Un écosytème d’innovation singulier : les Shan Zhai

Quel est le lien entre un téléphone porte-cigarettes, un téléphone qui dispose d’un système sonore “7.1”, une montre qui permet de téléphoner, un téléphone doté d’une lampe UV pour détecter les faux billets, un téléphone avec un zoom optique démontable, un téléphone en forme de « petite voiture majorette » ou un Iphone avec une batterie changeable facilement mais qui s’appellerait Hi-Phon ? Tous ces téléphones ont été créés et développés en Chine, près de Shen Zhen, dans le delta de la rivière des Perles à un endroit où s’est développé un écosystème de la contrefaçon appelé Shan Zhai.

Le succès de l’écosystème de la contrefaçon chinoise

Originellement le terme Shan Zhai était utilisé pour définir un bastion de bandits hors du contrôle des gouvernements locaux. Ce terme désigne aujourd’hui les faux, les contrefaçons ou copies de produits occidentaux fabriqués localement : que ce soit des copies de téléphones mobiles, de produits électroniques, de médicaments, de CD ou DVD, de produits de consommation… qui inondent le marché chinois.

A la fin des années 2000, le terme a été au centre d’intenses débats entre les acteurs économiques et politiques occidentaux et leurs homologues Chinois, à une époque où le combat contre l’écosystème de la contrefaçon portait sur des questions de piratage, de respect des droits d’auteur et des brevets, mais également sur les normes des objets produits. Si cet écosystème local a, dans un premier temps, commercialisé des copies bas de gamme, il a très vite évolué dans la légalité en bousculant en quelques années, les très grands industriels locaux tout en s’appuyant sur des modèles d’innovation très spécifiques.

Certains succès industriels foudroyants intéressent de nombreux chercheurs et spécialistes de l’innovation. C’est le cas de la firme Shan Zhai Tianyu qui a commencé en produisant des copies de téléphones et d’accessoires à la mode (des produits peu chers, uniquement destinés au marché chinois) puis a dépassé en deux ans le constructeur d’ordinateur chinois Lenovo sur son propre terrain, en Chine (qui est pourtant devenu l’un des premiers producteurs d’ordinateurs au monde), puis a dépassé les grands acteurs de la téléphonie mobile chinoise et envisage désormais s’attaquer aujourd’hui aux marchés mondiaux, comme le rapporte China Daily. C’est également le cas de BYD producteur local de batteries électriques bas de gamme copiées sur Toyota qui est devenu un des leaders mondiaux en production de batteries électriques pour voiture et un des leaders nationaux des constructeurs automobiles.

copyright
Image : une belle interprétation du Copyright par les Shan Zhai : « le copyright, c’est le droit de copier ». Déniché par la sociologue Tricia Wang, via son compte Flickr.

En quelques années, l’industrie de la contrefaçon chinoise est donc devenue l’un des moteurs de l’industrialisation chinoise (voire mondiale), tout en faisant évoluer sa production et sa fabrication vers des produits, pas nécessairement plus originaux, mais plus recommandables.

Comment expliquer le succès des Shan Zhai Chinois ?

Plusieurs pistes expliquent ces succès industriels. Tout d’abord, ces start-ups chinoises ne s’embarrassent pas dans un premier temps d’une coûteuse R&D : les produits occidentaux sont copiés par rétro-ingénierie puis produits avec des composants moins chers sans respecter ni normes ni régulations pour en réaliser des copies à bas coûts, à destination d’un marché chinois, qui n’a longtemps guère intéressé les entreprises occidentales. Mais au-delà de simples copies, les Shan Zhai sont passés maîtres dans ce que le chercheur de l’université australienne de Brisbane, Michael Keane, responsable du groupe sur les transformations créatives en Asie appelle le “deuxième niveau d’innovation” (.pdf) fondé sur l’innovation incrémentale. Ce deuxième niveau d’innovation est bien connu des innovateurs de l’internet, car il consiste à créer un nouveau service en s’appuyant sur des services existants. L’un des exemples traditionnels que l’on donne dans le domaine de l’internet, c’est celui de l’application composite (ou Mashup), comme celle de HousingMaps qui a créé un service en associant les annonces immobilières de Craiglist à une carte Google. De nombreux services de l’internet associent ainsi des services pour en créer de nouveau.

Les Shan Zhai s’appuient eux aussi sur des mashups de technologies pour répondre à des besoins locaux. Le téléphone mobile croisé avec un dispositif de lumière UV pour détecter les faux billets a rencontré un franc succès sur les marchés locaux chinois. La connaissance du terrain et de la culture locale a également été un élément déterminant dans la réussite du Shan Zhai : comme c’est le cas d’eHi Car Rental, seul grand service de location de véhicules Chinois rentable face aux géants mondiaux et occidentaux Hertz et Avis. Hertz et Avis, malgré leur expérience, leur capacité financière et industrielle ont appliqué en Chine le modèle américain de location de véhicule en self-service sans se préoccuper des spécificités locales. Alors qu’eHi Car Rental a d’abord copié le modèle de services des deux géants, puis par innovation incrémentale a développé un service de location de véhicules avec chauffeurs bien plus adapté aux conditions économiques et de circulations chinoises. Dans les nombreux bouchons, les loueurs pouvaient ainsi continuer à travailler tout en se déplaçant.

Les Shan Zhai s’appuient sur un écosystème d’innovation unique : celui des capacités de production chinoise, celles de ses 30 000 entreprises et des communautés locales de Shen Zhen collaborant à la chaine de valeur. Lyn Jeffrey de l’Institut pour le Futur a décrit les règles d’innovation que suivent les Shan Zhai – car il y en a !

  • Ne rien concevoir ex nihilo : s’appuyer sur ce que les autres ont déjà fait.
  • Innover dans les processus de production pour gagner en productivité et réaliser des économies de coût à petite échelle.
  • Partager le plus d’informations pour que l’écosystème puisse ajouter de la valeur à votre processus. Jeffrey indique que les possibles économies de rentes dues à des brevets ne sont pas prises en compte par les Shan Zhai : l’objectif étant de réaliser des profits le plus vite possible.
  • Ne pas produire sans avoir d’acheteurs.
  • Respecter la chaine d’approvisionnement, ce que Jeffrey nomme la “règle d’argent de Confucius” consistant à ne “ne pas faire aux autres ce que tu ne ferais pas à toi même”.

Andrew “bunnie” Huang parle également du concept des “Open BOM” (Bills Of Materials) c’est-à-dire, dans le domaine de la logistique, la liste des matériaux utilisés, les plans et designs ainsi que les améliorations qui sont partagés entre les différents Shan Zhai par le bouche à oreille (et via l’internet). Ceux des Shan Zhai qui tricheraient et ne partageraient pas sont rapidement ostracisés par le reste de la communauté.

Bien sûr, toutes les Shan Zhai ne sont pas des réussites et leurs durées de vie sont parfois très brèves. Néanmoins, certaines se sont muées en grandes entreprises nationales, voire internationales, tout en laissant de côté le piratage et la copie, qui leur ont permis de démarrer.

Edward Tse dans un article pour Strategy Business intitulé Knockoffs Come of Age (que l’on pourrait traduire par “L’âge des imitations”) résume les trois points qui font les succès des Shan Zhai :

  • 1. Ils capturent de nouveaux marchés en développant une analyse très profonde des besoins locaux et en cherchant à toucher des marchés peu prospectés (peu solvables par exemple) par d’autres grandes entreprises et industriels.
  • 2. Par la copie, ils développent des produits en prototypage rapide par essai/erreur et expérimentation. Si une idée ne fonctionne pas elle est abandonnée, si elle fonctionne elle est développée de manière incrémentale avec des produits nouveaux ajoutant des services.
  • 3. Les Shan Zhai n’attendent pas qu’un marché arrive à saturation avant d’investir vers d’autres marchés.

La conception rapide et le prototypage rapide au coeur de la flexibilité industrielle chinoise… voire mondiale

En fait, le cœur du succès des Shan Zhai vient d’une adaptation et d’une expérimentation permanentes – tout en s’émancipant des règles bien établies et en challengeant les grands acteurs. Comme l’explique Edward Tse et Michael Keane, ces formes industrielles ont dans leurs gènes un rapport très fort au prototypage rapide, à la conception agile, qui sont également des caractéristiques fortes du mouvement DIY (Do-it-Yourself) qui caractérise les nouvelles formes de production qui nous intéressent.

A bien y regarder donc, les Shan Zhai ne sont pas de simples producteurs de produits contrefaits (même si cette contrefaçon est le coeur de leur métier d’origine), ils ont développé un vrai esprit d’innovation avec des possibilités d’évolution vers des entreprises répondant aux normes mondiales.

Lorsque l’on se rend dans des Fab Labs, TechShops ou Hackerspaces, ces nouveaux espaces de fabrication, on remarque que nombres de projets s’appuient sur ce second niveau d’innovation. Ils croisent des techniques et processus existants, détournent des innovations, pour en tirer le meilleur. Les innovateurs dans ces lieux partagent leurs recherches, échangent et s’entraident. Ils échangent des plans, copient et améliorent les idées partagées via le réseau. Ils pratiquent l’innovation incrémentale au niveau de la planète, avec une philosophie de partage, sur le fond complètement éloigné de celle de la contrefaçon des industries du Delta des trois rivières, mais qui, dans les faits, consiste à copier et améliorer les innovations des autres. Est-ce à dire que quand les industries de Shan Zhai rencontreront l’Open Source, elles deviendront les premières industries de l’innovation distribuée ? La question est ouverte.

Fabien Eychenne

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Un aspect de la stratégie commerciale des shan zhan que vous laissez de côté est le développement par montée en gamme. Vous parlez par exemple de ce fabricant de batteries bas de gamme qui devient leader du marché de la batterie de voiture. Il faut expliquer comment cela se passe : alors que le modèle traditionnel (européen et occidental) prétend qu’il est très difficile de fabriquer et commercialiser un produit moyen ou haut de gamme quand on a commencé dans le bas de gamme, et qu’il faut donc toujours positionner son premier produit le plus haut possible, pour éventuellement lancer des gammes bis ou populaires (toute l’industrie de la mode est basée sur ce modèle), là, c’est le contraire. La copie de produits existants à bas de gamme permet dd’acquérir le savoir-faire par retro-engeneering comme vous l’avez dit, mais aussi l’expérience industrielle, le réseau commercial, d’accumuler du capital propre, puis on monte en gamme. L’image de marque qui marche, c’est celle du petit qui apprend et fait de son mieux. Ce modèle a été inventé par les Japonais dans les années 50-60 : Yamaha, Kawai, dans une certaine mesure Toyota eux-mêmes. La condition pour que ça marche : dès la première phase, le produit (copie bas de gamme) est tout de même de la meilleure qualité possible. Alors que la politique de marque de l’industrie occidentale va vers une dégradation tendancielle de la qualité, ici la qualité est le soutien essentiel de la croissance du marché. Culture de satisfaction client contre culture de la propriété industrielle.

  2. En lisant cet (excellent) article, très pédagogique je me posais une question : Les « Shan Zhai » ne sont ils pas l’application du modèle de vol d’oie sauvage d’Akamatsu ?

    Bien à vous 😉

  3. Sauf erreur, on retrouve aussi dans cette stratégie d’innovation industrielle plusieurs valeurs et principes qui fondent les méthodes de projet dites « agiles » (elles-mêmes fondées sur le lean management) :
    – respect d’autrui
    – expérimentation et amélioration par itérations
    – recherche permanente de la satisfaction client
    – réalisation d’un produit qui fonctionne et qui répond vraiment à de « vrais » besoins
    – apprentissage permanent et amélioration continue
    – appui sur des compétences diverses et partage de connaissances
    – humilité et pragmatisme