Retour à la « vallée de l’étrange »

La « vallée de l’étrange », ce mystérieux phénomène qui décrit l’inquiétude que nous éprouvons à la vue de robots à l’apparence trop humaine, est un vieux sujet de discussion et de polémique dans le milieu de la robotique, et aussi, dans une certaine mesure, dans celui de l’animation graphique (car on peut constater la même impression face à des personnages de jeux vidéo trop réalistes). Pourtant, le mécanisme psychologique de son déclenchement reste encore mystérieux.

Dans une publication récente, le New Scientist effectue un panorama des différentes études sur le sujet. L’idée générale est que cette vallée de l’étrange est bien plus complexe que nous le pensons.

Au cœur de l’article se trouve Karl MacDorman, qui le premier popularisa ce concept en Occident. « L’inventeur » de la vallée de l’étrange, pour sa part, est un roboticien japonais, Masahiro Mori, dont les réflexions sur le sujet datent de 1970. Mais l’article de Mori, rédigé en japonais, n’arriva qu’il y a seulement 8 ans sur le bureau de MacDorman, qui travaillait alors sur les robots humanoïdes à l’université d’Osaka. MacDorman traduisit le papier et inventa l’équivalent anglais (Uncanny Valley) de l’expression japonaise.

Depuis MacDorman s’interroge. Qu’est-ce qui cause notre inquiétude ? La thèse de Mori est que lorsque ses caractéristiques physiques se rapprochent trop de la réalité, une créature artificielle donne l’impression d’être un cadavre qui bouge – autrement dit, un zombie.

la vallée de l'étrange définit par Mori
Image : la vallée de l’étrange définit par Mori.

MacDorman en a déduit que le robot humanoïde fonctionnerait comme un rappel de notre propre mort. Il a testé son hypothèse (.pdf) en se basant sur une théorie déjà bien établie et confirmée par une multitude d’expériences, celle de la « gestion de la terreur ». Selon celle-ci, notre peur de la mort est telle que nous cherchons à éviter les pensées morbides ou à les rationaliser, mais parfois, un rappel discret instille cette terreur au niveau inconscient : notre réaction est alors de nous réfugier dans nos certitudes les plus basiques, notamment nos croyances religieuses. La vision d’un androïde pourrait donc constituer une telle « stimulation inconsciente » de nos peurs. MacDorman a donc interrogé deux groupes d’étudiants, en montrant au premier la photographie d’une jeune femme, et au second celle d’un mannequin réaliste mais beaucoup plus inquiétant. Il soumit ensuite aux deux groupes un questionnaire portant sur leur conception de la vie en général. Il s’avéra que les sujets qui avaient contemplé l’image de la jeune femme « artificielle » donnaient des réponses plus « traditionalistes », plus « réactionnaires ». Mais précise le New Scientist, MacDorman était conscient des limites méthodologiques de sa recherche. Et de remarquer « une pierre tombale nous rappelle aussi la mort, par exemple, et ne provoque pas les mêmes effets ». Depuis, des travaux plus récents ont reposé sur d’autres théories.

Certaines des hypothèses sont assez bizarres. Par exemple, des chercheurs ont émis l’idée qu’un androïde trop ressemblant paraitrait malade : en l’approchant nous aurions inconsciemment peur de contracter son mal.

Le New Scientist explique ensuite qu’une série d’expériences impliquant le recours à l’imagerie cérébrale par IRM a apporté une nouvelle lumière sur le sujet.

Les neurones miroirs et le rôle de l’empathie

La première a été menée par Thierry Cheminade à l’Institut de recherche de Télécommunications avancées de Kyoto. Les scientifiques ont présenté des personnages générés par ordinateur ressemblant plus ou moins à des humains, à des sujets examinés par IRM. Il s’avéra que lorsqu’une figure presque humaine apparaissait, une zone particulière du cerveau s’activait : celle qui gère la fameuse « théorie de l’esprit », nous permettant de comprendre à quoi pense autrui.

En 2011, une seconde expérience réalisée à San Diego par Ayse Saygin a confirmé ce qu’a trouvé l’équipe de Cheminade. Le test consistait cette fois-ci de montrer des vidéos présentant un robot, un humain ou un robot humanoïde en train de marcher. Alors que l’activité cérébrale n’était guère remarquable dans les deux premiers cas, elle s’est emballée lorsque l’androïde se déplaçait. Autrement dit, la « vallée de l’étrange » mettrait en scène les fameux neurones miroirs dont on parle tant. Lorsque vous regardez quelqu’un effectuer une action, certains neurones de votre cortex moteur se mettent subitement à s’activer. Cette découverte constitua, en son temps, un coup de tonnerre, parce que les neurones du cortex moteur sont censés gérer nos mouvements (d’où le nom : cortex moteur !) pas nos perceptions. Les neurones miroirs, comme on l’a compris par la suite ne se contentent pas de s’activer lorsque nous voyons exécuter un mouvement par autrui. Ils nous permettent aussi de repérer les intentions de notre interlocuteur. Autrement dit, les neurones miroirs seraient à la base de l’empathie. Il faut toutefois rappeler que si, pour certains, la découverte des neurones miroirs est aussi importante en neuroscience que celle de la relativité en physique, d’autres estiment qu’ils sont surtout l’objet d’une hype exagérée.

Pour Saygin les androïdes compliqueraient le travail du cerveau face à une entité qui s’avère à la fois capable d’activer ses « neurones miroirs » tout en se révélant différente par bien des points de nos partenaires humains. Bref, il affronterait une dissonance cognitive.


Image : la réaction de notre cerveau à la présentation de robots plus ou moins inquiétant et d’humains.

Se basant sur ces hypothèses, MacDorman est reparti dans sa quête, se demandant cette fois quel type d’empathie est affecté par le phénomène de la vallée de l’étrange. En effet, détaille le New Scientist, il existe trois types d’empathie : moteur, cognitive, émotionnelle. La première, celle qui a permis de découvrir les neurones miroirs, est la plus simple : c’est le fait de reconnaître que le sujet observé effectue un mouvement et d’interpréter ses gestes. La seconde se rapproche plus de la théorie de l’esprit : il s’agit de comprendre les motivations d’autrui et les raisons de ses actions. Enfin, l’empathie émotionnelle correspond à ce que la conscience populaire associe généralement à ce mot : la capacité de ressentir l’émotion d’autrui. La nouvelle théorie de MacDorman est que la « vallée de l’étrange » se produit lorsque nous éprouvons certains types d’empathie, mais pas d’autres. Pour tester son hypothèse, le chercheur a donc présenté des vidéos à des sujets montrant des êtres humains réels, des robots ou des personnages animés affrontant des situations plus ou moins dangereuses. Plus les personnages se trouvaient proches de « la vallée de l’étrange », selon MacDorman, plus il était difficile pour les sujets de déterminer leur état émotionnel. Autrement dit, l’empathie émotionnelle manquerait…

Un raisonnement circulaire ?

Que penser de tout cela ? Il faudrait bien sûr se pencher longuement sur les études en question, mais l’impression générale reste quand même que ces raisonnements à base d’IRM sont un peu circulaires. On y apprend finalement que nous avons des difficultés à éprouver de l’empathie pour des personnages envers qui nous avons des difficultés à éprouver de l’empathie ! Un autre point gênant est l’apparent oubli du fait que la vallée de l’étrange est… une vallée, autrement dit qu’elle est comprise entre deux versants. La question n’est pas seulement de savoir pourquoi nous avons du mal à ressentir de la sympathie pour des créatures trop humanoïdes ; mais aussi pourquoi cette sympathie se manifeste lorsque nous avons affaire à des entités éloignées de tout réalisme, pour disparaître ensuite brusquement. Pourquoi ressent-on de l’empathie émotionnelle pour, par exemple, un Mickey, un Aibo et même un Roomba ? Logiquement nous devrions concevoir envers eux les mêmes réticences qu’envers un robot humanoïde.

Les conclusions de l’article du New Scientist sont un peu bizarres par bien des côtés : on y apprend ainsi que le phénomène de vallée de l’étrange se produirait lorsque nous voyons quelque chose qui nous ressemble, mais qui ne ne dispose pas de « moi », et donc que :

« Même si nous trouvons un moyen de fabriquer des créatures artificielles qui possèdent des caractéristiques identiques à celles des humains, elles provoqueront un malaise. Cette possibilité a déjà été explorée en science-fiction : voyez comment les personnages humains ont réagi aux Cylons dans Battlestar Galactica, dit Christoph Bartneck roboticien de l’Université de Cantorbéry en Nouvelle-Zélande. « Vous avez ces robots indiscernables des gens. C’est ce qui est si effrayant. Ils ne sont pas comme nous. Mais ils nous ressemblent ». »

Cette conclusion très gênante m’a plongé dans la confusion. Tout d’abord, si, quelque soit la ressemblance entre les humains et les robots, ceux-ci sont incapables de traverser la vallée de l’étrange, cela montre, une fois encore qu’on a pas affaire à une vallée. La courbe de Mori est censée « remonter » une fois un certain nombre de caractéristiques humanoïdes atteintes. Sa théorie est peut-être fausse, mais alors il faut le dire plus explicitement. Ensuite, l’exemple de Galactica est particulièrement mal choisi. Si les « Cylons » sont inquiétants, c’est en fait parce qu’absolument rien ne les distingue des hommes (d’ailleurs, au risque de révéler un secret bien gardé, les Cylons sont joués par des acteurs humains !). Du reste, certains d’entre eux ignorent même qu’ils sont des robots. Les Cylons font remonter le vieux fond de paranoïa conspirationiste enfoui en chacun de nous, mais précisément, cela n’a aucun rapport avec la sensation de malaise immédiat provoqué par un robot « trop » humanoïde.

En bref, on a l’impression que ces nouvelles études nous confirment l’existence de la vallée de l’étrange, mais au final, ne l’expliquent pas…

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. La vallée de l’étrange … La peur du vide ?

    En lisant cet article, je n’ai pu m’empêcher de penser au sentiment d’angoisse profonde que provoquait certains « êtres » présents dans certains vieux films « d’horreur » des années 50 ; je veux parler des fameuses (au sens d’orignal) têtes coupées continuant à vivre sur la table d’expérimentation de leur bourreau monstrueux, alimentées ou pas par je ne sais quelles substance remplaçant le reste de leur corps. Cette vision déclenchaient et déclenche encore chez moi un malaise profond, une angoisse, mais pas une terreur. J’aurais tendance à assimiler ce rapport à celui des « robots trop humains » présenté ici, mais avec le point de vue suivant: ces « têtes vivantes » portent en elles leur propre contradiction; elles sont diminuées de ce qui les identifient à un être (le corps), mais expriment complètement cet être par l’esprit humain qui reste vivant « par la tête ». Il ne s’agit donc pas, comme les « zombis » ou « montres » d’êtres dégradés ou déformés, qui dégagent une certaine morbidité, mais d’êtres « performants dans leur humanité » toutefois moins « possibles » que leurs cousins zombies parce que conceptuellement contradictoires. C’est cette contradiction qui les rapprochent selon moi des « robots trop humains », constituant avec eux un groupe à distinguer de nos classiques êtres de terreur…Entre la peur de la mort (après la vie) et celle de la non-vie (avant la vie) … la peur du vide ?