en cette ère d' »intelligence collective ». Il est celui qui organise les univers de littérature, donne le point de départ, mais intègre ensuite les collaborations des uns des autres, le talent ne se limitant plus au fait de savoir écrire, mais également de choisir les meilleures contributions.

Retour aux sources.

Ce qui frappe dans ces tentatives d’écriture collaborative ou interactive, ce n’est pas tant l’extrême modernité du discours que le souci de bon nombre des acteurs du domaine de se situer dans une tradition immémoriale, et même de revenir aux sources de la littérature. Michel Mateas, coauteur de Facade, par exemple, s’inspire pour ce faire de bon nombres des éléments de La poétique d’Aristote. Comme on vient de le voir, François Coulon associe directement les oeuvres « génératives » à la tradition orale… Quant à Chris Crawford, le premier nom de son logiciel pour raconter des histoires « Storytron », « Erasmatron » l’indique bien. C’est chez les érudits de la Renaissance qu’il prend exemple.

Lorsque je l’ai interrogé, David Calvo a été plus loin. Un grand écueil serait de croire que le jeu pourrait se modéliser sur les formes occidentales classiques de la narration : le roman, le film. Pour écrire pour le jeu, il faut revenir aux racines : à la poésie antique !

A l’instar de l’aède grec, ce barde de la Grèce antique, me dit-il, « l’auteur de jeu doit sans cesse broder autour d’un canevas de « mythes spécifiques », et écrire d’une manière qui permette l’infinité des variations. Notre fonction en ligne est de tisser ces narrations dans un meta canevas, avec des bases solides, inébranlables, comme dans la Bible, utilisant le déluge, la révélation, etc., des grands instants sacrés entre lesquelles se tissent le sens ». On retrouve, ici encore, la notion de canonicité, terme d’ailleurs souvent utilisé en théologie à propos de la constitution des textes sacrés.

Finalement, c’est peut-être bien à un retour aux sources qu’on assiste. Les chercheurs en psychologie évolutionniste travaillent à retrouver les sources de la créativité littéraire dans nos origines préhistoriques, alors que les adeptes du neuroroman cherchent à associer littérature et états du cerveau, postulant ainsi un « au-delà de la culture » et un retour à la réalité non historique du corps, les créateurs de jeux et de littérature interactive se réfèrent constamment aux Grecs et aux traditions orales. « Plus ça change, plus c’est la même chose », dit le proverbe, et c’est peut-être bien le cas des « Humanités », de la littérature. Quels que soient les progrès technologiques accomplis, les auteurs cherchent toujours à revivre l’expérience originelle du conteur d’histoire, aux racines de la civilisation.

Rémi Sussan

Le dossier « Humanités et sciences cognitives »

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0 commentaires

  1. Juste merci pour ce dossier complet sur les humanités et les sciences cognitives. C’est vraiment un gros travail, très bien documenté, très bien écrit, je lis et je relis.
    Merci.

    Guillaume

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